CBD de Los Angeles. (cliché Halary/Gamma)


La fortification de Los Angeles

Les lotissements luxueux qui se développent actuellement dans la grande banlieue de Los Angeles sont totalement protégés par des murs de sécurité, des entrées gardées, une police et des routes privées. Certains quartiers plus anciens, et dont la population est aisée, ont fermé des rues à l'aide de barrières très perfectionnées qui ne s'ouvrent que grâce à un code secret, délivré à chaque habitant du quartier. Un tel équipement a entrainé une augmentation de 20% des prix des logements ainsi protégés. Dans ce contexte de peur, le secteur du gardiennage et de la surveillance est en pleine expansion. Entre 1980 et 1990, le nombre de policiers privés est passé de 24 000 à 75 000, soit presque 1% de la population totale de l'agglomération! »

D'après M. Davis, Variation on a Theme Park, Noonday Press, 1992.


Los Angeles, ville du futur

Le seul tissu de la ville est celui des autoroutes, spectacle inouï de ces milliers de voitures circulant à une vitesse égale, dans les deux sens, ne revenant de nulle part, n'allant nulle part: immense acte collectif, rouler sans cesse, sans agressivité. Il n'y a pas de verticalité à Los Angeles, il n'y a pas de collecti-vité, pas de centre ni de monuments: un espace fantastique, une succession de toutes les fonctions éparses, puissance de la pure étendue celle qu'on retrouve dans les déserts.

D'après Jean Baudrillard,
Amérique,Grasset, 1986.



Edward Behr "Une Amérique qui fait peur" Plon 1995
(extraits des pages 222 à 230)


Beaucoup plus typiques de l'Amérique urbaine dans son ensemble sont les problèmes de Los Angeles, ville magique, où, de mémoire d'homme jusqu'à la fin des années 70, on n'imaginait pas que l'essor économique puisse un jour se ralentir. Aujourd'hui, c'est Los Angeles, plus que Detroit, qui serait le modèle, pour Guskind, d'un « Cauchemar urbain ». C'est aussi un lieu exemplaire. Tous les spécialistes, tous les sociologues le disent : ce qui se passe à Los Angeles aujourd'hui risque de devenir, demain, la norme dans le reste de l'Amérique.

l'abandon du centre-ville

Il suffit d'évoquer l'âge d'or du cinéma hollywoodien des années 30 et les livres de Scott Fitzgerald et de Nathanael West pour retrouver un Los Angeles mythique. La conclusion du roman satirique de West, The Day of the Locust, comporte une scène mémorable: dans Broadway, une des principales artères de Downtown Los Angeles, devant un des grands cinémas de la ville, des milliers de fans attendent l'arrivée des vedettes à l'occasion d'une première. L'immense foule, débordée, devient menaçante; des bagarres éclatent, des spectateurs perdent pied, des badauds meurent piétinés.
West, en imaginant cette tragédie dérisoire et parfaitement évitable, avait pour but de stigmatiser l'hystérie collective suscitée par le star system hollywoodien; mais aujourd'hui, nous en retenons surtout le fait qu'à cette époque, des centaines de milliers d'Angelinos fréquentaient Downtown LA, toutes ethnies confondues, alors qu'aujourd'hui, selon Robert Harris, titulaire de la chaire d'architecture à USC (University of Southern California) « rares sont les Angelinos qui savent même qu'il existe un centre-ville, un Downtown LA ».
Ceux qui le savent y vont peu, et pour cause : Broadway, comme Main Street et Hollywood Avenue, ses deux rues parallèles, fait aujourd'hui partie d'un ghetto mexicain (« Chicano ») à l'abandon. On y parle exclusivement espagnol. Les grands magasins- que fréquentaient les stars sont fermés depuis longtemps; les cinémas à mille cinq cents places où se déroulaient les premières sont ou fermés, ou détruits, ou devenus lieux de réunion de précheurs de sectes diverses (les rares cinémas qui survivent ne montrent que des films X espagnols). A quelques centaines de mètres de là se trouve San Pedro Street et son Skid Row avoisinant, et le centre de contrôle des pauvres (Poverty Containment' Center (1)) géré par l'archevêché autour duquel gravitent environ 20 000 sans-abri et inemployables de toutes sortes - drogués, alcooliques, malade mentaux ou simplement clochards avec leurs inévitable caddies de supermarché, soit une bonne proportion de 75 000 sans-abri recensés par le comté de Los Angeles. On se croirait dans quelque bas-fond d'une grande ville africaine en proie à une crise profonde, mais sans la moindre trace de cette gaieté, de cet amour de la vie, de cette volonté de surmonter les épreuves les plus dures qui caractérisent les taudis africains.
Bizarrement, à un kilomètre à peine de ce downtown dont les habitants n'ont, pour la plupart, aucun espoir d'en sortir, se dresse un vaste quartier d'affaires, neuf et pimpant, luxueusement aménagé, avec gratte-ciel dernier cri, restaurants, magasins et hôtels de luxe
. Cette rénovation d'une petite portion de Downtown LA, due largement à des capitaux japonais, est clairement visible du Skid Row: on pourrait y accéder, à pied, en quelques minutes à peine. Mais il s'agit de deux mondes à part, d'un phénomène dont Guskind s'est sans doute inspiré pour son article dans le National journal.

