La couverture des conflits et les risques militaires
Le cas de la guerre d'Irak de 2003-2004
Par Olivier Da Lage
«Il y eut bien d'autres chefs ou combattants solitaires à qui
ce récit, tout préoccupé de moi-même, ne rend pas
justice.
Il rend encore moins justice, naturellement, comme toutes les histoires de guerre, aux simples soldats anonymes.
Leur part d'honneur leur est dérobée,
et le sera toujours, tant qu'ils n'écriront pas les bulletins eux-mêmes»
T.E. Lawrence, avant-propos aux Sept piliers de la sagesse, 1926
Introduction
Si les généraux, depuis Jules César, ont souvent veillé
de ne laisser à personne dautre le soin de raconter leur guerre,
quitte à se mettre en valeur en vertu des principes lucidement énoncés
par le colonel Lawrence (Lawrence dArabie), il est vrai que les historiens
ont, depuis plusieurs décennies, veillé à compléter
ces récits par des témoignages tirés des lettres ou carnets
des simples soldats, qui donnent de la guerre un éclairage singulièrement
différent. Mais dans tous les cas, cest pour lHistoire. Or,
la guerre, à mesure de son déroulement, doit être racontée,
décrite, commentée à la fois aux populations des États
belligérants et aux autres. Cest là quintervient le
correspondant de guerre. Traditionnellement, il est incorporé aux unités
combattantes, ne serait-ce que pour bénéficier de lapplication
des lois de la guerre en cas de capture et ne pas être traité en
franc-tireur (même armé de ses seuls carnets et stylos). Les choses
ont cependant bien changé.
Lexpression même de «correspondant de guerre» fleure
bon la nostalgie de la guerre civile espagnole, des campagnes de Montgomery
en France, du général Leclerc en Indochine, ou, plus récemment,
de la guerre des Six Jours. Le «correspondant de guerre» est accrédité
auprès de létat-major de larmée de lun
des belligérants. Durant les deux premiers conflits mondiaux, il était
inenvisageable de couvrir le conflit des deux côtés, sauf, éventuellement,
par les correspondants de pays neutres. Mais désormais, nombre de conflits
ne mettent plus aux prises seulement des États. Les guerres civiles ou
non déclarées sont les plus nombreuses. Le même journaliste
couvre parfois les deux camps (ou davantage lorsque les factions combattantes
sont plus nombreuses). Et surtout, désormais, les journalistes ressortissants
dun pays en guerre peuvent couvrir le conflit du côté de
ladversaire, dûment accrédités par ce dernier. La
France nétant pas impliquée dans la guerre de 2003, il était,
en un sens, plus facile pour les journalistes français daccomplir
leur travail honnêtement, sans avoir à se poser les questions et
résoudre les dilemmes auxquels ont été confrontés,
par exemple, leurs confrères britanniques.
Enfin, de plus en plus nombreux sont les journalistes, statutaires (staff) ou
pigistes (free-lances) à se passer daccréditation pour se
rendre dans les zones de combats afin de préserver leur liberté.
Le terme de «correspondant de guerre» tombe en désuétude
au profit de l«envoyé spécial sur le terrain».
Une activité de plus en plus périlleuse
Cette liberté a un prix. Certes, le métier de «correspondant
de guerre» a toujours été risqué. Des correspondants
de guerre sont morts dans lexercice de leur mission au Vietnam, au Proche-Orient,
et ailleurs. Mais les pertes enregistrées par la profession de journaliste
ont connu une spectaculaire augmentation ces dernières années
: plusieurs dizaines de journalistes et salariés des médias ont
perdu la vie en accomplissant leur tâche au cours de lannée
2003 . En ce qui concerne la guerre dIrak (2003-2004), 42 journalistes
et travailleurs des médias (techniciens, chauffeurs, interprètes)
ont perdu la vie entre le 20 mars 2003 et le 7 mai 2004 (il est dailleurs
a noté que sur ces 42, 16 sont morts entre le déclenchement des
bombardements le 20 mars 2003 et le 1er mai 2003, date de la proclamation de
la fin des «opérations majeures» par le président
Bush . La sécurité des journalistes en mission dans les zones
de combat a dailleurs été au cur du congrès
de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) à
Athènes en mai 2004. La FIJ est aussi à lorigine de la création
en novembre 2002 de lInstitut international de la sécurité
de linformation (INSI) basé à Bruxelles et a publié
un Guide de survie à lusage des journalistes .
