Lu dans la livraison du mois de juillet 2001: du "LE PATRIOTE
RESISTANT"
publication de la FNDIRP
En compagnie de Jorge Semprun, les Amis de la Fondation pour la Mémoire
de la Déportation (AFMD) ont débattu le 16 juin à la
Sorbonne de la transmission de la mémoire de la déportation
par le témoignage littéraire. Un thème qui correspond
au sujet du Concours national de la Résistance et de la Déportation
2001-2002 sur la production littéraire et artistique liée
à la déportation.
Le témoignage littéraire sur la déportation
:
un patrimoine inestimable
L'amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne était comble
ce 16 juin pour les deuxièmes " Entretiens " organisés
par l'AFMD sur la transmission de la mémoire. Ils furent animés
par François-René Cristiani, chef du service politique de
France Culture, fils d'un déporté résistant mort à
Neuengamme, et introduits par Dany Tétot, président de l'AFMD.
Catherine Breton, responsable administrative de l'association, présenta
ensuite une synthèse de l'itinéraire de Jorge Semprun, l'invité
des Amis, déporté à Buchenwald, écrivain et
scénariste et... " citoyen du monde ". Sa patrie,
ajouta-t-elle, le citant, " est le langage, un espace de communication
sociale, d'invention linguistique : une possibilité de représentation
de l'univers ". Votre patrie, conclut-elle, " nous est
indispensable pour poursuivre nos objectifs de pérennisation de la
mémoire de la déportation ".
Comment représenter l'univers concentrationnaire ? Dès leur
retour, beaucoup de rescapés des camps ont tenté de dire et
d'écrire ce qu'ils venaient de vivre, sans pour autant trouver dans
le public l'écho qu'ils étaient en droit d'espérer.
Pourtant, aux côtés des témoignages bruts, parurent
également dans l'immédiat après-guerre des écrits
aux qualités littéraires, philosophiques indéniables
mais qui ne bénéficièrent pas d'un accueil plus favorable.
Sans doute contenaient-ils eux aussi des " descriptions difficilement
recevables pour des êtres humains " normaux " ",
comme le nota dans son intervention Marie-Jo Chombart de Lauwe, présidente
de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. Rappelant
ces faits, elle cita quelques oeuvres et auteurs essentiels, qui seront
reconnus et réédités ultérieurement, tels L'Univers
concentrationnaire, de David Rousset, L'Espèce humaine
de Robert Anthelme, L'Homme et la Bête, de Louis Martin-Chauffier,
Lazare parmi nous de Jean Cayrol, La Dernière forteresse
de Pierre Daix (que l'auteur qualifia de roman mais où Mauthausen
était bien identifiable), Si c'est un homme, de Primo Levi,
Aucun de nous ne reviendra, de Charlotte Delbo, écrit dans
les six mois de son retour, et publié vingt ans après...
Des oeuvres qui constituent aujourd'hui un patrimoine inestimable pour la
mémoire collective de la déportation, patrimoine qui s'est
enrichi d'autres créations littéraires au fil des décennies.
Chaque témoignage de déporté est précieux par
les faits qu'il relate, par l'histoire personnelle, toujours différente
d'une autre, qu'il communique. Mais lorsque le souvenir est transfiguré
par l'art de l'écriture, par une pensée philosophique, il
est appelé à durer dans le temps. Il touchera de nouvelles
générations de lecteurs par la force et l'émotion transmises,
il rejoindra d'autres douleurs humaines, éveillera les consciences,
comme le souligna Françoise Nicoladzé. Auteur d'une thèse
de doctorat sur l'oeuvre de Jorge Semprun et vice-présidente de la
délégation territoriale des Amis de l'Hérault, elle
présenta une analyse de cette oeuvre écrite sur près
de 40 ans. " Si le texte dépasse une expérience individuelle
pour atteindre l'universel, dit-elle, le lecteur éloigné
de la déportation par le temps, l'espace et sa propre histoire, se
sentira pourtant concerné, venant irriguer à son tour l'imaginaire
collectif qui gardera trace de l'innommable... L'oeuvre de Jorge Semprun
répond, pour moi, aux critères d'une transmission sur la durée
: appel à l'émotion humaine et vigilance éthique s'y
expriment dans un langage élaboré, creuset de cultures européennes
".
Jorge Semprun publia Le Grand Voyage, son premier livre sur la déportation,
16 ans après sa libération de Buchenwald. " Dès
le début, précisa-t-il dans son intervention, j'ai
pensé qu'il fallait utiliser la fiction pour raconter la vérité
", un mélange de témoignage de fiction présent
dans Le Grand Voyage et jusqu'à son dernier livre Le Mort
qu'il faut. " David Rousset, dans Les Jours de notre mort,
poursuivit Semprun, avait déjà adopté la forme romanesque,
sur un fond très bien documenté... " Il y a bien
sûr des limites morales à respecter, prévint-il : quels
que soient le raccourci narratif et les personnages inventés, il
faut veiller à ne pas rapporter de détails erronés,
à en " rajouter dans l'horreur " permettant alors
aux négationnistes, dont c'est la méthode, de les exploiter.
