Déontologie des médias:
vraies questions, fausses bonnes idées
Par Olivier Da Lage*
La commission Outreau avait donc, dans un premier temps, envisagé la
création dun Conseil de léthique pouvant décerner
blâmes et avertissements aux journalistes, voire leur retirer la carte
de presse en cas de manquements graves à léthique. Devant
la bronca qui sannonçait, ils ont renoncé à ces dispositions
dans leur rapport final, se contentant de demander aux médias délaborer
un code de déontologie commun à la presse écrite et audiovisuelle
sans préciser pour autant la nature juridique de celui-ci.
On ne fera pas linjure aux parlementaires de penser quà travers
ces propositions, ils cherchaient à régler collectivement leurs
comptes avec des journalistes qui malmènent au quotidien les politiques.
Dabord, parce que le rapport, fruit de travaux longs et publics, envisage
le traitement des affaires judiciaires dans leur globalité et ne se limite
pas, loin de là, à montrer du doigt certains comportements de
la presse. Quand bien même certains dentre eux auraient eu semblables
arrière-pensées, il nen demeure pas moins que le problème
mis en évidence est réel et doit être traité en tant
que tel.
Il ne fait pas de doute que des pratiques journalistiques douteuses ont eu cours,
dans laffaire dOutreau comme dans bien dautres. La défense
passionnée de la liberté de la presse ne doit pas conduire les
journalistes à s'en servir de prétexte pour éluder leurs
propres responsabilités face à ce que plusieurs auteurs ont à
juste titre qualifié de « maljournalisme ». Cest
dailleurs largement pour cette raison que le Syndicat des journalistes
(devenu le SNJ), fondé en mars 1918, sest doté trois mois
après sa création dune « Charte des devoirs professionnels
des journalistes français ». Le Journaliste, organe du syndicat,
se définissait en sous-titre comme « organe de discipline professionnelle
». Sur le modèle des avocats, les journalistes français,
nouvellement organisés, demandent un Ordre. Et lorsquen mai 1936,
la Commission de la carte didentité des journalistes professionnelles
est installée, en application de la loi du 29 mars 1935 fortement inspirée
par le SNJ, Le Journaliste titre fièrement : « LOrdre
des journalistes est créé ». Dailleurs, dans son
magistral rapport, le député de lAube Émile Brachard
imaginait une Commission faisant le ménage dans la profession : «
Létablissement de la carte didentité aidera puissamment
à lorganisation méthodique dune profession longtemps
demeurée dans lanarchie ; Les intérêts moraux y vont
de pair avec les intérêts matériels (
) ».
Les pères fondateurs du statut du journaliste semblaient en effet persuadés
que par sa seule existence, la carte de presse aurait un effet vertueux et aboutirait
à la moralisation de la profession.
A lusage, cependant, force est de constater que la Commission de la carte
na pas rempli ce rôle, tout simplement parce que les textes ne lui
en donnaient pas le pouvoir. Chaque fois que la Commission de première
instance sest aventurée sur ce terrain, elle a été
désavouée par la Commission supérieure, où les magistrats
professionnels sont majoritaires. Si lon excepte un bref intervalle à
la Libération de 1944 à 1946, lorsque la Commission est chargée
de lépuration de la profession, la CCIJP na pour ainsi dire
joué aucun rôle déontologique.
Il sy ajoute une autre raison, au moins aussi importante : labsence
de consensus au sein de la profession. Il est dailleurs frappant de mettre
en parallèle le volontarisme militant et peut-être naïf de
nos aînés en matière de déontologie et lattitude
timorée qui semble dominer aujourdhui : chacun se dit préoccupé
déthique, mais nul ne reconnaît aux autres le droit de sen
mêler, ce qui sert dans les faits à justifier une totale passivité
que ne compense pas la prolifération des colloques et séminaires
consacrés à la déontologie des médias.