1 Les questions à se poser
Lune des caractéristiques des derniers conflits majeurs est leur
prévisibilité. Quil sagisse de la guerre du Koweït
(1991), de celle du Kosovo (1999) ou de la guerre dIrak (2003), nul na
été pris de cours par le déclenchement des opérations
militaires au terme dun compte à rebours largement médiatisé.
Cela a donc laissé aux rédactions et dirigeants des médias
tout le temps nécessaire pour préparer leur couverture du conflit
annoncé en tirant les enseignements des expériences précédentes
et notamment de la guerre du Koweït. Le traitement de celle-ci a donné
lieu à de vives critiques du public, des observateurs, et des journalistes
eux-mêmes : guerre «propre», «sans victimes»,
relevant du jeu vidéo, journalistes éloignés de plusieurs
centaines de kilomètres des théâtres dopération
et encadrés par des pools destinés à les décourager
de tenter de couvrir les événements sur le terrain. Cest
pourquoi la plupart des médias ont pris leurs disposition pour éviter
de commettre les mêmes erreurs en 2003 en redéployant autrement
leur dispositif.
En 2003, il était presque complet : journalistes présents à
Bagdad, à Doha, au Qatar, où se trouvait le commandement régional
américain (CENTCOM), au sein même des unités combattantes
américaines (journalistes embedded, incorporés), et «irréguliers»
parcourant le terrain derrières les forces américaines mais sans
y être attachées. Les médias les plus richement dotés
avaient droit à la panoplie complète : experts politiques et militaires
au siège, correspondants et envoyés spéciaux dans les pays
voisins, envoyés spéciaux à Bagdad, sur le front nord,
sur le front sud, et journalistes embedded, le tout étant censé
donner au public une vision globale du conflit à venir.
Envoyés spéciaux, free-lances, fixers, des reporters à
protection variable
Cette couverture, infiniment plus complète que tout ce que lon
a plus connaître jusqualors, a été aussi beaucoup
plus coûteuse, et plus dangereuse quen 1991. Elle pose donc la question
de la responsabilité de la prise de risque, partagée entre la
rédaction centrale et le reporter sur le terrain. Mais les situations
sont loin dêtre homogènes.
Photographes et JRI sont bien entendu beaucoup plus exposés que les journalistes
de plume puisque pour laccomplissement de leur tâche, ils doivent
être au plus près de lévénement à couvrir.
Par ailleurs, il est évident que le pigiste free-lance, présent
de sa propre initiative, ne se trouve pas dans la même situation que le
journaliste statutaire dépêché par sa rédaction qui
peut tout aussi bien le rapatrier à volonté. Du coup, certaines
rédactions, qui ne voulaient pas faire prendre de risques démesurés
à leur journaliste permanent, lont rappelé avant le déclenchement
des bombardements, tout en assurant la correspondance de Bagdad grâce
à ces pigistes. Cette solution de facilité provoque un profond
malaise : la sécurité des permanents est-elle donc plus importante
que celle des pigistes ? «Nous ne pouvons pas forcer un pigiste à
rentrer, se récrient ces rédactions en chef. Et puisquils
sont sur place, autant garantir au public la couverture la plus complète
du conflit !». Certains poussent la casuistique jusquà
affirmer que cette solution bénéficie au pigiste, en lui assurant
un revenu quil naurait pas si le permanent était resté.
Dautres, au contraire, poussent leur logique jusquau bout : puisque
la rédaction a retiré son envoyé spécial, il est
exclu de faire appel aux pigistes restés sur place. Cette attitude a
le mérite de la logique, mais du point de vue rédactionnel, elle
suscite un profond malaise : une rédaction peut-elle, délibérément,
refuser à son public une source dinformation au cur de lévénement
alors quelle en aurait les moyens ?