Pour Jorge Semprun, il est indispensable que la fiction commence à
prendre le relais, puisque " nous arrivons à la fin du témoignage
direct. Il est normal que l'histoire se transforme en mémoire, il
en a toujours été ainsi à travers les âges. Les
historiens travaillent depuis longtemps sur cette période et la parole
est maintenant aux romanciers. "
Si certains regardent cette possible évolution avec inquiétude
- quelles dérives ne risque-t-elle pas d'engendrer ? - Jorge Semprun
affirme l'attendre avec impatience : " La fiction est le seul moyen
de garder cette mémoire vivante, charnelle ". Plus tard,
lorsqu'au cours du débat avec la salle, resurgit ce thème
de la fiction, Semprun donna pour exemple " la si sanglante guerre
de Trente Ans " en Allemagne (1618-1648) dont l'horreur ne toucherait
plus personne aujourd'hui si Brecht ne l'avait si magistralement évoquée
trois siècles plus tard dans Mère Courage, en tirant
un message universel... N'en sera-t-il pas de même pour Auschwitz,
pour Buchenwald ou Dachau ?
Pourtant, Jorge Semprun reviendra sur l'importance du témoignage
et du témoin pour dénoncer une école de pensée
née en Italie, qui tend actuellement à dénier aux rescapés
toute autorité à parler de la déportation et même
à jeter la suspicion sur leurs dires - l'origine en étant
selon lui une mauvaise interprétation de la phrase bien connue de
Primo Levi dans Les Naufragés et les Rescapés, selon
laquelle les seuls vrais témoins sont ceux qui sont morts dans les
camps. De là, remarqua Jorge Semprun, cette tendance à vouloir
que les survivants affichent une certaine honte pour avoir eu la chance
de revenir...
D'autres thèmes furent encore abordés lors du débat
qui suivit les interventions. Ainsi, à une question sur le rôle
des communistes à Buchenwald, Jorge Semprun répondit par un
hommage à leur action et en particulier à celle de Marcel
Paul, ce qui lui valut les applaudissements de l'amphithéâtre.
Pour saisir toute la richesse de ces "Entretiens", il faudra attendre
l'automne et la parution des actes de la rencontre. Mais on peut toujours
se procurer les actes des premiers " Entretiens " des Amis en
1999 sur la transmission de la mémoire, ainsi que la brochure reproduisant
les interventions du colloque organisé pour les jeunes sur le thème
du concours scolaire en janvier 2000, sur le système concentrationnaire
nazi.
Peut-on admettre ce mélange entre l'art et le souvenir? Jorge Semprun,
lui-même ancien déporté, estime que rien de l'expérience
des camps nazis ou staliniens n'est indicible: loin d'être abusive,
la littérature peut être, si l'on ne triche pas, un soutien
essentiel de la mémoire. Il parle des processus de mémoire
et de reconstruction qui ont commandé son écriture. Claude
Lanzmann, pris à partie par Semprun ("certains font de l'Holocauste
un tabou"), lui répond en précisant l'esprit qui a guidé
la fabrication de Shoah: "regarder en face l'horreur".
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Jorge Semprun : L'écriture ravive la mémoire
Les camps - de déportation ou d'extermination - hantent non seulement
la mémoire mais l'imagination des écrivains et des cinéastes.
Au cinéma, après La Liste de Schindler de Steven
Spielberg, on a pu voir une comédie, La vie est belle,
qui traite les camps sur le mode de la fable. Faire de la déportation,
et surtout de la Shoah, un thème et un exercice littéraire,
n'est-ce pas en effacer l'horreur et en réduire la spécificité?
Jorge Semprun a été déporté à Buchenwald,
du début de 1944 à la libération du camp en avril 1945,
et son premier récit, Le Grand Voyage, mêlait aux
souvenirs des personnages imaginaires.
[Rien des camps n'est indicible] ["Le gars de Semur"] [L'art
et les camps] [L'écriture ou la vie] [Nazisme et communisme
sous l'angle des camps] [Déportés et prolétaires,
exploités, SDF et victimes en général : l'amalgame
impossible]
Le Monde des Débats: Peut-on faire de la littérature et
de la fiction avec les camps, avec l'Holocauste ?
Jorge Semprun: La question va se poser de plus en plus, parce qu'avec
le temps, il y aura de moins en moins de témoignages directs possibles.
