COMMENT PEUT-ON ÊTRE SAOUDIEN ?

par Olivier Da Lage* 


L’"après-11 septembre" s’est imposé à l’Arabie Saoudite comme un moment de l’histoire du royaume que ses dirigeants n’avaient pas prévu, et encore moins souhaité. Certes, il a été dit et écrit que le monde ne serait plus jamais le même après les attentats de New York et de Washington du 11 septembre 2001. Mais, si l’on excepte les États-Unis, l’Afghanistan et le Pakistan, nul pays plus que l’Arabie Saoudite n’a été autant affecté par les conséquences de cet événement. En quelques jours, la monarchie wahhabite, qui cultive le secret avec soin, a été placée malgré elle au centre de l’attention internationale d’une façon fort peu flatteuse. Accusée d’être, pêle-mêle, le berceau des terroristes, l’inspirateur idéologique et le soutien financier des réseaux islamistes à travers la planète, la patrie d’origine de Ben Laden et le "parrain" de ses protecteurs talibans, l’Arabie Saoudite connaît aussi à l’intérieur de ses frontières une contestation radicale.
Dans le passé, chaque fois qu’ils l’ont pu, les dirigeants saoudiens ont choisi de faire face aux problèmes auxquels ils étaient confrontés en différant leur traitement, dans l’espoir que le temps et l’argent parviendraient à réduire les tensions. A trois reprises cependant, au cours de la période récente, ils ont dû réagir : en 1979, pour réprimer l’insurrection de la Grande Mosquée de La Mecque ; en 1990, lorsque le roi Fahd a répondu à l’invasion du Koweït par l’Irak en faisant appel aux forces étrangères, c’est-à-dire pour l’essentiel américaines ; et au lendemain de l’attaque d’Al Qaïda contre les symboles de la puissance américaine sur le sol même des États-Unis.


La crise née des attentats a donc contraint le pouvoir saoudien à opérer des choix déchirants qu’il aurait préféré retarder aussi longtemps que possible : la rupture avec les Talibans, la redéfinition de la relation politique et militaire avec les États-Unis, la mise au pas de l’institution religieuse, à la fois pilier du régime et épicentre de sa contestation — tout cela sous l’œil vigilant et critique, pour ne pas dire hostile, d’une grande partie de la presse internationale. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer que le 11 septembre 2001 a représenté un véritable traumatisme, tant pour la société saoudienne que pour ses dirigeants.


Riyad-Washington : des relations mal en point


La mise en cause du royaume par les médias américains et certains congressmen parmi les plus influents est intervenue alors que les relations entre Riyad et Washington étaient déjà fort mal en point. La dégradation de ces rapports, depuis l’accession à la Maison Blanche de George W. Bush, est inversement proportionnelle aux espoirs qu’avaient placés en lui la plupart des dirigeants arabes, au premier rang desquels les Saoudiens.


Bill Clinton, démocrate — et dont l’équipe en charge du Moyen-Orient comprenait de nombreux juifs —, n’avait jamais été apprécié par la famille Al Saoud. On lui en voulait d’avoir utilisé sans vergogne la puissance américaine pour pressurer commercialement le royaume à une période (1993-1998) où ses ressources financières étaient au plus bas. Plus proches idéologiquement des Républicains, les Saoudiens conservaient un souvenir particulièrement agréable de la présidence de George Bush père, artisan de la défense du Koweït et de la conférence de Madrid. Les liens qui unissaient George Bush et son secrétaire d’État James Baker à l’industrie pétrolière les rendaient plus sensibles aux arguments développés par l’Arabie Saoudite, spécialement dans le conflit israélo-arabe. C’est du moins ce que l’on pensait, aussi bien à Riyad ou Damas qu’à Jérusalem. La perspective de voir son fils reprendre le flambeau fut donc bien accueillie dans les capitales arabes. Entouré par l’équipe de fidèles de George Bush senior (Dick Cheney, Colin Powell, James Baker, etc.), comment George Bush junior ne s’inscrirait-il pas dans le droit fil de la politique moyen-orientale naguère impulsée par son père ?