A ces considérations morales et rédactionnelles sen ajoute
un autre, dordre juridique : quelle est la responsabilité de la
rédaction sil arrive malheur à un pigiste auquel elle a
recours ? La convention collective des journalistes, en France et dans plusieurs
pays, fait obligation à lemployeur de souscrire une assurance particulière
lorsquun journaliste est envoyé en reportage dans une zone de conflit.
Mais il est rarissime que ce soit le cas pour les pigistes. Il est vrai que
souvent, lorsque lun de ces derniers est blessé, ou tué,
la ou les rédactions faisant régulièrement appel à
ses services prennent en charge les frais de rapatriement et une partie des
frais médicaux, le cas échéant. Mais ce nest pas
systématique. Le 11 novembre 2001, peu avant la chute de Kaboul, trois
journalistes européens qui couvraient lavance de lAlliance
du Nord sont morts dans une embuscade : Johanne Sutton (RFI), Pierre Billaud
(RTL) et Volker Handloik, un pigiste allemand travaillant pour Stern.
La direction de Stern, probablement au motif que Handloik nétait
pas un salarié permanent du magazine, na rien fait pour son collaborateur,
le rapatriement de son corps ayant été pris en charge par RTL
et RFI.
La valeur de la vie ou de la liberté du journaliste ne dépend
pas seulement de son statut, permanent ou pigiste. Il dépend bien davantage
encore de sa nationalité. Les correspondants locaux, stringers ou fixers,
sont à la fois généralement bien moins payés que
les envoyés spéciaux ou les correspondants en titre, et bien plus
exposés. Nombre de cameramen des télévisions internationales
opérant en Irak sont des Irakiens ou des Arabes dautres nationalités,
comme le Palestinien Mazen Dana, JRI (journaliste reporter dimage) palestinien
expérimenté travaillant pour Reuters qui a été abattu
de sang froid par un char américain le 17 août 2003 alors quil
couvrait une manifestation devant la prison dAbou Ghraib. La cassette
qui se trouvait dans sa caméra, visionnée après sa mort,
montre deux chars américains se dirigeant vers lui, à une trentaine
de mètres seulement. Six coups de feu sont enregistrés sur la
bande son, la caméra bascule et tombe après le premier. Aucune
activité hostile nétait perceptible à proximité.
Selon le témoignage de Stéphane Breitner (France 2), «nous
étions tous là depuis au moins une demi-heure. Ils savaient que
nous étions journalistes. Après avoir tiré sur Mazen, ils
ont pointé leurs armes vers nous. Je ne pense pas que cétait
un accident» . Larmée américaine dira que les
soldats avaient pris la caméra de Mazen Dana pour un lance-roquettes.
Autre exemple des dangers spécifiques aux correspondants locaux, la mésaventure
survenue à Khawar Mehdi Rizvi, le fixer pakistanais de deux journalistes
de lExpress qui les avait guidés dans le Waziristan, région
interdite. Alors que les deux journalistes français étaient libérés
au bout de quelques jours, leur collègue pakistanais restait détenu
au secret, et même après sa libération obtenue sous la pression
internationale, il demeurait sous le coup dune inculpation pour «sédition»
et «conspiration criminelle».
Le choix des rédactions
La première question à laquelle doivent répondre les rédactions
en chef concerne lenvoi ou non dun journaliste. A la suite des avertissements
menaçants émanant de la Maison Blanche, du département
dÉtat et du Pentagone, nombre de rédactions ont décidé
de rappeler leurs journalistes à la veille du déclenchement des
hostilités. Le 20 mars, il ne restait donc plus que 150 journalistes
étrangers à Bagdad, ce qui était quand même beaucoup
plus quen 1991, lorsque moins dune dizaine dentre eux (dont
léquipe de CNN) étaient restés. Les décisions
prises nétaient dailleurs pas toujours cohérentes
: les mêmes qui ont retiré leurs journalistes de Bagdad avant les
bombardements ont envoyé des reporters parcourir le pays de façon
indépendante sur les routes entre Bassorah et Bagdad ou entre Mossoul
et Tikrit, ce qui leur faisait prendre des risques considérablement supérieurs.
