l'origine et les transformations de l'idée de "Nation"

extrait d'une interview de Pierre Milza, historien (L'express 16 août 2001)

Question : On sait qu'à la charnière du XIXe et du XXe siècle, les sentiments nationaux, les «nationalités», se sont pervertis dans les pays européens en nationalismes guerriers, qui ont conduit à la Première Guerre mondiale... Qu'est-ce qui a suscité une telle exacerbation ?
L'identité nationale, c'est une invention du XIXe siècle, héritée des Lumières et de la Révolution. Le terme de « nationalité » a d'ailleurs été utilisé pour la première fois par Mme de Staël en 1810. Jusque-là, nombre de peuples n'étaient pas constitués en Etats. Certains étaient englobés dans de grands ensembles ou partagés entre des Etats différents. On se rattachait à sa région, à sa ville ou à son roi. L'énorme bouleversement révolutionnaire à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle a concrétisé à la fois l'idée d'une souveraineté populaire - « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » - et celle d'une identité nationale, les deux étant étroitement liées : les peuples ne sont plus associés par la volonté d'un souverain, mais par leur propre volonté. On a remplacé la fidélité au roi par la fidélité à la nation.

Q. C'est-à-dire à une communauté.
Oui. L'identité nationale, c'est l'adhésion à une communauté de vie et de pensée. « La nation est un plébiscite de tous les jours », dit Ernest Renan. Telle est la conception que la France a répandue dans toute l'Europe, d'abord par la propagation des idées, ensuite par la force des armes. Mais en se faisant impérialiste et conquérant, ce nationalisme à la française a suscité un autre nationalisme qui en a pris le contre-pied, exaltant l'ethnie, la langue, voire la race, sacralisant les racines, idéalisant le passé dans le folklore et les mythes. Ce nationalisme ethnique s'est répandu là où la bourgeoisie n'était pas encore au pouvoir, en Europe centrale et méditerranéenne. Il va déboucher tout droit sur la guerre mondiale.

Q. Deux idéologies totalement opposées, en somme...
Attention, le sentiment national français n'était pas aussi intellectuel et noble qu'on le dit. Il était lui aussi lié au sang, et pas seulement à l'esprit. Un exemple: dans les premières semaines de la Première Guerre mondiale, l'armée allemande perpétra de nombreux viols collectifs. Un débat s'instaura alors en France pour savoir s'il fallait ou non laisser naître les enfants issus de ces abominations. Devait-on en faire de bons citoyens qui adhéreraient à cette belle idée de la nation française ? Eh bien, l'opinion majoritaire, ce sera la loi du sang: pas question d'avoir des bâtards de Prussiens ! Les choses ne sont donc pas si simples...

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