Les Arabes durent vite déchanter. Premièrement, George W. Bush et sa nouvelle équipe ne firent pas mystère de leur volonté de rester autant que faire se pouvait à l’écart du conflit du Proche-Orient, à un moment où l’intervention américaine pour sortir de la spirale de violence paraissait plus nécessaire que jamais. Deuxièmement, il apparut rapidement que le nouveau président témoignait en toute occasion une très grande compréhension envers la politique suivie par le premier ministre israélien Ariel Sharon. Alors que ce dernier était reçu à plusieurs reprises à la Maison Blanche, George W. Bush refusait obstinément tout contact avec Yasser Arafat. Parallèlement, la diplomatie américaine tentait d’enrôler ses alliés arabes dans une nouvelle tentative visant à mettre à bas le régime de Saddam Hussein. Les tournées de Colin Powell, le secrétaire d’État, et d’autres hiérarques de la nouvelle administration se traduisirent par autant d’échecs, particulièrement en Arabie Saoudite.


Au fil des années, les opinions publiques des pays du Golfe ont, en effet, montré une compassion croissante pour la souffrance du peuple irakien. De l’avis général, largement partagé en Arabie Saoudite par les cercles dirigeants — y compris des membres éminents de la famille régnante —, l’intransigeance des Américains, qui s’obstinent à maintenir les sanctions contre l’Irak, constitue la cause première de ces souffrances. Vue de Riyad, la politique américaine paraît singulièrement manquer de vision à moyen et long termes sur les perspectives de l’après-Saddam en Irak et dans la région. Échaudés par l’expérience de ces dix dernières années, les Saoudiens et leurs voisins savent que, contrairement aux Américains, ils risquent d’avoir à vivre plusieurs années soit avec Saddam Hussein au pouvoir, soit avec un Irak en proie au chaos (dont l’instabilité risquerait alors de déborder sur les États voisins).


L’autre raison de la fermeté saoudienne tenait à son refus de prendre part à une politique de déstabilisation de l’Irak alors même que l’administration américaine demeurait sourde aux arguments des Palestiniens, illustrant ainsi une politique de " deux poids, deux mesures " régulièrement dénoncée dans le monde arabe. Ce "lien" que George Bush père, en réunissant la conférence de Madrid en octobre 1991, avait fini par établir tacitement entre l’invasion du Koweït par l’Irak et le règlement du problème palestinien, George Bush fils refusait d’en entendre parler. Or, participer à une opération dirigée contre Saddam Hussein tout en durcissant les sanctions contre l’Irak, et sans placer le problème palestinien au premier plan n’était pas admissible pour l’opinion saoudienne. Cela ne l’était pas davantage pour les dirigeants du royaume.


A mesure que les Saoudiens prenaient conscience du cours nouveau de la politique américaine, ils commençaient à laisser percer leurs états d’âme. Au début de l’été, ils ont fait savoir que le prince Abdallah refusait de se rendre à Washington à l’invitation de George W. Bush, contrairement à d’autres dirigeants arabes comme le roi Abdallah de Jordanie, le président Moubarak d’Égypte ou le président Bouteflika d’Algérie. Riyad fit comprendre que, tant que Yasser Arafat ne serait pas lui aussi convié à la Maison Blanche, la visite du prince Abdallah était sans objet. Le président américain campant sur son refus de recevoir le leader palestinien et de faire pression sur Israël, l’irritation saoudienne monta d’un cran : fin août, le prince Abdallah ordonna à une délégation militaire, conduite par le chef d’état-major saoudien, de regagner immédiatement le royaume. Comme le confia plus tard le prince Abdallah (1), la délégation saoudienne était déjà arrivée au Pentagone lorsque lui parvint l’ordre de rappel !


Mais depuis les attentats du 11 septembre, la relation spéciale" entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite est soumise à un tangage plus intense encore. C’est désormais au tour de l’Amérique de manifester sa mauvaise humeur. Oussama Ben Laden, rapidement désigné par les autorités américaines comme le principal suspect, n’est-il pas d’origine saoudienne ? N’était-il pas également le protégé des Talibans, dont le régime n’a été reconnu que par trois pays — le Pakistan, les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite ? Mais c’est principalement la révélation par le FBI que sur les 19 pirates de l’air responsables des attentats de New York et de Washington, 15 sont saoudiens qui a frappé les esprits. Horrifié, le public américain a découvert qu’Oussama Ben Laden dispose d’un capital de sympathie non négligeable dans toutes les couches de la société saoudienne.