Mais le refus, dailleurs parfaitement légitime, de faire courir
des risques inconsidérés aux journalistes conduit les médias
à laisser des zones entières du globe sans couverture journalistique.
Cest à lévidence le cas en Tchétchénie,
en Colombie ou dans certaines régions dAfrique, lorsque le danger
à courir ne relève plus du risque calculé mais de la quasi-certitude.
Une fois décidé lenvoi dun journaliste, reste à
définir son profil : un spécialiste de la région, ou un
«reporter tous terrains» ? Dune façon générale,
les rédactions préfèrent envoyer des reporters tous terrains.
Passant des Balkans à la Côte dIvoire, des Moluques à
lIrak, ces reporters ont un solide sens pratique, se connaissent tous,
et un savoir-faire technique indiscutable. En revanche, tous nont pas
la connaissance intime du contexte historique, culturel et politique dun
pays aussi complexe que lIrak et, pour la quasi-totalité dentre
eux, ne parlent pas larabe. Les journalistes spécialisés,
pour leur part, nont peut-être pas tous les atouts techniques de
leurs collègues reporters, mais leur connaissance généralement
approfondie du terrain leur permet des mises en perspective et leur donne accès
à des sources que nont pas les autres. En pratique, cependant,
beaucoup de rédactions panachent les deux profils. De surcroît,
lexpérience démontre que le journaliste «tous terrains»
qui retourne fréquemment dans un pays finit invariablement par se spécialiser
sur ce pays et en apprend souvent la langue. Quant aux journalistes spécialisés
qui sont appelés à retourner fréquemment sur le terrain,
en loccurrence lIrak, ils acquièrent progressivement les
compétences de reportage de guerre qui pouvaient leur faire défaut.
En tout état de cause, la multiplication des conflits dangereux à
couvrir depuis une quinzaine dannées a conduit les médias
à donner une formation appropriée à leurs envoyés
spéciaux. Organisées par la DICOD (service de presse du ministère
de la Défense) ou par des organismes privés agréés,
ces formations durant approximativement une semaine placent les journalistes
en situation de stress et simulent des conditions extrêmes (bombardements,
tirs de francs-tireurs ou tentatives denlèvement). Le bilan quen
tirent les journalistes qui ont suivi ces stages est extrêmement contrasté.
La vérité est que nul ne peut savoir comment il réagirait
devant le danger avant dêtre confronté à cette situation,
même si la connaissance dun minimum de règles de prudence
et de règles à suivre ne peut nuire.
Comment limiter les risques ?
En dépit de la concurrence, le journaliste est un animal grégaire.
Même lorsque les autorités norganisent pas de pools, la plupart
des journalistes le font spontanément. Cela permet doptimiser les
rendez-vous, de partager les frais de location de voiture et dinterprétariat,
déchanger des impressions et des analyses, davoir de la compagnie.
Mais une dimension de cette répartition spontanée par petits groupes
est le sentiment de sécurité que donne le fait de nêtre
pas seul. Bien entendu, il sagit dun sentiment de fausse sécurité.
De même, doit-on choisir le grand hôtel désormais fortifié
(Hôtel Palestine ou Sheraton), entouré de barbelés et dont
laccès est protégé par des murs de bétons
et des chars américains, mais qui sont des cibles tentantes et dailleurs
régulièrement visées par des tirs de roquettes, ou le petit
hôtel dune rue adjacente, non protégé mais ignoré
déventuels assaillants
à moins que la rumeur de quartier
navertisse rapidement des personnes mal intentionnée de la présence
dun journaliste occidental dans cet hôtel ! Sajoute aux critères
de choix déjà mentionnés le fait que dans les grands hôtels
fréquentés par les journalistes internationaux, il est difficile
de passer à côté dune information importante ou de
lannonce dun point de presse alors que si lon est seul, personne
ne songera à nous avertir.