Même les jeunes Juifs déportés à l'âge
de 10 ou 15 ans vont bientôt disparaître. Nous arrivons à
la fin de l'époque de la mémoire. Et si l'on continue à
écrire sur les camps, sur la déportation, ce sera de plus
en plus sous forme de fiction. C'est normal et c'est logique. Les historiens
en feront la critique en comparant aux témoignages, aux documents.
Ce sera comme les fictions sur la guerre de Trente ans ou comme L'Iliade
ou L'Odyssée sur la guerre de Troie. Il y a même des
chances que cela devienne une sorte de petit "genre" littéraire.
William Styron, dans Le Choix de Sophie, a déjà fait
un usage littéraire de la déportation. Il a pris là
un risque énorme. Je n'ai pas supporté, physiquement, la reconstitution
qu'il fait de la vie du camp. Non que le roman fût mauvais, bête
ou méchant. Mais il voulait être réaliste, car a
priori, on n'imagine pas faire autrement. Le film qu'on en a tiré
passait mieux, parce que, contrairement à ce que l'on croit, l'image
est moins forte que l'écrit.
En revanche le mélange de témoignage et de fiction ne me pose
pas de problème. J'ai moi-même inventé des personnages
dans mes livres, comme le gars de Semur ou Hans Freiberg dans Le Grand
Voyage. Mais ils réunissent des personnages, des traits ou des
propos réels. Cette invention répond à un besoin de
vraisemblance et de fluidité du récit. Elle permet d'aller
vite, alors que suivre la réalité deviendrait répétitif
et inintéressant. Il y a - ce n'est pas spécifique aux camps,
cela se retrouve chaque fois que l'on s'appuie sur une réalité
historique -, une question de vraisemblance, une façon de "créer"
de la vérité. Qu'ils parlent d'Auschwitz ou du Goulag, les
grands livres sur les camps sont ceux qui ont été élaborés.
On a besoin d'artifice pour que le vrai soit crédible, compréhensible.
Primo Levi parle de la nécessité de "filtrer" la
mémoire. D'autres diraient de l'organiser littérairement.
Par exemple, l'épisode de Si c'est un homme où Primo
Levi raconte comment il essaie de se souvenir d'un passage de La Divine
Comédie de Dante ("le chant d'Ulysse") pour le répéter
à un jeune camarade français est certainement exact: bien
d'autres ont cherché à retrouver un poème par les mêmes
mécanismes. Mais leur mise en forme par Primo Levi - la façon
dont cela commence, dont cela se poursuit, le temps qu'il fait, le ciel
-, est un tour de force littéraire. D'autres n'auraient pas su.
Ce qui m'a décidé à écrire Le Grand Voyage,
je l'ai évoqué plusieurs fois, c'est le cas de ce communiste
espagnol propriétaire de l'appartement clandestin qui, sous le franquisme,
abritait les cadres du Parti lorsqu'ils devaient séjourner à
Madrid. Le soir, quand je dînais avec lui et sa femme, il me racontait
son expérience à Mauthausen - un des camps les plus durs,
même si ce n'était pas un camp d'extermination, en tout cas
d'extermination industrielle. Mais il le racontait si mal que je pensais:
"À l'écouter, qui pourrait comprendre ce qu'a été
la vie des camps?" C'est à partir de là que j'ai commencé
à écrire Le Grand Voyage, que je n'avais pas réussi
à écrire auparavant, alors que Primo Levi ou Robert Antelme,
l'auteur de L'Espèce humaine, avaient écrit tout de
suite, pour se libérer.
Certains font de l'Holocauste un tabou. On en trouve une formulation extrême,
fondamentaliste, chez Claude Lanzmann. Il est allé jusqu'à
dire que si l'on trouvait un document sur les chambres à gaz, il
faudrait le détruire. C'est aberrant, parce que les "révisionnistes"
ont précisément axé leur campagne sur cette question.
Les chambres à gaz ont été détruites et aucun
survivant n'est là pour en parler. Leur réalité ne
fait pas de doute: on possède d'une part des documents techniques
et d'autre part des témoignages d'"alentour", ceux des
hommes des Sonderkommandos qui ont conduit les victimes jusqu'à la
porte ou ont ramassé les cadavres. Mais c'est le seul massacre de
l'histoire dont il n'y ait pas au sens strict de survivants et de témoins.
Cela explique l'interdit qui pèse sur lui, de nature en partie religieuse,
proche de l'interdiction de la représentation dans la religion juive.
Je crois qu'il faut refuser tout a priori. Sur la liberté d'expression,
il faut faire preuve à la fois d'une extrême délicatesse
et d'une extrême brutalité. C'est souvent insupportable, mais
personne, aucun tribunal, ne peut dire à l'avance que ceci ou cela
peut ou ne peut pas être écrit ou filmé. Il ne peut
y avoir d'interdit.