La " Saudi connection "


Dès lors, la presse américaine a consacré de pleines pages à la "Saudi connection", s’interrogeant sur l’"allié réticent", dénonçant "les deux visages de l’Arabie Saoudite" et "le jeu des Saoudiens". Les éditorialistes ont glosé sur les "relations américano-saoudiennes au bord du précipice" et ont appelé à "réévaluer l’Arabie Saoudite". Au Congrès, représentants et sénateurs, démocrates et républicains confondus, ont exigé de leur gouvernement qu’il fasse pression sur ce pays prétendument allié des États-Unis — un pays qui produit des terroristes antiaméricains et ne montre aucun empressement à coopérer avec Washington pour traquer les auteurs des attentats ou participer aux représailles contre ceux qui les protègent. De nombreux articles ont souligné la complaisance avec laquelle les autorités saoudiennes tolèrent la collecte et le transfert de fonds au profit d’"organisations caritatives" islamiques dont beaucoup servent de paravent au financement de mouvements terroristes, qu’ils soient ou non dans la mouvance de Ben Laden. A ce stade, la presse américaine a rappelé les réticences de Riyad à collaborer avec le FBI dans le cadre de l’enquête sur l’attentat d’Al Khobar en 1996, qui a fait 19 morts parmi les soldats américains et des centaines de blessés. Le célèbre journaliste Seymour Hersh a publié dans le New Yorker (2) un article basé sur la retranscription de nombreuses conversations téléphoniques des principaux représentants de la famille Al Saoud. Pour Riyad, il ne fait guère de doute que ce texte, qui présente les Saoudiens comme des personnages corrompus, divisés, et hostiles à la politique américaine, a été inspiré par des membres influents de l’administration Bush.


Dans un premier temps, le royaume est resté sans réaction, comme assommé par ce coup qu’il n’avait pas vu venir. Les Saoudiens sont habitués à n’être pas aimés, à être jalousés, à être critiqués pour leur régime, leur interprétation de l’islam et leur conception des droits de l’homme. De longue date, ils sont pareillement accoutumés à lire dans la presse occidentale des analyses annonçant l’effondrement imminent de leur système politique. La vulnérabilité de cet improbable pays est un thème récurrent. Jamais, cependant, le royaume saoudien n’avait été ouvertement accusé d’être la matrice idéologique, financière et humaine du terrorisme. Les dirigeants saoudiens ressentent cette campagne comme d’autant plus injuste que le soutien à Oussama Ben Laden dans les années 80 s’est fait avec l’approbation et le concours des États-Unis et que, par la suite, celui-ci s’est attaqué aussi bien à son pays d’origine qu’aux Américains. Dans son "épître" du 23 août 1996, prononcée depuis le massif de l’Hindou Koush en Afghanistan, Ben Laden s’en prend à la famille Al Saoud avec une virulence inouïe (3). Cible privilégiée d’Al Qaïda, au même titre que les États-Unis, la Maison des Saoud ne parvient pas à comprendre — et encore moins à admettre — qu’elle soit traitée en complice.


Le 25 septembre, les Saoudiens ont annoncé la rupture de leurs relations diplomatiques avec les Talibans donnant ainsi l’impression de déférer à la requête de Washington. Riyad qui, dès septembre 1998, avait expulsé le chargé d’affaires taliban, avait pourtant des raisons d’agir ainsi : lorsque le prince Turki Al Fayçal, chef des services secrets du royaume, vint à plusieurs reprises rappeler aux dirigeants afghans leur promesse de brider les activités d’Oussama Ben Laden, puis leur demander de le livrer aux autorités saoudiennes, il se heurta à une fin de non-recevoir (4). Rien n’indique que la rupture serait intervenue aussi vite en l’absence de pressions extérieures. Toujours est-il qu’en se pliant à l’injonction américaine (avait-elle un autre choix ?), la famille régnante a perdu la face aux yeux du monde et de ses propres sujets.