Qui doit donc avoir le dernier mot en matière de sécurité
? Dans des conditions aussi changeantes que celles qui prévalent en Irak
depuis lété 2003, le choix ultime doit être laissé
à lappréciation du reporter sur le terrain, du moins en
ce qui concerne les décisions tactiques (sortir ou non, se rendre ou
non à tel endroit, changer ou non dhôtel). En revanche, la
décision «stratégique» concernant la présence
en Irak (partir, rester, ou rentrer) relève à lévidence
de la rédaction en chef au siège. La notion de volontariat est
également essentielle : on ne fait pas prendre de risques à un
journaliste contre sa volonté. Inversement, une rédaction en chef
ne doit pas sen remettre entièrement à lappréciation
dun reporter risque-tout pour qui il ny a jamais de danger.
Cela posé, la décision demeure souvent excessivement difficile
: pour se rendre à Bagdad, faut-il prendre la route (douze heures entre
Amman et Bagdad, avec les risques dattaque ou denlèvement
sur les trois cents kilomètres avant Bagdad) ou lavion ? Jusquau
mois davril 2004, les risques encourus sur la route, sans être négligeables,
étaient inférieurs à celui dêtre atteint par
un missile au départ ou à larrivée à laéroport
de Bagdad. Mais depuis lembrasement de la région de Ramadi-Falloujah,
passage obligé pour les véhicules en provenance dAmman,
la solution aérienne sest imposée à tous, bien que
le risque dêtre atteint par un missile soit exactement le même
que précédemment : les risques liés au trajet routier ont
simplement atteint un niveau de certitude qui ne laisse plus dautre option
que lavion.
Mais surtout, dans tous les cas, le plus important est de maintenir un dialogue
constant entre le siège et lenvoyé spécial (ou le
correspondant) et, lorsque plusieurs journalistes se trouvent sur le terrain,
quune coordination sinstaure entre le siège et les différents
reporters. Même si cela ajoute au coût du reportage, elle doit en
particulier prévoir une rotation régulière des envoyés
spéciaux, à la fois en raison de la fatigue et du stress accumulés
par le journaliste que pour éviter une accoutumance au risque et un relâchement
de sa prudence.
2- Les risques encourus par le reporter sur le terrain
Le journalisme de guerre est un exercice dangereux, du seul fait de la présence
du reporter sur le théâtre des opérations. Mais sy
est ajouté, depuis une vingtaine dannée, un risque spécifique
à la profession de journaliste. Dans le cas de la campagne dIrak
(mars-avril 2003), les soldats américains avaient une chance sur mille
de se faire tuer. Pour les journalistes présents sur le terrain au cours
de la même période, le ratio était de un pour cent dix
fois supérieur.
Le journaliste comme «victime collatérale»
Par définition, le correspondant de guerre se trouve en terrain aventureux.
Il est exposé, comme tous ceux qui lentourent, à être
atteint par des balles, des éclats dobus, lexplosion de voitures
piégées, etc. Même les bars des hôtels, théâtre
des exploits de nombre de vétérans, notamment au Vietnam, sont
devenus dangereux dans les combats modernes. On a vu des voitures piégées
se jeter sur les hôtels internationaux, des enlèvements être
perpétrés dans les halls de ces établissements. Lorsque
les journalistes étaient attachés à une unité militaire,
comme au Vietnam, ils montaient rarement au front, toujours sous la conduite
dofficiers qui évaluaient les risques, et avec les équipements
fournis par larmée. Désormais, ce sont les rédactions
qui équipent en matériel de guerre leurs journalistes. Gilets
pare-balles (et non simples pare-éclats), voire casques font désormais
partie de la panoplie des envoyés spéciaux en zone de conflit,
alors que voici une quinzaine dannées, la plupart dentre
eux auraient eu honte dêtre harnachés de la sorte. Mais le
nombre des victimes dans la profession et laccroissement des risques a
changé la donne. Néanmoins, un matériel réellement
professionnel nest pas à la portée dun pigiste, ce
qui introduit une première discrimination. De plus, nombre de journalistes
répugnent à être ainsi protégés alors que
leur chauffeur ou traducteur ne lest pas et donc, même en zone dangereuse,
préfèrent laisser leur équipement à lhôtel.