Mais il y a une limite. Il ne faut jamais inventer, rajouter un crime pour
mieux rendre compte de la terreur. Même les témoignages peuvent
céder à la tentation de l'exagération homérique.
Ainsi un déporté de Buchenwald a écrit avoir assisté
à la pendaison de 45 Russes. Or, son numéro matricule l'attestait,
il a connu la même période que moi. À cette époque,
après Stalingrad, même le plus fou des SS n'aurait jamais fait
pendre 45 Russes à la fois. On peut sans doute confirmer l'erreur
par des documents, mais elle est évidente, parce que si les SS avaient
fait cela, les 3000 Russes présents dans le camp se seraient jetés
à mains nues sur eux. Ces Russes étaient de jeunes barbares,
pas du tout l'"homme nouveau" du communisme, mais c'étaient
les plus courageux.
C'est la seule limite que je me sois fixée d'avance, inconsciemment,
puis explicitement. Parce qu'il ne faut pas donner prise aux négationnistes,
qui utilisent les erreurs des témoins pour détruire tous les
témoignages, démolir un écrivain ou un témoin
qui les gêne. Avant d'écrire Le Grand Voyage, j'avais
peu lu sur les camps, mais j'avais lu certains écrits révisionnistes,
et j'ai continué plus tard, à mesure qu'ils paraissaient.
J'ai un contentieux direct, personnel avec Rassinier, parce qu'il se trouvait
à Buchenwald à la même époque que moi. Je peux
démontrer que cet homme qui critique les témoignages est un
faux témoin du début à la fin sur Buchenwald. J'ai
certes inventé des personnages, mais jamais on ne pourra me dire:
"Vous avez inventé Buchenwald, comme vous avez inventé
le gars de Semur."
J'en dirais autant du film de Roberto Benigni, La vie est belle:
il n'y a rien qui soit utilisable par les révisionnistes. C'est de
la pure fiction: le seul camp qui aurait ressemblé à ce qu'il
montre, c'est celui de Terezin, en Tchécoslovaquie, qui était
une sorte de ville de garnison transformée en camp. C'est une fable,
un conte de fées qui joue sur des choses réelles, comme lorsque
l'enfant dit à son père: "Alors on nous gaze et on fait
du savon avec nous"
- On évoque aussi un autre interdit: celui de l'indicible de l'expérience
des camps
Jorge Semprun: Pour moi, rien des camps n'est indicible. Le langage
nous permet tout. Mais c'est une écriture interminable, jamais achevée,
parce qu'aucune uvre isolée ne peut donner par elle-même plus
qu'une sorte d'allusion à des fragments de réalité,
parce qu'il y a un infini travail de mémoire, d'anamnèse allant
de pair avec l'infini travail de l'écriture. On n'a jamais fini d'en
dire. Il faut toujours trouver des façons de suggérer, de
faire comprendre certaines choses. Par exemple, l'odeur des camps, celle
du crématoire, que tous les survivants connaissent, se rappellent,
qui revient parfois dans leurs rêves. C'est par là que l'on
s'identifie comme ancien déporté, c'est ce souvenir qui nous
sépare radicalement de tous les autres vivants. Expliquer, suggérer
cette chose essentielle dans un livre ou dans un film n'est possible, à
nouveau, que par l'art ou l'artifice.
Ainsi, à l'inverse, l'éclatement du printemps dans un camp.
En écrivant "Nous étions le 22 avril, et tout d'un coup,
le printemps était là", au début de Quel beau
dimanche!, j'ai essayé de faire comprendre ce que cela signifiait
pour des hommes qui, debout à 4 heures du matin, marchent vers la
place d'appel du camp, et sont d'un coup entourés par les effluves
du printemps. Cela se sent, cela se voit. Ils ont un visage différent
quand ils arrivent sur la place d'appel et, pendant quelques minutes, ils
oublient les SS. Comment faire comprendre aussi l'attitude des déportés
français et la façon dont ils ont été perçus
le jour de la libération de Paris? Ils étaient connus dans
les camps pour leur indiscipline et leur côté tire-au-flanc;
ils irritaient terriblement les communistes allemands, qui voulaient éviter
d'attirer l'attention des SS par de petits détails. Le jour de la
libération de Paris, dont la nouvelle, connue par la radio clandestine,
venait de parcourir le camp comme une traînée de poudre, ils
sont montés au pas sur la place d'appel. Tout le camp a compris qu'ils
fêtaient la libération de Paris, et en un quart d'heure le
rapport avec les Français s'est inversé. Ce n'était
plus ce peuple indiscipliné qui avait été vaincu en
1940, qui enfermait les étrangers dans des camps et les maltraitait.