Malentendus et inquiétudes


Passé le choc initial, l’Arabie Saoudite s’est ressaisie. D’abord en critiquant sur un ton indigné, parfois geignard, la campagne de presse dirigée contre le royaume depuis les États-Unis. Ensuite, en achetant les services d’agences de conseil en communication chargées de redorer l’image de la Maison des Saoud. Leur action, pour l’essentiel, a consisté à acheter des dizaines de pages dans les journaux afin de vanter sur un mode suranné le bonheur d’être sujet saoudien sous le règne du roi Fahd. Plus sérieuse, en revanche, est l’initiative inédite prise par le prince Abdallah de s’exprimer publiquement à la télévision et dans les journaux sur les relations américano-saoudiennes (5). Dévoilant le contenu d’une communication téléphonique avec le président Bush, il affirme que ce dernier lui a présenté ses excuses pour les articles publiés dans la presse américaine et qu’il s’est engagé à sanctionner les responsables dès qu’ils seraient identifiés.
Il est capital pour les dirigeants saoudiens de démontrer à leurs compatriotes et à l’opinion arabe que l’alliance avec les États-Unis, aussi controversée soit-elle, se justifie par l’influence dont jouit le royaume à Washington pour contrer celle d’Israël. Le pouvoir saoudien, cherchant à sortir de la crise par le haut, a tenté de convaincre les États-Unis de revoir leur politique au Proche-Orient, notamment de reconnaître la légitimité de l’État palestinien et de recevoir Yasser Arafat. C’est pourquoi lorsque, le 10 novembre 2001, de la tribune de l’ONU, George W. Bush a été le premier président américain à employer le terme d’"État de Palestine", Riyad s’en est attribué tout le mérite. Le dépit n’en a été que plus vif quand Bush a confirmé son refus de rencontrer Arafat, même "fortuitement" dans les couloirs du palais de verre des Nations unies. Le ministre des Affaires étrangères Saoud Al Fayçal, dont l’expression est habituellement mesurée, est allé jusqu’à déclarer au New York Times qu’"il y avait de quoi rendre fou un homme sain d’esprit" (6).


Au fil des semaines, la mésentente n’a fait que croître entre les États-Unis, qui demandaient publiquement à l’Arabie Saoudite l’autorisation d’utiliser les bases aériennes du royaume pour mener leurs opérations militaires en Afghanistan, et les responsables saoudiens, confrontés à la colère de leur population. Ces derniers étaient prêts à une coopération limitée, à condition qu’elle demeure discrète. Mais, pour l’opinion américaine de l’après-11 septembre et les membres du Congrès, il ne saurait y avoir d’alliés honteux. C’est en vain que certains spécialistes du Moyen-Orient au département d’État et au Pentagone plaidèrent pour des relations en demi-teintes, fondées sur le principe du "démenti plausible" ou de la "présence au-delà de l’horizon" qui a gouverné la collaboration militaire entre Riyad et Washington de 1945 jusqu’à l’invasion du Koweït.


C’est pourtant le stationnement massif et visible des forces américaines en Arabie Saoudite depuis dix ans qui est à l’origine de l’évolution de Ben Laden et de l’expansion de son mouvement. Al Qaïda s’est, en effet, donné pour objectif de chasser les "occupants" de la péninsule Arabique. Cette présence même a été le prétexte de divers attentats terroristes commis en Arabie Saoudite ou ailleurs contre les intérêts américains (7).


Au-delà de ce malentendu fondamental, une crainte beaucoup plus récente s’est fait jour en Arabie Saoudite : le royaume wahhabite présente-t-il toujours la même valeur stratégique aux yeux de Washington ? Riyad, qui avait déjà redouté une telle dévaluation de son rôle dans les années 90, lorsque l’on semblait croire aux États-Unis que le pétrole de la Caspienne pourrait concurrencer les hydrocarbures du Golfe, observe aujourd’hui avec inquiétude le regain d’intérêt des États-Unis pour l’Asie centrale et l’Asie du Sud parallèlement à son désengagement des questions moyen-orientales. Sans aller jusqu’à pronostiquer un lâchage complet, nombreux sont désormais ceux qui, de Djeddah à Riyad, se posent des questions sur la sincérité de l’engagement américain à leur égard. Les États-Unis ne se satisferaient-ils pas d’une prise de contrôle directe des installations pétrolières de la province orientale, abandonnant le reste de la péninsule à son sort, quel qu’il soit ? A ce stade, de telles interrogations relèvent à l’évidence du fantasme et de la propension, fort répandue dans le monde arabe, à imaginer toutes sortes de complots. Néanmoins, le seul fait qu’elles existent est un paramètre qu’il convient de prendre en compte dans la relation américano-saoudienne. L’inquiétude grandissante de Riyad vis-à-vis de cet allié exigeant et incertain (perception symétrique de celle qui a cours à Washington en ce qui concerne le royaume) constitue en soi un facteur supplémentaire d’instabilité. De même, on ne saurait ignorer le degré d’hostilité très réelle à l’encontre de l’Occident en général, des États-Unis en particulier, qui irrigue l’ensemble de la société saoudienne, jusque dans les sphères les plus élevées du pouvoir et de la famille régnante.