Faut-il pour autant confier ce rôle à une autre instance, Conseil
supérieur de léthique ou autre Conseil de presse ? Rien
nest moins sûr, et ce pour plusieurs raisons :
Dune façon générale, les institutions traversent
une très grave crise de légitimité. A plus forte raison
en serait-il dun organisme chargé de dire le Bien et le Mal en
matière dinformation, avec à la clé un pouvoir de
sanction ;
Lexistence dun « Conseil supérieur de léthique
» aurait pour effet probable la déresponsabilisation des journalistes
et de leur hiérarchie ;
Le risque serait grand que la profession se donne bonne conscience en
sanctionnant quelques dérapages exemplaires (par exemple de la presse
people) mais très atypiques au regard des pratiques déontologiquement
discutables que lon retrouve dans toutes les formes de presse. La politique
du bouc émissaire ne peut jamais être une solution aux problèmes
collectifs ;
Enfin, la création dun tel organisme porterait un coup fatal
à lautorité de la Commission de la carte. On peut le vouloir,
certains ne sen privent pas, mais il faut alors le dire clairement ;
Se pose ensuite la question des sanctions. En premier lieu : qui sanctionner
? Le journaliste coupable du dérapage ? Sans doute. Mais comment faire
abstraction de la chaîne hiérarchique et des conditions de travail
dans lesquelles il a été amené à commettre les erreurs
? Il ne sagit pas seulement des instructions données ou des commandes,
mais aussi des moyens mis à la disposition du ou des journalistes pour
recouper ses informations, et notamment le temps accordé pour procéder
à ces vérifications et à un travail de terrain. Ensuite
: qui doit prendre la sanction ? Quil sagisse ou non de la Commission
de la carte, on doit sinterroger sur les conséquences pratiques
dun dérapage journalistique sanctionné. Avertissement, blâme
? On peut raisonnablement penser que de telles sanctions tomberaient rapidement
en désuétude devant leur absence de signification réelle.
Retenues financières sur le salaire ? Cest lune des mesures
à la disposition de lOrdre des journalistes italien. A ce que nous
disent les confrères italiens, cette sanction est fort peu utilisée
et malaisée à prendre. Suspension, voire radiation de la carte
de presse ? On atteint là des zones dangereuses. En premier lieu car
la carte de presse nest pas un permis de travail conditionnant la pratique
professionnelle mais, tout au contraire, elle constate celui-ci. Ce serait donc
un contresens. Mais si lidée sous-jacente est dinterdire
temporairement ou non à un journaliste de pratiquer son métier
pour sanctionner des pratiques douteuses, on crée en réalité
un nouveau délit : l « exercice illégal du journalisme
» tout comme il y a un exercice illégal de la médecine.
Ce serait à lévidence en contradiction absolue avec les
principes constitutionnels de liberté de linformation, et notamment
larticle 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de lHomme.
Autre idée de la « Commission Outreau » : réaffirmer
le droit des journalistes à protéger leurs sources. Mais au même
moment, le député UMP Jacques Briat déposait une proposition
de loi (co-signée par 45 députés) proposant exactement
le contraire : « Il est indispensable que la présentation publique
dune enquête ou dune instruction judiciaire ne sappuie
pas sur des sources judiciairement confidentielles pour protéger la notion
même de présomption dinnocence » et pour ce faire,
il propose dobliger les médias à révéler leur
source dans les articles traitant des instructions judiciaires.
Bien entendu, cette proposition doit se comprendre dans le contexte de laffaire
Clearstream, qui a vu le Premier ministre Dominique de Villepin, abondamment
mis en cause, en appeler à la déontologie des médias. Tout
comme lenquête diligentée à la demande du Garde des
Sceaux Pascal Clément pour rechercher lorigine des fuites ayant
abouti à la violation du secret de linstruction dans cette même
affaire. Cest pourtant le même Pascal Clément qui, présentant
ses vux à la presse le 11 janvier 2006, affirmait au contraire
son intention de modifier rapidement la loi du 29 juillet 1881 pour y faire
inscrire le droit des journalistes à la protection de leurs sources.
Le 20 juin, le garde des Sceaux a réaffirmé sa volonté
d'introduire une telle modification législative, mais sans indication
de calendrier.