Ils devenaient le peuple qui avait libéré Paris.
Les livres n'épuisent pas la mémoire. Au contraire, ils la
ravivent et la fertilisent. Plus j'écris et plus je me souviens.
J'avais moins de souvenirs des camps avant d'avoir écrit Le Grand
Voyage, qu'aujourd'hui après Quel beau dimanche! et L'Écriture
ou la Vie. La parole fonctionne comme cela, n'importe quel psychanalyste
peut l'expliquer. De plus, on écrit autrement sur les camps aujourd'hui
parce que tous les livres publiés sur le sujet - témoignages,
histoire, sociologie - modifient notre regard, nous obligent à établir
des comparaisons.
Le livre que je prépare partira de ceux qu'on appelait les "musulmans",
dont je n'ai pas parlé dans les précédents. On appelait
ainsi ceux qui ont dépassé la limite de la résistance.
On voyait cela quand quelqu'un cessait de se laver le matin, quand il abandonnait
cette discipline de l'eau glaciale et du savon, ce rite symbolique. Si on
le connaissait, on lui disait: "Fais gaffe."
On n'en rencontrait beaucoup que dans les très grands camps, où
les déportés étaient si nombreux que l'on n'arrivait
pas à les affecter tous à un commando de travail. Mais il
y en avait peu à Buchenwald. C'était un camp de travail. Seul
échappait à cette contrainte le "petit camp" où
se trouvaient la quarantaine, les baraques des "invalides" et
un bâtiment de latrines, un lieu dont aucun SS ne se serait approché,
avec tous ces esclaves dysentériques. C'était donc un lieu
de liberté, et à côté de la fosse qu'on a récemment
mise au jour, on trouve un monolithe de pierre grise avec l'inscription:
"Ici s'est réuni le comité militaire clandestin qui a
donné l'ordre de l'insurrection." Mais les "musulmans"
montraient que quelque chose clochait dans cette organisation de la vie
que les communistes avaient acceptée pour des raisons de résistance.
Je partirai de cette expérience oblitérée parce que
tout ce que j'ai lu depuis me contraint à y revenir.
- Pour entrer dans le travail d'écriture, comment sont nés
ces personnages "inventés" dont vous parliez? Et comment
avez-vous construit les livres, qui donnent l'impression d'une succession
de souvenirs dont l'un appelle l'autre
Jorge Semprun: Le "gars de Semur" du Grand voyage est
fondé sur un petit fait: vers la fin de ce voyage de plusieurs jours
vers le camp, dans ce magma qui bougeait, ces 110 personnes entassées
dans un wagon de marchandises, ce brouhaha où des gens s'évanouissaient,
cette demi-obscurité, quelqu'un m'a identifié comme celui
qui avait porté une fois des armes à un maquis près
de Semur et m'a demandé: "Toi, tu n'étais pas à
Semur?" Alors j'ai inventé le gars de Semur, pour qu'il fasse
cet interminable voyage avec moi. Je l'ai construit en reprenant des échanges
dispersés. Je retrouvais le vieil usage littéraire du dialogue,
Castor et Pollux ou Bouvard et Pécuchet. Cela me permettait d'échanger
quelque chose. Refaire seul ce voyage était trop dur; j'avais besoin
d'une compagnie. Dans le camp, ensuite, au contraire, le besoin de solitude
était impérieux, en raison de la promiscuité, de cette
exposition permanente au regard des autres. Le gars de Semur est aussi la
synthèse de deux ou trois jeunes paysans que j'ai connus dans les
maquis de Bourgogne. S'ils avaient été déportés,
ils auraient été comme lui. Hans Freiberg regroupe pareillement
plusieurs personnages réels. Je voulais démentir la légende
insultante de la passivité juive - "Ils se sont laissés
faire" - parce qu'en raison de mes rapports avec la M.O.I., j'avais
connu un certain nombre de jeunes Juifs dans les groupes de choc de la M.O.I.,
surtout la guérilla urbaine.
Dans sa construction, Le Grand Voyage reflète les difficultés
de sa conception. Difficultés pas seulement techniques, littéraires,
mais aussi morales, puisque je devais choisir entre l'écriture et
la vie et que j'ai choisi la vie. J'ai mis du temps à pouvoir parler
du camp au présent, à le décrire de l'intérieur.
Je n'y suis parvenu que quinze ans plus tard, avec Quel beau dimanche!