Nul n’envisage à Riyad, pas davantage qu’à Washington, de remettre en cause le partenariat stratégique décidé lors de la rencontre du 14 février 1945 entre Roosevelt et Ibn Saoud (8) : il s’agissait d’échanger le pétrole contre la sécurité. Les responsables des deux pays ne peuvent cependant faire l’économie d’un réexamen sans complaisance de cette alliance. Il faudra bien déterminer les concessions à faire de part et d’autre afin de préserver l’essentiel.
A cela s’ajoute l’équation personnelle des dirigeants actuels. George W. Bush, bien qu’entouré de collaborateurs issus de l’industrie pétrolière et proche lui-même de ce secteur, ne ressent aucune affinité pour le monde arabe. Au point que, pour rassurer les Saoudiens, il a dû dépêcher comme émissaire à Riyad son propre père, l’ancien président. De son côté, la réputation du prince Abdallah — fervent nationaliste arabe, opposé à un rapprochement trop poussé avec les États-Unis — n’a jamais eu la faveur des Américains qui lui ont toujours préféré des hommes comme Fahd ou son frère Sultan, ouvertement favorables à la coopération avec Washington. Certes, au département d’État et à la CIA, on semble à présent considérer que le conservatisme et le nationalisme ombrageux du prince Abdallah (9) représentent un facteur de stabilité, au moment où le régime fait face à une contestation islamiste et xénophobe. Mais ce point de vue n’est absolument pas partagé par la Maison Blanche et le Pentagone où toute réserve à l’égard des États-Unis est prise pour de l’hostilité. Ce n’est donc pas sur la base d’une relation personnelle de confiance entre Bush et Abdallah que pourra prospérer cette "relation spéciale", si malmenée depuis le début de l’année 2001.


Brutale remise en cause pour la maison des Saoud


Critiqués en Europe et aux États-Unis pour la complaisance dont ils feraient preuve à l’endroit du terrorisme islamique, les dirigeants saoudiens se voient au contraire reprocher par une large partie de leur opinion l’alignement du royaume sur les États-Unis. On a rappelé plus haut la popularité dont jouit Oussama Ben Laden en Arabie Saoudite, pour autant qu’on puisse en juger en l’absence de sondages et compte tenu du caractère très fermé de ce pays à l’égard des étrangers. Anthony H. Cordesman, l’un des meilleurs spécialistes des problèmes de sécurité dans le Golfe, indique qu’en 1995 le ministère de l’Intérieur avait relevé que 12 000 jeunes Saoudiens, à un moment ou à un autre, s’étaient rendus en Afghanistan pour y subir un entraînement de nature militaire avant de regagner leur pays (10). D’autres sources vont jusqu’à évoquer le chiffre de 25 000. Mais, en réalité, les véritables partisans d’Al Qaïda et de son leader ne représentent qu’une infime minorité de Saoudiens.


On trouve, en revanche, un grand nombre de sympathisants déclarés, appartenant à toutes les couches de la société, qui n’approuvent probablement pas les méthodes d’Oussama Ben Laden et qui n’ont certainement aucune intention de rejoindre les rangs de ses combattants, mais qui partagent son opposition à la présence américaine et ses critiques à l’encontre de la famille régnante. Pour la famille Al Saoud, le véritable défi réside dans la perméabilité au message de Ben Laden d’une partie non mesurable, mais significative, de l’institution religieuse. Toute la question est de savoir si le discours politico-religieux d’Oussama Ben Laden est une perversion de l’enseignement qu’il a reçu en Arabie Saoudite ou si sa pensée n’est que le prolongement de la doctrine wahhabite. Auquel cas, la hiérarchie religieuse du royaume partagerait les mêmes valeurs essentielles que le fondateur d’Al Qaïda, qui les aurait simplement traduites en actes. Pour l’heure, cette interrogation n’a pas trouvé sa solution, du moins hors de l’institution religieuse. Elle préoccupe profondément les pays occidentaux, de même que la famille royale qui, en dépit des moyens dont elle dispose, n’a peut-être pas non plus la réponse à cette question cruciale.


