Bangkok de notre correspondant en Asie du Sud-Est
"Je te salue, peuple du Timor-Oriental, pour le courage et la persévérance
dont tu as fait preuve."Devant des dizaines de milliers de gens,
quelques minutes avant minuit dimanche 19 mai, Kofi Annan a salué
en ces termes la proclamation de l'indépendance du dernier-né
de la société internationale. "Vive le Timor-Oriental !",
a conclu, brandissant le poing, le secrétaire général
de l'ONU, avant que Barbara Hendricks entonne O Freedomet alors que
la bannière bleu ciel des Nations unies était amenée.
Le drapeau noir, rouge et or frappé d'une étoile blanche,
a alors été hissé au son de l'hymne national. Le 192e
Etat indépendant de la planète et le premier du nouveau millénaire
était né.
"Aujourd'hui, vous êtes témoins des aspirations d'un
peuple tout entier pour la paix", a dit Xanana Gusmao, président
de la République démocratique du Timor-Oriental, héros
adulé de la résistance contre l'Indonésie. L'occupation
indonésienne avait été "une erreur historique
qui appartient désormais au passé", a-t-il ajouté.
Dans le pays le plus pauvre d'Asie, tout reste à faire à la
suite de plus de quatre siècles d'une colonisation portugaise qui
fut un mélange d'indifférence et de travaux forcés,
puis d'un quart de siècle d'une brutale occupation indonésienne.
PROTESTATAIRES MUETS
Le dirigeant timorais avait passé une partie de la soirée
en compagnie de la présidente indonésienne, Megawati Sukarnoputri,
qui, en dépit de son hostilité à l'indépendance
du Timor-Oriental et d'une levée de boucliers à Djakarta,
avait fait le voyage.
Xanana Gusmao l'avait accompagnée déposer des gerbes au cimetière
militaire indonésien où les avaient attendus une cinquantaine
de protestataires muets. L'occupation indonésienne, que l'ONU n'a
jamais validée, a fait quelque deux cent mille victimes, et les généraux
de Djakarta ont manifesté, pendant le week-end, leur hostilité
au nouvel Etat en déployant six navires de guerre, sous prétexte
d'assurer la sécurité de leur présidente et, peut-être,
pour en discréditer la présence. Cette flottille s'est retirée
à la demande de l'ONU et Megawati a été applaudie quand
elle a rejoint la tribune officielle.
Pour que tout le monde ait sa part, Xanana a prononcé son discours
en quatre langues : le portugais, langue officielle, l'anglais, le
tetun, lingua franca du territoire, et l'indonésien, compris
par les trois quarts des 750 000 Timorais de l'Est. A la tribune, Megawati
représentait un pays qui a étranglé le Timor-Oriental
mais avec lequel la cohabitation est vitale pour des raisons à la
fois politiques et commerciales.
LE FEU VERT DE M. KISSINGER
A ses côtés, John Howard, premier ministre australien, représentait
un autre voisin qui a joué un rôle déterminant pour
arrêter, en 1999, la mise à sac du territoire par les nervis
de l'armée indonésienne mais qui avait aussi été
le seul à reconnaître l'annexion par Djakarta, en 1976, du
Timor-Oriental.
On pourrait faire une remarque similaire à propos des Etats-Unis,
dont le président George Bush avait délégué
son prédécesseur Bill Clinton. Voilà trois ans,
l'ancien président américain a joué un rôle décisif
dans l'envoi d'une force multinationale de paix, mais c'est avec le feu
vert de Henry Kissinger que l'armée indonésienne avait, en
1975, occupé le Timor-Oriental.
Enfin, le président Jorge Sampaio et le premier ministre José
Manuel Durao Barroso étaient venus d'un Portugal qui s'est amendé :
s'il est aujourd'hui le deuxième donateur, derrière le Japon,
il s'était retiré la queue basse en 1975 en laissant derrière
lui 95 % d'analphabètes.
Mais l'heure était surtout à la fête. Une foule timoraise
a été ébahie par le premier feu d'artifice de son histoire,
cadeau offert par la Chine et la Thaïlande. Tambours et flûtes
ont accompagné les danses des ethnies venues des quatre coins d'un
territoire grand comme la Belgique. Kofi Annan a assuré que l'ONU,
après trente-deux mois de gestion du Timor-Oriental, n'abandonnerait
jamais ce petit peuple dans le dénuement. "Un peuple fier
et simple qui mérite la paix et la liberté", ainsi
que l'a résumé José Ramos Horta, Prix Nobel de la paix
et ministre des affaires étrangères du nouvel Etat.