Le voyage me permettait de camoufler cette difficulté, en faisant
un détour par une sorte d'anticipation de la mémoire. En outre,
Le Grand Voyage a été écrit en 1961-1962, mais
dans la mémoire de 1945 en quelque sorte, avec l'état d'esprit,
les émotions, et la morale politique d'un jeune communiste qui non
seulement ignorait les camps staliniens, mais aurait repoussé avec
colère l'idée qu'il puisse y avoir des camps en Union soviétique,
qui aurait même vu dans les camps de concentration l'expression condensée
de l'exploitation capitaliste! Quand il est paru, je savais qu'il était
complètement vrai et complètement faux. Pas sur la réalité
de Buchenwald, mais sur le plan de la morale politique, parce qu'il est
hémiplégique: il ignore le double système concentrationnaire
- sans parler de Pol Pot qui est venu plus tard. Il fallait alors écrire
un livre qui, pour moi, tienne compte de cela.
Du coup s'imposait une autre construction. Comme dit Jean-Luc Godard à
propos de cinéma, "Le travelling est une question de morale".
Après l'espèce de déconstruction du Grand voyage,
je voulais un récit dans un ordre purement chronologique, en allant
jusqu'au bout de l'expérience, en prenant un dimanche depuis le début
et en suivant toutes les heures pour tenter d'épuiser la vérité.
Mais on peut dire aussi qu'il n'existe pas pour moi de présent pur,
il y a toujours en même temps quelque chose de déjà
passé et un projet auquel je pense. Je ne peux écrire un livre
que quand j'ai trouvé le commencement, la première phrase,
la première image qui déclenche tout, mais après l'écriture
suit ce mouvement de va-et-vient dans le temps. La première version
de mes livres est parfois labyrinthique, parce qu'elle associe les souvenirs
d'une manière compliquée. C'est la contrepartie d'une bonne
mémoire. Je fais un effort de chronologie et d'ordre, justement,
pour ne pas raconter de cette façon, comme dans la vie. Et la transcription
littéraire de l'expérience des camps m'a aidé à
simplifier et à clarifier ma façon d'écrire. Je n'écrirai
plus un roman aussi compliqué que La Deuxième Mort de Ramon
Mercader. Et je crois que si L'Écriture ou la Vie a eu
beaucoup plus de lecteurs que les livres précédents, c'est
parce qu'il est en quelque sorte le plus lisse, bien qu'à mes yeux,
il soit beaucoup moins riche que Quel beau dimanche!
- Faites-vous la même analyse pour l'art (peinture, sculpture)
que pour la littérature ou le cinéma?
Jorge Semprun: Je crois qu'il est très difficile de transcrire
sur une toile la réalité des camps, parce que le réalisme
s'impose et que le réalisme est insupportable. Peu d'artistes sont
parvenus à cette restitution: Boris Tasliztky et l'Italo-Slovène
Zoran Music. Déporté à Dachau pour faits de résistance,
celui-ci a réussi à se "planquer" dans un atelier
où il pouvait dessiner. Il a ensuite tiré de ces dessins des
tableaux extraordinaires qu'on a pu voir il y a quelques années au
Grand Palais. Quant à la sculpture, la seule qui, pour moi, exprime
la même réalité, c'est celle d'Alberto Giacometti, l'Homme
qui marche: c'est l'image même du déporté et même
du "musulman". Je ne sais comment lui est venue cette inspiration,
car il n'a pas été déporté. On retrouve là
le problème formidable de la figure humaine dans l'art contemporain.
Tout l'art contemporain d'avant-garde, l'art "dégénéré"
comme disaient les nazis, censure la figure humaine. Ce sont les régimes
totalitaires qui l'imposent, sous la forme idéalisée, anti-humaniste
- il n'y a rien de plus anti-humaniste que l'idée de l'homme nouveau
- de sportifs aryens ou de kolkhoziens brandissant la faucille et le marteau,
comme les statues symétriques de l'Exposition universelle de Paris
en 1937. L'art "traditionnel" du franquisme - qui n'avait pas
d'art officiel, parce que c'était une dictature, non un totalitarisme,
- était réaliste. Au contraire l'homme disparaît dans
la peinture des opposants: Antonio Saura, communiste, fils de républicain,
Antoni Tapiès, antifranquiste, qui à 20 ans réinventent
la non-figuration. Picasso est en permanence sur le fil du rasoir: jusqu'au
bout, il n'a cessé de détruire et de reconstruire la figure
humaine, pour la transfigurer ou la défigurer
- Pourquoi avez-vous parlé de choix entre l'écriture et
la vie?
Jorge Semprun: Pendant l'hiver 1945-1946, j'avais commencé à
écrire. Des dizaines de pages. Je ne sais trop comment je vivais,
en bohème, et je passais tout mon temps à écrire. Je
suis arrivé rapidement à la conclusion que ce travail débouchait
sur une impossibilité de vivre, sur le suicide ou du moins sur la
psychose ou la dépression. À l'inverse de la phrase merveilleuse
de Primo Levi, "Je reviens à la vie en écrivant".