"quartier sécurisé"

Car l'accès à ce quartier d'affaires rénové est en fait difficile, tout au moins pour ceux qui n'ont aucune raison valable de s'y trouver : escaliers mécaniques et couloirs piétonniers extérieurs réservés, parkings à carte et immeubles sévèrement gardés protègent cette zone urbaine de l'invasion toute théorique d'habitants du Skid Row pourtant tout proche; les contraintes sont, bien sûr, pour la plupart invisibles, l'interdiction toute relative: taxis et voitures y ont libre accès, l'exclusion est indirecte, économique (le parking coûte relativement cher). Mais les architectes responsables de ce nouvel ensemble) la Financial City of Los Angeles dont l'importance financière est à peu près égale à celle de la Cité de Londres, reconnaissent que les questions de sécurité y ont été prioritaires.
Les techniques employées ont d'ailleurs fait leurs preuves: en avril 1992, au moment des émeutes provoquées par l'acquittement des policiers accusés d'avoir tabassé Rodney King, la Cité financière - malgré son aspect presque provocateur pour les habitants si proches du Skid Row, du Poverty Containment Center de la ville et de MacArthur Park (2) - n'a subi aucun dégât. Le déclenchement de divers systèmes de sécurité l'ayant transformé en forteresse inaccessible dès le début de l'émeute, les habitants de la zone de Los Angeles, contournant cette partie fortifiée de Downtown LA, ont déferlé dans les rues plus lointaines, dans les quartiers à population majoritairement coréenne ou de moyenne bourgeoisie, et ce sont ces quartiers-là, pillés et incendiés, qui ont le plus souffert.
Autre « centre » du « comté de Los Angeles » exceptionnellement protégé : le complexe commercial City-Walk, prolongement des studios Universal à l'autre bout de la ville, un ensemble de rues piétonnières (restaurants, magasins, cinémas) au slogan publicitaire particulièrement évocateur: « Urban Thrills Without The Ills » (littéralement, « Frissons urbains sans effets pernicieux »). Là encore, l'exclusion est indirecte mais efficace : parkings obligatoires et relativement chers (il n'y a pas de transports en commun et, pour y accéder à pied, il faut compter quinze minutes de marche le long d'un chemin en forte pente), gardes armés en évidence, installations clairement conçues pour une clientèle aisée, y compris les nombreux touristes attirés par Los Angeles mais peu enclins à s'aventurer dans la vraie ville.
Son inventeur, l'architecte John Jerde, dit l'avoir conçu en tant que vision platonique d'un Los Angeles idéal, laissant libre cours à son imagination pour ériger « la ville que Los Angeles n'a jamais eue ». Spécialiste en shopping malls dans le monde entier, responsable du premier concept (finalement refusé bien que de qualité supérieure) d'Euro-Disneyland, jerde a réalisé, avec CityWalk, un microcosme de Los Angeles, mais un microcosme totalement aseptisé, donc acceptable pour les touristes les plus craintifs.