Jean-Claude Pomonti
Dili de notre envoyé spécial
Dans son malheur, Marcelina a eu de la chance. En septembre 1999,
sa maison de Villaverde, quartier résidentiel de Dili, a été
entièrement pillée par des miliciens pro-indonésiens,
mais pas détruite. Quand elle est revenue, deux mois plus tard, au
Timor-Oriental, elle a pu meubler quatre pièces et les transformer
en chambres pour les louer à des employés de l'ONU. Mais trois
de ses locataires sont déjà partis et le quatrième
doit s'en aller peu après la proclamation de l'indépendance,
lundi 20 mai, ce qui la privera de l'essentiel de ses revenus. Comment
nourrir alors une demi-douzaine de bouches ?
Sarah Cliffe, chef de mission de la Banque mondiale, estime que "le
taux de croissance de 18 % réalisé en 2001 va retomber,
cette année, aux alentours de zéro" avec le repli
d'une bonne partie du contingent de l'ONU. Lieux de rendez-vous des étrangers,
les cafés, restaurants et hôtels de la capitale de l'ancien
territoire portugais vont péricliter. Les taxis vont perdre leur
meilleure clientèle et une sélection va s'opérer parmi
les entreprises et sociétés d'import-export étrangères.
"C'est surtout Dili qui va souffrir ; l'économie rurale
ne sera pas affectée", ajoute Sarah Cliffe, ce qui paraît
rassurant dans un pays de quelque 800 000 habitants dont les trois
quarts, au moins, vivent de la pêche et de l'agriculture.
QUART-MONDE
Si une étroite coopération entre l'ONU et une petite élite
timoraise a posé les fondations d'un Etat, Timor-Oriental appartient
encore au quart-monde avec sa moitié d'analphabètes, un revenu
quotidien par tête à peine supérieur à 1 euro,
ainsi que l'absence de manufactures et d'infrastructures. Un tiers des familles
vit sous le seuil de pauvreté. Le téléphone est quasi
inexistant. L'aéroport de Dili n'accueille que deux vols commerciaux
par jour, l'un le reliant à Darwin (Australie) et l'autre à
Denpasar (Bali). En dehors d'une production réduite d'un excellent
café, la seule ressource substantielle est l'exploitation à
venir, avec l'Australie, de gaz offshore qui pourrait rapporter à
Timor-Est quelque 200 millions d'euros par an à partir de 2006.
Entre-temps, Dili devra s'en remettre à une assistance internationale
que Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, appelle
de tous ses vux.
"D'un autre côté, dit José Ramos Horta,
responsable de la diplomatie timoraise, la paix civile demeure très
fragile, la société très traumatisée. Les blessures
sont toujours présentes et les guérir demandera de la patience".
Les populations ont beaucoup souffert, entre 1974 à 1999, sous une
occupation militaire indonésienne qui s'est terminée par la
mise à sac du territoire. La répression, les disettes et le
manque de soins auraient fait, en un quart de siècle, 200 000 victimes.
"L'absence de violences sous l'ONU, ajoute le prix Nobel de la
paix 1996, est surtout due à la capacité de mobilisation
des dirigeants".
En août 1999, la population avait fait preuve d'un grand courage
en votant massivement pour l'indépendance alors que l'armée
indonésienne et ses nervis locaux tenaient encore la place. Elle
l'a payé cher sur le moment, mais les scrutins pour l'élection
d'une Assemblée, deux années plus tard, et d'un président,
le 14 avril 2001, ont contribué à lui redonner confiance.
S'il ne se défait pas, l'équilibre politique actuel pourrait
permettre au Timor-Oriental d'éviter le piège du monolithisme.
Plébiscité lors de son élection à la présidence,
Xanana Gusmao, héros de la résistance, devrait imposer sa
tolérance et son pragmatisme. Déjà, son élection
a convaincu des milliers de gens, encore exilés dans la partie indonésienne
de l'île, de regagner leur pays.
"BESOINS ÉNORMES"
Le risque de voir émerger un système de parti unique est
fort limité, estime José Ramos Horta. "La société
civile ne le tolérerait pas ; l'Eglise catholique, qui dispose
d'un énorme pouvoir, ne l'acceptera jamais et la société
internationale nous retirerait son appui". Sur le plan international,
les dirigeants de la nouvelle République démocratique ont
compris qu'entretenir de bonnes relations avec leur puissant mais difficile
voisin indonésien est crucial, ce qui explique leur volonté
d'intégrer, le jour venu, l'Association des nations de l'Asie du
Sud-Est, dont Djakarta est l'un des pivots.
Pauvres et traumatisés, les Timorais-Orientaux sentent que leur indépendance
est lourde de défis même si, pendant le temps qu'il faudra,
des casques bleus continueront de surveiller les frontières terrestres
avec l'Indonésie et que de 200 à 300 experts étrangers
les aideront à gérer leurs affaires. "Il faut conserver
la vitesse acquise", dit Mari Alkatari, qui doit devenir le premier
chef de gouvernement de l'indépendance, après un long exil
au Mozambique et en Australie. "Les attentes sont élevées,
les inquiétudes et les besoins énormes", résume,
de son côté, Xanana Gusmao.
J.-C. P.