La diplomatie de Doha :
" Des yeux plus gros que le ventre "

Cheikh Hamad, " mouton noir " veut, en adoptant des positions non conformistes, se distinguer au sein de la Péninsule arabique et jouer dans la cour des Grands. état des lieux.

Par Olivier Da Lage

Dire que le Qatar agace ses voisins de la péninsule arabique relève de l’euphémisme. Les positions non-conformistes adoptées depuis plusieurs années par l’émirat ne sont d’ailleurs pas sans rappeler l’activisme tous azimuts de la diplomatie koweïtienne. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, le Qatar adoptait un profil bas en politique étrangère. Son seul trait distinctif était le conflit territorial l’opposant à Bahreïn. Ce différend portant sur la souveraineté de quelques arpents de sable et de rochers en a fait sourire plus d’un : c’était peu de chose comparé au conflit israélo-arabe ou à la guerre Iran-Irak. Sans doute, bien que la dispute ait brièvement dégénéré en affrontement armé en avril 1986. Mais la sous-estimation de cette querelle, à commencer par les pays les plus proches, a en pratique abouti à la paralysie presque totale du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Celui-ci, englué dans ses querelles de voisinage, s’est avéré incapable d’anticiper des crises régionales comme celle qui a conduit à l’invasion irakienne du Koweït.

La contestation par le Qatar de la souveraineté de Bahreïn sur les îlots de Fasht al-Dibel semblait bien être sa seule priorité extérieure. Du moins jusqu’en septembre 1992. à cette date, en effet, un incident frontalier oppose l’émirat à l’Arabie Saoudite dans la localité de Khafous. Les frontières, en principe délimitées par l’accord de 1965, n’ont jamais été démarquées. En soi, les incidents frontaliers n’ont rien d’inhabituel dans la Péninsule arabique. Mais la vigueur de l’engagement armé du côté qatari — deux mort — ainsi que la dénonciation publique par le Qatar de la politique saoudienne laisse pantois les dirigeants de Ryad : l’émirat ne les avait pas habitués à cette manifestation publique d’indépendance. L’inspirateur de ce cours nouveau est le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani. Lorsqu’il dépose son père, Cheikh Hamad est décidé à affirmer l’originalité du Qatar dans tous les domaines, quitte à choquer les autres monarques. Ces derniers, comme on peut l’imaginer, n’ont guère apprécié le fâcheux précédent que pourrait représenter un prince héritier qui renverse son père. Le nouvel émir ne craint pas de bousculer la bienséance, comme en décembre 1995, lorsqu’il a claqué la porte du sommet du CCG à Mascate pour montrer son mécontentement devant la façon dont le différend Bahreïn-Qatar est traité par le CCG. Cheikh Hamad est militaire de formation, pas diplomate. Il ne tarde pas à apprendre qu’il est parfois préférable d’y mettre les formes. 

Sur le fond, en revanche, le nouvel émir n’a aucunement l’intention de rentrer dans le rang. Qu’il s’agisse de l’Iran, de l’Irak, du Yémen ou d’Israël, chacun peut constater que la politique étrangère du Qatar a chagé. à leur tour, les questions de politique intérieure deviennent des sujets de polémique régionale. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le Qatar pose désormais son organisation interne en modèle pour ses voisins ?

D’où vient donc cette assurance qui permet au Qatar, un petit pays de quelque 400 000 habitants dont environ 150 000 nationaux, de tenir tête à ses voisins et de se brouiller tour à tour avec la plupart des pays arabes ?