C'est la notion de Disneyland, appliquée cette fois non à un ensemble de loisirs inspiré des créatures mythiques inventées par Disney, mais à la cité de Los Angeles elle-même. On y retrouve des évocations discrètes du vieux Los Angeles disparu, des rappels passés et présents de l'architecture « typique » de Santa Monica, de Venice, de Sunset Boulevard et même de Broadway, mais sans surprises, sans voitures, sans faune humaine, sans le moindre désordre (caractéristique de toute vraie ville) - bref, City-Walk est à Los Angeles ce que Disneyland est à l'Amérique réelle. Mike Davis, professeur de théorie urbaine à Son inventeur, l'architecte John Jerde, dit l'avoir conçu en tant que vision platonique d'un Los Angeles idéal, laissant libre cours à son imagination pour ériger « la ville que Los Angeles n'a jamais eue ». Spécialiste en shopping malls dans le monde entier, responsable du premier concept (finalement refusé bien que de qualité supérieure) d'Euro-Disneyland, jerde a réalisé, avec CityWalk, un microcosme de Los Angeles, mais un microcosme totalement aseptisé, donc acceptable pour les touristes les plus craintifs.
C'est la notion de Disneyland, appliquée cette fois non à un ensemble de loisirs inspiré des créatures mythiques inventées par Disney, mais à la cité de Los Angeles elle-même. On y retrouve des évocations discrètes du vieux Los Angeles disparu, des rappels passés et présents de l'architecture « typique » de Santa Monica, de Venice, de Sunset Boulevard et même de Broadway, mais sans surprises, sans voitures, sans faune humaine, sans le moindre désordre (caractéristique de toute vraie ville) - bref, City-Walk est à Los Angeles ce que Disneyland est à l'Amérique réelle. Mike Davis, professeur de théorie urbaine à la South California Institute of Architecture, note d'ailleurs avec ironie qu'« au début du siècle, là où se dresse aujourd'hui le parc de Disneyland, il y avait des orangeraies que les gens venaient contempler. Aujourd'hui, Disneyland nous donne une vision de ce paysage qui n'existe plus parce que détruit par Disneland qui s'y est substitué et y occupe maintenant ce même terrain ». L'analogie vaut pour CityWalk, copie conforme miniaturisée et aseptisée d'une ville idéale qui n'a jamais vraiment existé, sauf dans l'imagination de son créateur.
Les critiques reprochent à Jerde d'avoir délibérément exclu de CityWalk tout ce qui pourrait nuire au commerce - les pauvres, les clochards, tous ceux qui ne peuvent pas se permettre de faire leur shopping dans des boutiques luxueuses - bref, d'avoir exclu de cette « cité » factice tout ce qui fait le charme et l'imprévu d'une cité authentique - et c'est un fait qu'il se dégage de cette succession de magasins et de restaurants terriblement kitsch un relent de Dysneyland, mais aussi un côté "boutiques hors taxes" factice et ennuyeux.
(...)
CityWalk en fait, n'est qu'une des nombreuses manifestations d'un boom immobilier d'un genre analogue, mais beaucoup plus répandu: la construction de banlieues, voire de petites villes, entièrement murées et hermétiquement closes, véritables villes bunkers comprenant écoles privées, magasins mais aussi clubs sportifs, dentistes, médecins et même terrains de golf - le but, pour les acquéreurs de propriétés à l'intérieur de ces enceintes discrètement fortifiées, étant d'évoluer au sein d'un monde en parfaite sécurité. Alors que de tels ensembles étaientjadis relativement rares (Malibu Beach, La Brea Park) et destinés surtout à des milliardaires, ce phénomène se généralise aujourd'hui à travers l'ensemble des États-Unis.