Et a posteriori, quand je vois le destin de Primo Levi ou d'autres
écrivains comme Jean Amery, je pense que ma perception contenait
une part de vérité. Aujourd'hui, évidemment, je suis
guéri. Mais à l'époque, pour moi, la meilleure façon
d'arrêter ce glissement vers la mort, la meilleure cure d'oubli était
l'Espagne et la politique. Parce que la politique, c'était l'avenir,
l'espoir de la révolution. Une des difficultés rencontrées
après la guerre était de trouver à qui raconter. On
voulait raconter, on pensait qu'on le pouvait, mais personne ne savait écouter.
Dans un de ses livres, Primo Levi, encore lui, a raconté un cauchemar
prémonitoire: il rentrait chez lui, il faisait le récit de
sa déportation à sa famille, mais l'incrédulité,
le trouble se lisaient sur les visages, et finalement, tout le monde partait
et il se retrouvait seul. De fait quand il a écrit Si c'est un
homme, aucun des grands éditeurs italiens n'a voulu le publier;
seul un petit éditeur a osé, mais le livre ne s'est pas vendu.
Même chose pour L'Espèce humaine de Robert Antelme:
quand il a paru en 1946 ou 1947, ce fut un fiasco total. Même chose
pour David Rousset, qui pourtant a fait bouger bien des choses, parce qu'il
était un personnage plus divers, plus politique: Les Jours de
notre mort, ce livre capital, chargé d'émotions, et très
riche d'informations sur la société et la vie des camps, sous
une forme romanesque, qui devrait être lu dans toutes les universités,
n'a pas été lu.
On voulait encore moins écouter les Juifs que les autres. Mais eux-mêmes
avaient souvent moins envie de parler, parce qu'ils n'étaient pas
des déportés "nobles" comme les résistants.
Parce qu'ils avaient été déportés "non
pour ce qu'ils avaient fait, mais pour ce qu'ils étaient".
On n'a commencé à lire ces livres, à les entendre que
quinze ans plus tard. Le temps d'une génération, diront certains.
Le temps qu'il a fallu pour que les uns arrivent à entendre, et que
d'autres, comme moi, arrivent à écrire. Or, mystère
historique, cela s'est produit au moment où ont paru les premiers
livres sur le Goulag. L'année 1963, ont été publiés
à la fois Une journée d'Ivan Denissovitch, de Soljenitsyne,
et La Tregua ("La trêve"), le deuxième livre
de Primo Levi: le succès naissant du premier l'avait amené
à reprendre l'écriture, qu'il avait complètement abandonnée
pour revenir à son métier d'ingénieur chimiste. Comme
si une sorte de mouvement sismique historique s'était produit.
Aujourd'hui on a plutôt le risque inverse. Les témoins ont
changé, mais le témoin qu'on recherche, celui qui semble "moralement
correct", c'est celui qui, voilà l'idéal, n'a écrit
qu'un livre et est mort ensuite ou n'a plus rien dit. Sur les autres pèse
la phrase très forte, très belle, et très néfaste,
de Primo Levi dans son dernier livre, Les Naufragés et les Rescapés:
"Les vrais témoins sont morts, nous ne sommes que de faux témoins";
les vrais sont ceux qui sont allés au bout du voyage. Cette phrase
traduit de l'humilité, du désespoir, le désespoir de
quelqu'un qui va se suicider. Mais d'un paradoxe, un philosophe d'aujourd'hui,
Giorgio Agamben, a fait une théorie. C'est une position très
dangereuse, parce qu'elle rejoint la négation de l'expérience.
Au prolongement de l'idée banale, "les vrais témoins
sont ceux qui se font tuer", on ajoute de la culpabilité. C'est
la thèse stalinienne: si l'on a survécu, on est coupable,
l'on est d'une certaine façon un agent des nazis. C'est ainsi que
tous les Russes survivants de Buchenwald sont partis directement pour le
Goulag. Dans le PC espagnol, les communistes survivants sont passés
pour examen en "commission des cadres".
- On compare souvent les deux totalitarismes, nazisme et communisme.
Sous l'angle des camps, peut-on les comparer?
Jorge Semprun: La comparaison ne me scandalise pas. J'ai beaucoup lu,
je lis toujours beaucoup sur les camps staliniens, et j'ai longtemps vécu
avec l'idée que l'on pourrait trouver une dissemblance absolue. Il
n'y en a pas. En URSS aussi, on était déporté pour
ce qu'on était autant que pour ce qu'on faisait. Mais il y a bien
des variantes des camps de concentration: n'est-ce pas les Anglais qui ont
inventé le système lors de la guerre des Boers? Entre les
camps nazis et le Goulag, il reste une différence marquante, l'absence
de chambre à gaz et de crématoire qui ont caractérisé
le système nazi.
