Alerte pour 800 millions d'hommes sous-alimentés

Plusieurs dizaines de chefs d'Etat et de gouvernement se réunissent à Rome, sous l'égide de la FAO, pour un Sommet mondial de l'alimentation destiné à relancer les efforts de lutte contre la faim et qui devrait voir s'ouvrir un débat à propos des politiques et des échanges agricoles.

L'engagement pris en 1996 de réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d'ici à 2015 se solde, pour l'heure, par un échec : ce chiffre n'a baissé que de 6 millions par an, loin de l'objectif de 22 millions annoncé, et de nouvelles crises continuent de surgir. Les États se rendent compte que résoudre le problème de la faim suppose de renforcer l'agriculture des pays du sud, où les petits paysans pauvres sont les premières victimes d'un schéma économique grippé. Les subventions agricoles dans les pays développés, accusées de peser sur les économies pauvres, et la libéralisation des échanges sont au centre de la manifestation des ONG qui devait se tenir, samedi 8 juin à Rome, avant l'ouverture, lundi, du deuxième Sommet mondial de l'alimentation, sous l'égide de la FAO.

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AVOIR FAIM, c'est quoi ? Se coucher tous les soirs ou presque le ventre creux, parce qu'il n'y avait pas assez de bouillie de millet ou de sorgho pour toute la famille, et se réveiller le matin en se demandant comment on va trouver à manger. Ou, dit autrement, ne pas disposer d'une ration alimentaire suffisante pour couvrir les besoins énergétiques de base, qui sont de l'ordre de 2 400 kilocalories par jour et par personne. « Il ne faut pas cesser de le répéter, dit Marcel Mazoyer, professeur à l'Institut national agronomique (INA) : huit cents millions d'humains ont faim presque tous les jours, et deux milliards d'autres souffrent de carences alimentaires. » C'est parce que cette réalité oubliée n'évolue pas rapidement qu'un sommet mondial de l'alimentation se tient à Rome à partir du lundi 10 juin, sous l'égide de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), tandis qu'une manifestation devait réunir, samedi 8 juin, dans la capitale italienne, les mouvements de paysans et les ONG qui organisent en parallèle un Forum pour la souveraineté alimentaire.

Selon les chiffres de la FAO, on compte environ 800 millions de personnes sous-alimentées dans les pays en développement, 27 millions dans les pays d'Europe de l'Est et en Russie, et 11 millions dans les pays développés. En 1996, lors du premier sommet mondial sur l'alimentation, l'engagement avait été pris de « réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d'ici à 2015 au plus tard ». L'échec est patent : on estime que ce nombre ne diminue que de 6 millions par an, ce qui reporte à 2035 l'espoir de le voir réduit de moitié. Et des crises aiguës surviennent continuellement, comme aujourd'hui en Angola, en Afghanistan ou au Soudan.

Mais la question de la faim recouvre un débat plus large sur l'agriculture et la libéralisation des échanges agricoles. « Ce qui émerge, dit Marcel Mazoyer, c'est que ceux qui ont faim sont, pour les trois quarts, des petits paysans extrêmement pauvres. » Résoudre le problème de la faim, c'est donc renforcer l'agriculture des pays du Sud. « Les Etats se rendent aussi compte, dit un expert de la FAO, que le fait que des familles paysannes assurent leur alimentation évite de devoir mettre en place des filets de sécurité et des systèmes de retraite. Par exemple, la Chine est très inquiète pour ses 200 millions de ruraux très pauvres, qui pourraient déstabiliser la société s'ils quittaient la terre. » Avec la signature des accords de Marrakech, en 1994, la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la conférence de Doha, en novembre 2001, la politique mise en oeuvre vise à l'abaissement des barrières douanières : selon la théorie libérale qui l'inspire, cela devrait permettre aux agricultures des pays du Sud de se développer, tirées par les marchés des pays du Nord. Mais ce schéma fonctionne mal : d'une part, les prix internationaux fixés par les agriculteurs les plus productifs - et très subventionnés - d'Amérique du Nord ou d'Europe s'imposent aux petits paysans du Sud, peu productifs, qui ne peuvent donc dégager de profit leur permettant de progresser ; et, d'autre part, les Etats développés n'appliquent pas eux-mêmes ce qu'ils prônent : l'augmentation massive des subventions agricoles par les Etats-Unis a été ainsi ressentie comme une provocation.

« Aucun pays ne peut abandonner complètement ses agriculteurs », expliquait, mercredi 5 juin à Paris, Dan Glickman, ancien secrétaire à l'agriculture de Bill Clinton. Ce qui est valable pour les Etats-Unis l'est aussi pour les autres, pensent les organisateurs du Forum parallèle au Sommet de la FAO : « Il faut que la souveraineté alimentaire soit reconnue comme un droit des Etats, dit José Bové, qui manifeste à Rome, samedi. Nous contestons la notion même de prix mondial et voulons qu'il soit possible de protéger les agricultures du Sud du dumping des exportations. »

L'enjeu des discussions sera de voir si cette revendication se retrouve dans la déclaration finale du sommet. De nombreux chefs d'Etat ou de gouvernement sont attendus, dont l'Espagnol José Maria Aznar, qui représentera l'Union européenne en compagnie de Romano Prodi, président de la Commission de Bruxelles. La déclaration finale pourrait lancer une « alliance contre la faim ».

HERVE KEMPF ("Le Monde" lundi 10 juin 2002)



source "Libération " sept 02



source "Libération " sept 02

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