L'Europe de demain se cherche un passé


Le Monde 23 Novembre 2002



À LA VEILLE de passer de quinze à vingt-cinq, l'Union européenne est prise de vertige. Jusqu'où repousser ses frontières ? Dans quel creuset se fondre, laïque ou chrétien ? Quel sort réserver à la Turquie d'Atatürk en voie de réislamisation ?

Les uns déclarent que l'Europe chrétienne doit rester chrétienne, comme si c'était là sa définition. Les autres que l'Union européenne est d'abord un projet, un projet sans frontières, comme si ce projet avait réussi. Faux dilemme. Ces interrogations témoignent surtout d'une crise d'identité que l'Union européenne peine à résoudre car elle a été portée sur les fonts baptismaux par des technocrates - on parlait alors d'« experts ». Des technocrates visionnaires, certes, mais dont la prudence et le pragmatisme l'ont privée de repères dans l'espace et le temps, c'est-à-dire d'une claire conscience d'elle-même. Aujourd'hui, ce passé sans racines déconcerte les Européens, qui attendent de l'Union des symboles et du sens, plutôt qu'on leur parle PAC, PESC ou BCE.

C'est délibérément que les pères fondateurs de l'Europe, Jean Monnet en tête, voulaient du passé faire table rase. Entre 1870 et 1945 trois guerres franco-allemandes, deux conflits mondiaux et un génocide avaient ravagé le Vieux Continent. Il fallait exorciser ce passé-là et tordre définitivement le cou à ses vieux démons. Mais les ruines encore fumantes de Coventry, Dresde ou Le Havre interdisaient aux pères fondateurs de construire par le haut l'Europe de leurs rêves : Constitution fédérale, Parlement et gouvernement européens. Aussi choisirent-ils la méthode des petits pas. L'Europe mettrait d'abord en commun son charbon, le « pain de l'industrie », puis son acier, puis son atome. On abaisserait alors les barrières douanières afin de créer un « marché commun », où les marchandises et les salariés circuleraient librement.

Le projet était ambitieux et il portait en lui une incontestable dynamique, comme la suite l'a montré. Mais il avait une faiblesse. Les pionniers de l'Europe avaient beau prendre l'opinion à témoin, celle-ci se tenait à l'écart. Le péché originel de l'Europe, dont elle n'est pas lavée, est d'avoir été conçue dans des bureaux. Et d'y prospérer. On ne bâtit pas une communauté de destin sur de telles fondations, pas plus qu'on ne tombe amoureux d'un taux de croissance ou de quotas laitiers.

La méthode Monnet, tenue longtemps pour un trait de génie, révèle aujourd'hui ses limites. Non seulement l'Europe des bureaux donne des arguments aux populistes : Umberto Bossi en Italie, Jörg Haider en Autriche, Pim Fortuyn aux Pays-Bas, Pia Kjaersgaard au Danemark, Jean-Marie Le Pen en France..., mais à l'heure où l'Union européenne s'interroge sur son identité, afin de mesurer l'« eurocompatibilité » de la Turquie, de la Roumanie, et même du Maroc, elle peine à se définir comme une entité politique. pari risqué

Les pionniers de l'Europe avaient vu le danger et tentèrent d'insuffler du sens à leur projet là où le vide menaçait. L'Europe des Six se choisit un héros, Charlemagne, qui incarnerait le mythe des origines. Et elle se dota de symboles, un hymne et un drapeau, dans lesquels les citoyens européens, espérait-elle, se reconnaîtraient.

Chaque année est ainsi décerné à Aix-la-Chapelle (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), où reposent les restes de l'empereur, un prix Charlemagne. Il récompense une personnalité dont l'oeuvre a contribué à l'unité de l'Europe. Charlemagne est aussi le nom d'un des bâtiments qui abrite, à Bruxelles, l'administration des Quinze. Mais la métamorphose du grand homme en héros tutélaire a échoué. Son héritage ne s'y prête pas. Trop disputé, trop discuté. Les Français en avaient fait un mythe, Victor Hugo le chantait, jusqu'à ce que, au milieu du XIXe siècle, les nationalistes allemands s'en emparent. Compromettant patronage, « Charlemagne » est le nom donné par les nazis à une division de SS français ralliés à leur cause. Au demeurant, le nom de Charlemagne ne parle pas à tous les Européens. Seulement à ceux qui vivent dans les frontières de l'ex-empire carolingien, grosso modo les frontières de l'Europe des Six.

A la différence des nations qui la composent, l'Europe des Quinze manque ainsi de figures de référence. Dans le berceau de celles-ci les attendaient déjà Romulus et Rémus, Enée, saint Louis et le Cid... Quant au drapeau et à l'hymne européens, L'Ode à la joie, imposés d'en haut, les Européens ne les ont pas adoptés. Car ces symboles n'ont pas été fécondés par l'histoire, contrairement à La Marseillaise ou à la cocarde tricolore, jaillies du bouillonnement de la Révolution française.

Ces ratés ne disqualifient pas le projet des pères fondateurs. Ils signifient seulement que la création ex nihilo d'une nation européenne était un pari risqué. Pour avoir trop longtemps cru à cette utopie, l'Union européenne ne sait plus aujourd'hui à quels saints se vouer, la candidature de la Turquie et les polémiques qu'elle suscite le prouvent. Le destin de l'Europe comme civilisation chrétienne serait-il en jeu ?

Le passé, là aussi, incite à la prudence. Au crépuscule de l'Empire romain, l'Europe n'était pas chrétienne, mais barbare. La religion du Christ est née en Galilée et s'est d'abord répandue en Asie mineure. De là, elle a touché l'Europe, plutôt timidement. C'est paradoxalement la conquête arabe et l'islam qui, en menaçant cette Europe en gestation, y ont consolidé la chrétienté. Tout cela pour dire qu'à l'image de sa culture judéo-christiano-gréco-latine, c'est sa capacité à brasser et à agréger des influences très diverses qui fait la force de l'Europe.

Pot au noir des Quinze, l'Europe dite « chrétienne » n'en continue pas moins de hanter les esprits. Ses défenseurs sont souvent les Européens les plus convaincus. A l'image de Valéry Giscard d'Estaing, fermement opposé à la candidature de la Turquie, ils rêvent de bâtir l'Europe de demain sur le modèle de l'Etat-nation en s'efforçant de la doter des mêmes attributs : une Constitution, un président, une défense et une politique étrangère communes. C'est le même rêve que les pères fondateurs, la même quête prométhéenne du destin que l'on force.

Pour d'autres, pas nécessairement moins philo-européens, l'avenir de l'Europe est post-national. Ils insistent sur l'échec de l'Europe-nation à se situer dans l'histoire et sur le peu d'empressement des Européens à répondre « oui » à ce « plébiscite de tous les jours » qui forge les destins communs. Cette lecture de l'avenir de l'Europe est peut-être pessimiste. Elle ne fait pas obstacle en tout cas à la candidature de pays aux cultures prétendument différentes.



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