En toute hypothèse, le gouvernement et le législateur nont
plus le choix tant il est vrai quau fil de ses arrêts, la Cour européenne
des droits de lHomme (CEDH) a confirmé et précisé
sa position sur la question, exprimée pour la première fois avec
larrêt Goodwin (1996), réaffirmée lors de larrêt
Fressoz et Roire (1999) et étendue à travers larrêt
Roemen et Schmit (2003) : « La protection des sources journalistiques
est lune des pierres angulaires de la liberté de la presse (
).
La Cour juge que des perquisitions ayant pour objet de découvrir la source
dun journaliste constituent même si elles restent sans résultat
un acte plus grave quune sommation de divulgation de lidentité
de la source. »
Cest à lévidence ce qui sest produit lors des
perquisitions au Point et à LEquipe dans laffaire
Cofidis et cest en raison même de lémotion qui sest
emparée de la profession que le ministre a pris en janvier dernier les
engagements de modifier la loi afin de la mettre en conformité avec la
jurisprudence de la CEDH. Autant dire que pour le Parlement comme pour le gouvernement
français, légiférer contre la protection des sources journalistiques
nest pas une option. En revanche, aussi prometteuses que puissent être
les pistes annoncées en janvier par le Garde des Sceaux, lexpérience
commande la prudence, et même la méfiance : après tout,
treize ans après la réforme du Code de procédure pénale
permettant aux journalistes entendus comme témoins de ne pas révéler
leurs sources et apportant certaines garanties lors des perquisitions dans une
entreprise de presse, trois ans après larrêt Roemen et
Schmit, il se trouve encore des politiques, des magistrats et des policiers
pour user de leurs pouvoirs afin de découvrir les sources journalistiques.
Ce nest dailleurs pas propre à la France. Même la loi
belge du 7 avril 2005, célébrée comme une avancée
majeure dans la protection des sources, a montré ses limites pratiques.
Au fond, quil sagisse des codes de déontologie ou de la protection
des sources, des mesures simples et pragmatiques permettraient de progresser
de façon significative.
En premier lieu, la reconnaissance dun statut juridique de léquipe
rédactionnelle au sein de lentreprise de presse, nécessairement
représentée dans les instances dirigeantes du média, ne
peut que contribuer à un contrôle accru de la rédaction
sur ses pratiques.
Pour répondre aux objections de ceux qui font valoir que la charte des
devoirs des journalistes français de 1918 (ou celle dite de Munich signée
en 1971 par lensemble des syndicats de journalistes européens)
na pas de valeur juridique, rien nest plus facile que dy remédier.
dune part en lincorporant à la Convention nationale
de travail des journalistes sur le modèle de lavenant audiovisuel
qui précise dans son annexe à larticle 5 que «
les journalistes exerçant leur profession dans une des entreprises signataires
tiennent pour règle de leur activité professionnelle la Charte
des devoirs du journaliste publiée par le Syndicat national des journalistes
en juillet 1918 et complétée le 15 janvier 1938 et figurant en
annexe » ;
dautre part en rajoutant le texte de cette charte et lengagement
sur lhonneur de la respecter au formulaire de demande ou de renouvellement
de la carte de presse, ce qui donnerait un fondement légal à une
éventuelle décision de la CCIJP de ne pas délivrer la carte
en raison de manquements à léthique du demandeur. Les cas
seraient sans doute rares et âprement discutés au sein de la CCIJP,
mais les décisions de non-renouvellement auraient dès lors un
solide ancrage juridique.
En ce qui concerne la protection des sources, la seule mesure susceptible de
garantir de manière certaine le respect par les magistrats et les policiers
des dispositions prévues à cet effet serait de préciser
dans la loi que les procédures (ou parties de procédures) sappuyant
sur des sources journalistiques révélées contre lavis
du journaliste sont nulles de plein droit.
Dans un cas comme dans lautre, on est certes loin des grandes réformes
demandées, annoncées puis oubliées à la faveur des
diverses crises et scandales politico-judiciaires. Mais ces mesures pragmatiques
seraient probablement beaucoup plus réalistes, et partant, plus efficaces.
* Journaliste à RFI, ancien président de la Commission de la Carte.