Enfin, il est clair que se promener ainsi vêtu dans les rues de Bagdad
est bien plus risqué que de ne pas lêtre, en ce que cela
vous désigne comme une cible potentielle pour un enlèvement.
Le journaliste comme cible délibérée
La situation sest dramatiquement aggravée pour les journalistes
depuis une vingtaine dannées. Auparavant, le reporter bénéficiait
dune sorte de sanctuarisation dans les zones de conflit. Certes, comme
on la vu, il nétait pas à labri des risques,
mais une fois identifié, il était généralement pris
sous la protection des populations/armées/milices environnantes : par
son intermédiaire, le monde allait connaître la vérité
sur la souffrance/la cause des personnes/mouvements sur lesquels il effectuait
son reportage. Par la publicité quil leur assurerait, il les protègerait.
En retour, on lui devait protection.
Ce mécanisme a volé en éclat lors de la guerre du Liban
avec lapparition des enlèvements de journalistes au début
des années 80. Le retentissement donné à ces enlèvements
par les médias et les milieux politiques internationaux a démontré
que cela pouvait être payant denlever des journalistes. Lexemple
a été retenu par nombre de guérillas à travers le
monde. De surcroît, limage du journaliste dans les populations en
zone de conflit sest considérablement dégradée. Désormais,
il ne passe plus pour celui qui apporte le témoignage des populations
qui souffrent, mais il est au contraire perçu comme un oiseau de malheur,
un voyeur amenant avec lui davantage de souffrance, quand il nest pas
purement et simplement rendu responsable, par assimilation des misères
qui affligent la zone visitée et ses habitants. Cest dautant
plus vrai sil appartient à des médias occidentaux dans un
contexte comme celui de la guerre dIrak. Cest là un effet
pervers de la mondialisation et de sa perception dissymétrique selon
le pays auquel on appartient.
En outre, lenvoyé spécial, surtout sil travaille pour
une télévision par satellite, perd le bénéfice de
lanonymat. Il est reconnu dans la rue. Les belligérants connaissent
son apparence et savent instantanément ce quils diffusent. Cest
loin dêtre toujours un atout en matière de sécurité
!
Dans la guerre dIrak, la répétition de graves incidents
mettant en cause larmée américaine laisse à penser
que pour létat-major américain, les médias peuvent
en certains cas être une cible légitime. On en avait déjà
eu lillustration lors des bombardements de la télévision
serbe lors de la guerre du Kosovo (16 morts) et de la télévision
irakienne (25 mars 2003), ce qui est contraire aux lois de la guerre, à
moins que ces médias ne diffusent des indications opérationnelles
dun point de vue militaire. Cest dailleurs ce qua prétendu
le Pentagone, affirmant que ces émissions de télévision
servaient à faire parvenir des messages codés à son armée.
Lidée que les soldats irakiens étaient assis dans le désert
à regarder la télévision pour recevoir leurs ordres était
en soi suffisamment ridicule ! Encore sagissait-il de télévisions
ennemies.
Mais lattaque contre lhôtel Sheraton de Bassorah, atteint
le 2 avril 2003 par quatre tirs dobus directs alors quil nétait
occupé que par une équipe de la chaîne satellitaire du Qatar
Al Jazira, le bombardement aérien le 8 avril de limmeuble qui abritait
le bureau de Bagdad dAl Jazira tuant un journaliste, Tarek Ayoub, et en
blessant un autre, suivi peu après de tirs de chars contre le bureau
dAbu Dhabi TV, puis contre lhôtel Palestine où étaient
rassemblés la plupart des journalistes internationaux (tuant un caméraman
de Reuters et un autre travaillant pour une télévision espagnole,
et faisant trois blessés parmi les journalistes présents) laisse
à penser quil sagit dun schéma constant et cohérent,
dautant que lors de la campagne dAfghanistan (novembre 2001), les
bureaux dAl Jazira à Kaboul avaient déjà détruits
par un bombardement américain. Instruits par cette douloureuse expérience,
les dirigeants dAl Jazira avaient pris la précaution de communiquer,
avant le début de la guerre, les coordonnées GPS de leurs bureaux
en Irak, ce qui donne la mesure du sérieux des affirmations officielles
américaines selon lesquelles il sagit là dun hasard
malheureux.