Le retour de la contestation religieuse


Quoi qu’il en soit, au lendemain des attentats, les représentants les plus autorisés de la hiérarchie wahhabite ont multiplié les déclarations publiques, citations du Coran et hadith à l’appui, condamnant les attentats suicide dirigés contre des victimes civiles innocentes, affirmant que seul le souverain disposait de la faculté de décréter le jihad, etc. Pour ce faire, avaient été mobilisés tous les membres de la haute hiérarchie religieuse nommée par le roi : le Grand Mufti du royaume, l’imam de la Grande Mosquée de La Mecque, le ministre des Affaires islamiques, les grands oulémas… Cette agitation médiatique visait à répondre à la multiplication de fatwas prononcées par des imams plus ou moins importants, mais qui, toutes, condamnaient l’intervention américaine en Afghanistan et l’assistance que pourraient lui porter des pays musulmans (sous-entendu : l’Arabie Saoudite).


La contestation la plus virulente est venue d’un imam septuagénaire de Bourayda, cheikh Hamoud ben Oqla Al Chouibi, qui, dans une fatwa, a jugé que "quiconque soutenait les infidèles contre des musulmans devait être lui-même considéré comme infidèle", c’est-à-dire, s’agissant d’un musulman, comme apostat. Donc mériter la mort. Jamais, depuis la prise de la Grande Mosquée de La Mecque en novembre 1979, la menace n’avait été aussi directe. Le pouvoir a tenté, en vain, d’obtenir de cheikh Hamoud qu’il revienne sur sa fatwa. Le fait qu’il soit originaire de Bourayda n’est pas indifférent : cette localité, au cœur du Nejd, est le bastion du wahhabisme le plus pur et le plus conservateur. Cette région avait déjà été, en 1994, le foyer d’une révolte menée par deux jeunes imams, Salman Awda et Safar Hawali. Emprisonnés en octobre 1994, ils ont été relâchés par le prince Abdallah au début de l’été 1999. Le 15 octobre 2001, Safar Hawali s’est illustré en adressant une lettre ouverte au président Bush, empreinte de références islamiques et bibliques, et se terminant par une exhortation à mettre fin à ses agressions militaires, sous peine de provoquer l’Armageddon (11). Contrairement à ce qui s’était produit en 1994, les autorités, du moins initialement, n’ont pas arrêté les meneurs.


En revanche, pour la première fois depuis l’avènement du roi Fayçal, le pouvoir politique a publiquement relevé le défi lancé par les religieux. Le 14 novembre, le prince héritier Abdallah a reçu les principaux dignitaires religieux du pays et leur a tenu un discours en deux points : 1°) l’Arabie Saoudite ne fera aucun compromis sur l’islam ; 2°) les érudits ont un devoir de prudence et de responsabilité lorsqu’ils s’expriment (12). Le premier point vise à rassurer une institution religieuse qui doute de la fermeté du pouvoir quant au respect des principes. Ses craintes portent notamment sur les concessions auxquelles l’Arabie Saoudite pourrait être contrainte pour être admise au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Le retard pris par le royaume pour adhérer à l’OMC tient, en effet, aux innombrables restrictions aux échanges que l’Arabie veut continuer d’imposer au nom de sa conception de l’islam. Mais il est clair que le message principal réside dans le second point. Le prince héritier ordonne à la hiérarchie religieuse de faire la police en son sein et de ne pas tolérer dans sa juridiction de prêches enflammés susceptibles de mettre en cause le régime : " Vous devez être modérés (…) parce que vous êtes aujourd’hui la cible de ceux qui s’attaquent à l’islam. (…) Il est de votre devoir de peser chaque mot. (…) Nous sommes dans une situation qui requiert la sagesse. "La presse saoudienne a donné un large écho à cette intervention, évoquant même, pour la première fois, la nécessité de soumettre les idées des religieux au crible de la critique : "Nos dignitaires religieux doivent comprendre les conditions de la vie moderne. Les musulmans ne vivent plus dans le Nejd, isolés du reste du monde", écrit ainsi l’éditorialiste du quotidien Al Watan (13).


L’attitude du prince Abdallah contraste fortement avec celle adoptée dix ans auparavant par le roi Fahd. En échange de l’appui des oulémas et du Grand Mufti à l’appel lancé aux forces étrangères, Fahd avait cédé à toutes les exigences de l’institution religieuse : renforcement du contrôle social sur la population autochtone et étrangère (14), extension de la sphère d’intervention des religieux dans le système éducatif… Fahd, dont la vie personnelle était notoirement fort éloignée des canons du wahhabisme, n’était pas en position de résister. Bien différente est la situation du prince Abdallah, dont le conservatisme et la piété sont unanimement reconnus. Tout comme jadis le roi Abdelaziz (Ibn Saoud) ou le roi Fayçal, ses lettres de créances wahhabites lui permettent de s’opposer frontalement à la hiérarchie religieuse lorsque les intérêts fondamentaux du pays sont en jeu. Ainsi fonctionne cet étrange couple dirigeant d’Arabie : la famille régnante et l’institution religieuse. Lorsque le souverain est affaibli (Saoud, Khaled, Fahd), la seconde occupe l’espace disponible. A l’inverse, face à un dirigeant fort et crédible sur le plan religieux (Abdelaziz, Fayçal ou Abdallah), elle est contrainte de s’incliner et d’accepter des compromis.