C'est peut-être l'archaïsme, l'insuffisance technique qui donnait
plus d'humanité aux camps soviétiques. Il n'y avait pas besoin
de crématoire en Sibérie ou dans le Grand Nord, parce que
dans la toundra, pour éliminer les cadavres, il suffit de les enfouir.
Si l'on creusait aujourd'hui, peut-être retrouverait-on des dizaines
de milliers de corps intacts. Dans les camps nazis, on ne trouve pas non
plus ces batailles entre mafias de "droits communs" pour avoir
la femme la plus belle.
Enfin il y a une différence dans le temps, parce que des gens en
sortaient et y revenaient, et dans l'espace, parce que les camps d'Union
soviétique représentaient des zones de centaines de kilomètres
carrés isolées par la distance et le climat. Et pourtant,
les Russes tentaient de s'évader. À Buchenwald, lorsque le
printemps arrivait, ils ne pouvaient pas résister. Ils étaient
presque toujours repris et pendus:je n'en connais qu'un seul qui ait réussi.
En Sibérie, ils s'évadaient par centaines et n'arrivaient
nulle part, parce qu'il fallait parcourir 800, 1000, 1200 kilomètres
de toundra. Quand on les capturait, pour ne pas transporter les cadavres,
on coupait la tête et on alignait les têtes devant la komandantur.
- Est-ce que l'expérience des camps, par exemple cette expérience
limite des "musulmans", peut dire quelque chose sur le monde contemporain?
Et croyez-vous toujours, comme vous l'avez dit autrefois, que la littérature
a une tâche politique?
Jorge Semprun: On peut trouver des similitudes entre des images de déportés
et celles de victimes de la famine au Sahel ou au Soudan: des corps aussi
décharnés, des gens qui ne peuvent plus bouger parce qu'ils
sont affaiblis, épuisés, qui paraissent 50 ans alors qu'ils
en ont 18. Même certains SDF dans les rues de Paris peuvent rappeler
des images du "petit camp" de Buchenwald, ces loques humaines
qui attendaient. Et pourtant, cela n'a aucun rapport. Les déportés
ne peuvent pas être simplement la figure emblématique de l'oppression.
Un prolétaire est exploité, mais il vend librement sa force
de travail; il peut décider de se révolter, de devenir SDF,
partir en Amérique ou dans la Creuse. Le déporté est
toujours un esclave, il n'a aucune marge de liberté, sinon intérieure,
intime: le choix de sa mémoire - et encore elle s'amenuise avec le
temps.
La comparaison est historiquement et idéologiquement injustifiable.
Tout comme l'amalgame entre les Juifs et les déportés politiques,
ou entre les "politiques" et les "droits communs", même
lorsqu'ils se trouvaient dans les mêmes camps. Les camps d'extermination
étaient destinés aux Juifs et à eux seuls. La comparaison
traduit un manque absolu de clarté théorique et politique.
Je considère comme faux et absurdes tous les livres qui, partant
de l'expérience des camps, aplatissent les différences pour
amalgamer déportés et prolétaires, exploités,
SDF et victimes en général.
Je suis très heureux que l'engagement ne passe plus par un parti
ouvrier, et en particulier par le PC qui a exercé longtemps une espèce
d'hégémonie culturelle dans des pays où il n'était
pas au pouvoir. La plupart des intellectuels qui l'ont quitté ont
aussi rompu avec l'engagement. Je crois, au contraire, que l'écrivain
est engagé, d'abord dans sa littérature, c'est une lapalissade,
mais qu'il est aussi engagé dans le monde qui l'entoure, qu'il ne
peut pas ne pas avoir besoin d'être solidaire avec les sans-papiers
ici, les sans-logement là, les fusillés ailleurs.
Ce n'est pas parce que la révolution léniniste a été
un échec sanglant que la société est devenue juste.
C'est moins facile, c'est beaucoup plus solitaire. Comme le dit à
peu près un écrivain aussi peu engagé que Scott Fitzgerald,
dans sa nouvelle La Fêlure: il faudrait savoir que les choses
sont sans espoir et rester néanmoins décidé à
les changer.
Propos recueillis par Marie-Laure Delorme et Guy Herzlich
M.O.I.: main-d'uvre immigrée. Avant la guerre, ce mouvement, contrôlé
par le PCF, réunissait des militants ouvriers étrangers. Pendant
la guerre, la MOI a regroupé des étrangers et des Juifs qui
ont organisé des attentats contre les occupants. Le groupe plus connu
est le "groupe Manouchian", dont 24 membres - ceux de l'"affiche
rouge" - ont été condamnés à mort et fusillés
en février 1944.