A l'entrée de ces enclaves, qu'elles soient en Californie, dans les lointaines banlieues de Detroit ou dans le New jersey, aucune voiture étrangère ne peut pénétrer au-delà d'une barrière et d'un poste de garde sans que le visiteur décline son identité et le but de sa visite. Les étrangers ne pouvant fournir d'explications suffisantes se voient impitoyablement refoulés. Des patrouilles armées (également privées) assurent une sécurité interne constante.
On y voit les prémices d'un style de vie nouveau, d'où la cité proprement dite serait exclue, ou réduite à un lieu de passage, à des heures de bureau vécues à l'intérieur d'une enceinte spécialement aménagée (Renaissance Center à Detroit, Financial City à Los Angeles) - lieu qu'on quittera le plus rapidement possible en fin de journée pour retrouver son propre bunker dans un cadre rural, auprès de gens de son propre milieu. Les ressortissants privilégiés des bunkervilles et des zones urbaines fortifiées éviteront ainsi, la vie durant, tout contact étranger, tout côtoiement d'une foule par définition menaçante. Il n'y aura aucune surprise désagréable, aucun imprévu possible, et on se félicitera de son style de vie en lisant régulièrement, dans la presse, les comptes rendus des faits divers sanglants se déroulant ailleurs, dans les downtowns à l'abandon...
Mais le prix à payer est lourd, les inconvénients majeurs. Pour Mike Davis, adversaire acharné de ces bunkervilles, ces villes-Frankenstein où tout est subordonné au profit - la seule préoccupation de ses occupants étant de maintenir, par tous les moyens, la valeur immobilière de leurs investissements - sont des villes mortes, totalement stériles et artificielles.
Y vivre entraîne des conséquences psychologiques inattendues: la mentalité des résidents de ces bunkervilles se différencie très vite de celle des citadins. On peut la résumer ainsi: « Notre responsabilité s'arrête ici, derrière nos murs fortifiés. La cité et ses problèmes, c'est-à-dire les problèmes de l'ensemble de la société américaine, ne sont plus les nôtres. Nous ne sommes plus concernés. » La sécurité totale, mais en fin de compte factice, de ce genre d'existence (car le monde extérieur continue d'être, qu'on le veuille ou non) rendra les résidents des bunkervilles de moins en moins aptes à surmonter des crises de toutes sortes: il en résultera une perte de sang-froid, un sentiment de panique suscité par le moindre imprévu, et une peur obsessionnelle de l'étranger, considéré comme « colporteur de la violence ».
Tout cela conduit Charles Murray, socilologue très écouté et ancien conseiller (pour les questions sociales) successivement de Nixon, Reagan et Bush, donc peu suspect de gauchisme, à adresser une mise en garde sévère à ses compatriotes. L'Amérique, écrit-il dans "Losing Ground" (3) en choisissant ainsi de se fractionner en petits groupes sociaux entièrement cloisonnés, est en train de se balkaniser sans s'en rendre compte: «Nous sommes en train de nous transformer en une véritable société de castes, avec cloisonnement social rigide entre les riches et les autres... J'essaye d'imaginer ce qui se passera quand les 10 ou 20 % de la population auront suffisamment de revenus pour faire à leur tour ce que la minuscule fraction richissime du pays a toujours pu faire, c'est-à-dire ignorer les contraintes des institutions sociales qu'ils estiment leur être défavorables. Ceux qui se disent de gauche protestent depuis des années que les riches ont un pouvoir démesuré. je leur dis qu'ils n'ont encore rien vu. »
Sa conclusion : le jour viendra où « les villes seront perçues comme des endroits condamnés ou, au mieux, l'équivalent de ces réserves indiennes, vis-à-vis desquelles les nouvelles castes dirigeantes (demeurant dans des bunkervilles) déclineront toute responsabilité ».


1. Containment implique aussi la notion de refoulement
2. Lieu à haut risque et domaine privilégié des gangs, où la police ne
s'aventure que rarement.
3. Basic Books, New York 1984



les émeutes de Los Angeles en avril-mai 1992. (source. J.R. Pitte. Nathan T 1998.




une banlieue de Los Angeles.

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