Mais cela ne suffira sans doute pas à inverser complètement la tendance. La contestation islamique trouve un terrain particulièrement fertile au sein d’une population très jeune, sans emploi ni perspectives, paupérisée par la conjonction de la croissance démographique et de la baisse des revenus du pétrole. Près de la moitié des Saoudiens sont âgés de moins de 15 ans. Même si la fécondité commence à diminuer, cette forte natalité, encouragée par le pouvoir politique et les religieux, continuera d’exercer ses effets pendant de longues années alors même que le pays ne parvient plus à absorber la classe d’âge qui arrive chaque année sur le marché du travail : quelque 100 000 jeunes doivent se partager 50 000 emplois seulement. Quant au taux de chômage (masculin), il est évalué à environ 25-30 %.


Arabie Saoudite

% pop < 15 ans*
% pop < 25 ans**
Accroissement naturel**
Indice de fécondité*
43
60
3,1
5,7

* source : INED (2001)
** source : US Bureau of Census (2001)


La formation dispensée par le système éducatif est largement inadaptée aux besoins de l’économie. De surcroît, les nombreux jeunes issus des filières religieuses ont reçu un enseignement marqué par les valeurs wahhabites ultraconservatrices et intolérantes. Une telle combinaison ne peut manquer de procurer des bataillons fournis à la contestation religieuse anti-Saoud.


D’un autre côté, l’exposition récente de ces mêmes jeunes (ou de leurs frères et sœurs) aux programmes étrangers de télévision diffusés par satellite et à l’Internet a fait voler en éclats le système hermétique imposé par soixante ans de censure vétilleuse. Comment, dans cette culture de l’ennui, la société saoudienne pourrait-elle échapper à une certaine forme de schizophrénie ?


L’après-Abdallah


Pour la Maison des Saoud, l’heure des choix est arrivée. La question la plus cruciale est celle de la succession. Non celle du roi Fahd qui, de fait, est déjà intervenue : depuis novembre 1995, c’est le prince héritier qui assure le pouvoir. Tant sur le plan intérieur que sur le plan diplomatique, Abdallah a imprimé sa marque. Mais il doit gouverner en coordination avec ses autres frères, d’où une paralysie du processus de décision. Ses velléités de réformes (modernisation économique, lutte contre la corruption, droits des femmes, etc.), aussi limitées soient-elles, se sont heurtées à la vive opposition de certains princes. Aussi, le vrai combat successoral porte-t-il sur le remplaçant d’Abdallah. En toute logique, c’est le prince Sultan, deuxième dans l’ordre de succession, ministre de la défense depuis 1962, qui devrait prendre la suite. Mais rien n’est écrit d’avance et la Loi fondamentale promulguée par Fahd en 1992 ouvre désormais le trône aux petits-fils d’Ibn Saoud.


La vérité est qu’à l’étranger, et en Arabie même, en dehors de quelques initiés appartenant au cercle étroit de la famille Al Saoud, personne ne sait vraiment comment se présente le problème. Il ne s’agit pas seulement d’envisager le passage à la troisième génération, mais de savoir quelle ligne de succession se dessine derrière, tant sont nombreux les fils d’Abdelaziz. Sultan, connu pour être très gourmand sur les commissions des contrats d’armement, passe aussi pour être un chaud partisan d’une alliance étroite avec les États-Unis. Dans les circonstances actuelles, son accession au pouvoir comporterait donc un risque de déstabilisation. On évoque aussi le prince Saoud Al Fayçal, ministre des Affaires étrangères depuis 1975. Discret et compétent, il présente l’avantage d’être le fils du roi le plus respecté depuis la mort du fondateur du royaume et d’entretenir de bonnes relations avec toutes les branches de la famille. Sa désignation marquerait le saut de génération. Une autre hypothèse, fréquemment avancée dans les cercles diplomatiques — mais sont-ils les mieux informés ? —, fait état d’une solution de compromis qui verrait accéder au pouvoir le prince Salman, gouverneur de Riyad. Fils de Hasa bint Soudayri, comme le roi Fahd, le prince Sultan ou le prince Nayef (ministre de l’Intérieur), il appartient au "clan des sept Soudayri" et possède une image d’intégrité que n’ont pas ses frères. Relativement jeune au sein de cette gérontocratie, il pourrait incarner une figure de transition avant le passage à la génération suivante. Encore une fois, rien n’est sûr et l’observation attentive de l’histoire du royaume apprend à rester modeste devant ce genre de spéculations, encouragées par l’opacité absolue qui est la marque de fabrique des Al Saoud.