A la suite de ces bombardements meurtriers, visant en quelques heures plusieurs
cibles connues de létat-major américain et identifiées
pour être des lieux où se trouvaient des journalistes internationaux,
les porte-parole américains ont multiplié les explications confuses
et contradictoires. A Doha, au cours de la même conférence de presse,
le général Vince Brooks a prétendu que les chars se trouvant
sur le pont de la République avaient riposté à des tirs
provenant du hall de lhôtel Palestine, avant de se rétracter
lorsque un journaliste a fait remarquer que les obus avaient atteint les 14ème
et 15ème étages de lhôtel. Dans les jours qui suivaient,
Colin Powell adressait au gouvernement espagnol une lettre regrettant la mort
du journaliste espagnol mais affirmant que le commandant du char Abrams M1A1
de la division Alpha navait fait que son devoir. Les dirigeants militaires
américains se sont employés à soutenir que dans aucun des
cas mentionnés, les auteurs de tirs ne savaient quil y avait des
journalistes alors même que létat-major était au courant.
Linterprétation la plus indulgente témoigne au minimum dune
déficience majeure dans la chaîne de commandement. Lautre
interprétation qui est celle de la FIJ est que ces opérations
contre les journalistes étaient délibérées et relèvent
du crime de guerre. Une indication allant en ce sens est quaucune enquête
digne de ce nom na été engagée, quaucune sanction
na été prise contre les auteurs de ces tirs ou leurs supérieurs
et que des journalistes témoins directs de ces événements,
toujours présents à Bagdad plusieurs mois après les faits,
navaient toujours pas été invités à faire
part de leur témoignage . La mort de Mazen Dana (cf. supra), intervenue
quatre mois plus tard alors même que les «opérations majeures»
avaient officiellement pris fin le 1er mai et que lIrak était passé
sous le contrôle des forces doccupation et labsence denquête
à la suite de son décès ne fait que renforcer cette impression.
Enfin, les journalistes sont parfois la cible dattaques ayant des raisons
nayant rien à voir avec lenjeu politique du conflit mais
pour des causes purement crapuleuses. Les journalistes emportent souvent avec
eux du matériel électronique coûteux (appareils photos,
caméras, ordinateurs) et des devises étrangères en quantité
importante. De surcroît, leur enlèvement peut permettre aux ravisseurs
despérer une rançon confortable.
3- La réponse des médias
Le plus difficile a sans aucun doute été dadmettre la réalité
du risque autrement que dune façon théorique. Appartenant
à la rédaction de RFI qui, en moins de deux ans, a perdu deux
journalistes (Johanne Sutton en Afghanistan en novembre 2001 et Jean Hélène
en Côte dIvoire en octobre 2003), je peux témoigner que les
circonstances de leur mort a pesé lourd dans lappréciation
des risques par la rédaction dans son ensemble, et la rédaction
en chef en particulier, avant lenvoi en reportage dun journaliste
en zone dangereuse. Le suivi du journaliste sur le terrain par téléphone
est également devenu une priorité et, dans certains cas, un suivi
psychologique par un psychiatre est proposé au retour de reportage à
ceux qui en font la demande. Tout ceci est relativement nouveau dans une profession
où il était bien vu de ne pas montrer sa peur. Mais le réel
a dramatiquement rattrapé la légende et la leçon semble
en avoir été pour lessentiel tirée par les médias
(jusquoù, pour combien de temps ? cest une autre histoire)
et cest au moins un point positif.
Lune des réponses au danger, on la vu, peut être de
renoncer à la couverture et donc aux risques associés. Mais ce
nest pas la réponse dominante et elle ne peut être intellectuellement
satisfaisante pour des gens qui se sont donnés pour mission dinformer
le public.