Vingt-deux ans après la prise de la Grande Mosquée de La Mecque, dix ans après l’invasion du Koweït, le royaume est confronté à l’un des plus graves défis de sa courte histoire, dont il ne sortira peut-être pas indemne. Pour autant, on ne voit pas, pour l’heure, d’alternative politique à la Maison des Saoud dont les membres, en dépit de leurs divisions, partagent la même volonté de conserver collectivement le pouvoir. Dans le passé, ils ont su mettre cet intérêt bien compris au-dessus de leurs querelles et rien ne permet de penser qu’il en ira autrement cette fois-ci. La relecture des innombrables analyses qui, depuis quarante ans, prédisent la fin imminente du régime saoudien, incite à la prudence. Mais le royaume n’échappera peut-être pas à la nécessité d’une réforme politique, fût-elle minimale, afin de relâcher les tensions internes et externes qui fragilisent ses bases et laissent le champ libre au pouvoir non déclaré des religieux.



(1) Al Hayat, 6 novembre 2001.
(2) Seymour M. Hersh, "King’s Ransom, How Vulnerable are the Saudi Royals ?", The New Yorker, 22 octobre 2001.
(3) "La famille Al Saoud et l’occupation américaine sont désormais tellement entremêlées qu’il est impossible de les distinguer. Organiquement liées l’une à l’autre, elles sont devenues un seul et même mal." Extrait de la "Déclaration de guerre" d’Oussama Ben Laden, 23 août 1996, http://msanews.mynet.net//MSANEWS/199610/19961012.3.html.
(4) C’est probablement l’échec de cette politique qui est à l’origine du limogeage de Turki Al Fayçal le 30 août dernier, après 24 ans passés à la tête des services saoudiens.
(5) Arab News, 5 novembre 2001.
(6) New York Times, 9 novembre 2001.
(7) Pour ne citer que les plus spectaculaires : le 13 novembre 1995, l’explosion d’une camionnette piégée devant un bâtiment abritant la mission de coopération entre les États-Unis et la Garde nationale fait sept morts, dont cinq Américains ; le 25 juin 1996, l’explosion d’un camion piégé devant les immeubles d’al Khobar, où résident les militaires américains de la base de Dhahran, fait 19 morts et plus de 500 blessés ; le 7 août 1998, les attentats quasi simultanés contre les ambassades américaines de Nairobi et Dar es Salaam font plus de 220 morts et plusieurs milliers de blessés ; le 12 octobre 2000, 17 Marines américains sont tués dans l’attentat suicide commis contre l’USS Cole, qui mouillait dans la rade d’Aden.
(8) Olivier Da Lage, "Périls en la demeure", Politique Internationale, n° 76, été 1997.
(9) Le prince héritier Abdallah Ibn Abdelaziz, demi-frère du roi Fahd, exerce l’essentiel du pouvoir depuis que ce dernier a été victime d’une embolie cérébrale en novembre 1995.
(10) Anthony H. Cordesman, Saudi Arabia Enters The 21st Century : Politics and Internal Stability, CSIS, juin 2001, projet d’étude à paraître.
(11) Safar Ibn Abd Al-Rahman Al-Hawali, An Open Letter To President Bush, 15 octobre 2001, http://inanaradionet.com/letter
(12) Arab News, 15 novembre 2001.
(13) Dépêche AFP, 19 novembre 2001.
(14) Les mouttawa‘yn (volontaires) dont le titre officiel est "Commanderie pour la propagation du bien et la répression du vice" et dont le chef suprême a rang de ministre.. 

* Journaliste à Radio France Internationale. Auteur, entre autres publications, de : Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Complexe, 1996.

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