Lessentiel de la réponse porte donc sur une appréciation
la plus exacte possible de la nature du danger et de son ampleur, des zones
où lon peut travailler dans une sécurité relative,
etc. Léchange dinformations, entre journalistes, quelle que
soit leur média ou leur nationalité, mais également avec
des voyageurs et des résidents sest considérablement intensifiée
et permet désormais davoir une évaluation à peu près
correcte des risques. Cest bien, mais cela ne les fait pas disparaître.
Certains médias, essentiellement américains, ont cru devoir répondre
à la menace ambiante en sarmant. On en a eu la preuve lorsquune
équipe de CNN a été prise pour cible et quun garde
armé voyageant avec elle a riposté sur les assaillants. Selon
CNN, la présence de ce garde a sauvé la vie, ou du moins la liberté
des journalistes de CNN qui se trouvaient à bord du véhicule.
Mais cet épisode a laissé un profond malaise parmi les journalistes.
Tout comme la révélation quun correspondant du New York
Times, Dexter Filkins, se promenait dans les rues de Bagdad pistolet à
la ceinture. Car si ces journalistes assurent ainsi (ce qui reste un sujet de
controverse) leur sécurité personnelle, ils mettent en péril
celle de tous leurs confrères. Comme les volontaires des organisations
humanitaires ou de la Croix-Rouge, les journalistes ne doivent en aucun cas
donner le sentiment quils sont des belligérants, faute de quoi
cest lensemble des journalistes qui sont menacés, et à
travers eux, la vérité quils tentent de débusquer
pour la transmettre au public.
Conclusion
Les journalistes en zone de conflit sont en principe couverts par larticle
3 de la Quatrième Convention de Genève, ainsi que par larticle
79 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève mais ces
textes ne couvrent pas toutes les situations dans lesquelles peuvent se trouver
des journalistes accomplissant leur tâche en zone de conflit. Lune
des voies à explorer serait sans doute de compléter la résolution
1502 du Conseil de sécurité. Cette résolution, qui prévoit
explicitement la protection du personnel des Nations unies, du personnel associé
et du personnel humanitaire dans les zones de conflit, pourrait être amendée
par lajout dune référence à la protection des
personnels des médias en zone de conflit. Certes, cette réponse
juridique ne se substitue en rien aux précautions dictées par
le bon sens et lexpérience prises par les médias et les
correspondants eux-mêmes, qui doivent veiller à leur sécurité,
sans jamais perdre de vue non plus leur mission dinformation.
Comme le disait une journaliste du Los Angeles Times, Carol Williams
: «Bagdad, comme Beyrouth, Sarajevo, Kaboul et Mogadiscio est un endroit
dangereux. Réfléchir à toutes les façons par lesquelles
vous pouvez être blessé, kidnappé ou tué moins de
chances de vous rendre plus vigilant que de vous effrayer en permanence».
1 Les chiffres diffèrent selon les sources. Le CPJ (Committee to Protect
Journalists) a compté 37 journalistes tués de façon certaine
et 12 morts non confirmées ; RSF (Reporters sans frontières) établit
le bilan à 42 ; la FIJ (Fédération internationale des journalistes)
dénombre 92 journalistes et salariés des médias tués
en 2003 et janvier 2004 (86 journalistes et 6 autres salariés).
2 IFJ urges new safety action after barbaric targeting of journalists
in Iraq, 7 mai 2004
3 Peter McIntyre, Live News, A survival guide for journalists, FIJ, Bruxelles,
2003.
4 FIJ, Justice
Denied On The Road To Baghdad, safety of journalists and the killing of
Media staff during the Iraq war, octobre 2003 (version française:
Déni
de justice sur la route de Baghdad). Lire également: International
News Safety Institute, Dying to tell the story, Bruxelles, 2003.
5 Entretiens avec deux cameramen de la BBC, Bagdad, 21 janvier 2003.
6 Entré en vigueur en 1978, il fait spécifiquement référence
aux journalistes en mission dangereuse.