Le soutien américain

On ne saurait trop souligner que les états-Unis sont le premier pays à avoir reconnu le pouvoir de Cheikh Hamad. Des observateurs bien informés assurent que les autorités américaines avaient donné leur bénédiction à cette succession non violente. L’actuel ministre des affaires étrangères de l’émirat, Cheikh Hamad ben Jassem Al Thani, qui jouit d’excellents contacts à Washington, aurait joué un rôle crucial dans la phase préparatoire du coup d’état. Quoi qu’il en soit, les commentaires élogieux des états-Unis sur le nouveau régime ne relèvent pas de la spéculation. De même, l’accord de défense mutuel qui lie Washington et Doha depuis juin 1992 est une réalité. Aujourd’hui, le Qatar abrite le plus grand dépôt d’armes américaines du monde hors du territoire des états-Unis. Cela ne se traduit cependant pas par un alignement pur et simple du Qatar sur la politique américaine au Moyen-Orient. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Irak et l’Iran. Cheikh Hamad ben Jassem n’a pas hésité à critiquer les bombardements américains sur l’Irak en présence du secrétaire américain à la Défense, William Cohen. Quelques mois auparavant, le Qatar avait interdit l’atterrissage d’un Boeing affrété par l’armée américaine transportant quelque 450 militaires. En ce qui concerne l’Iran, avant même l’élection du président Khatami et le dégel qui s’est ensuivi avec les autres pays du Golfe, le Qatar avait initié un spectaculaire rapprochement avec l’Iran. Les visites de responsables iraniens au Qatar se sont multipliées à partir de 1993, provoquant quelques inquiétudes à Washington et à Ryad. Lors de son premier voyage aux états-Unis en tant qu’émir, Cheikh Hamad avait publiquement invité Washington à renouer avec Téhéran. La suggestion n’était à l’époque pas particulièrement bienvenue. Les Américains n’apprécient généralement pas de recevoir de conseils en politique étrangère, même de puissances sensiblement plus importantes que le Qatar. Et pourtant, ce qui était parfois perçu comme une excentricité de la politique étrangère de l’émirat, a continué de bénéficier de l’indulgence américaine .

Il y a plusieurs raisons à cela : même si le désaccord sur l’Irak et réel et profond, il ne remet pas en cause la coopération militaire entre le Qatar et les états-Unis, ce qui est l’essentiel. S’agissant de l’Iran, le rapprochement entre Doha et Téhéran n’a pas que des motivations politiques. La poche de gaz du North Dome, dont l’exploitation représente toute la richesse future du Qatar, s’étend sous le Golfe au-delà de la frontière avec l’Iran. Adopter vis-à-vis de ce dernier une politique hostile serait manifestement contraire aux intérêts vitaux de l’émirat, ce que les Américains comprennent facilement. Enfin, et surtout, le Qatar s’est engagé beaucoup plus que d’autres dans le soutien au processus de paix israélo-arabe qui est la pierre de touche de la diplomatie américaine au Proche-Orient. Cheikh Hamad ben Jassem a rencontré à New York Shimon Peres, puis au sommet économique d’Amman en octobre 1995, il y a eu la signature d’un mémorandum prévoyant la livraison à Israël de gaz naturel du Qatar. Un bureau commercial israélien s’est ouvert à Doha en septembre 1996. Mais surtout, le Qatar a maintenu envers et contre tout, et notamment le boycott de l’égypte et de la Syrie, le sommet économique patronné par les états-Unis, tenu en novembre 1997 avec la participation d’Israël. En août 1999, Cheikh Hamad est aussi le premier chef d’état du Golfe à s’être rendu en visite officielle à Gaza depuis que Yasser Arafat dirige l’Autorité palestinienne. Le soutien sans faille des états-Unis explique largement l’assurance dont le petit émirat fait preuve face aux critiques de ses voisins.

Ces derniers ont eu de nombreuses occasions de se plaindre. C’est le cas de Bahreïn : fin 1995 et début 1996, la télévision officielle du Qatar a diffusé des interviews avec des opposants bahreïnis. Un tabou vient d’être brisé, car jusqu’alors, quelle que soit l’ampleur du désaccord entre deux membres du CCG, jamais l’un d’eux n’a utilisé comme moyen de pression l’opposition interne de l’autre. Ces conventions volent en éclat avec la création d’Al Jazira.

Il se trouve que les choix éditoriaux d’Al Jazira — et ce n’est probablement pas un simple hasard — sont en phase avec les orientations de politique intérieure de cheikh Hamad qui consistent à élargir la participation des citoyens à la vie publique. Les élections municipales au suffrage universel avec la participation des femmes en mars 1999 en ont été la première phase. La réforme du système judiciaire, la rédaction d’une constitution permanente et la préparation des élections législatives en sont la suite logique. Dans la phase préparatoire des élections législatives, plusieurs responsables qataris ont donné en exemple le processus de démocratisation engagé dans leur pays, suscitant à nouveau un certain agacement dans les monarchies voisines. Moins, cependant, qu’on aurait pu l’imaginer. Car au même moment, la mort de l’émir de Bahreïn, Cheikh Issa, entraînait l’accession au pouvoir de son fils Hamad. Même si le style discret de ce dernier diffère sensiblement du comportement flamboyant de l’émir de Qatar, les mesures d’ouverture prises par le nouveau chef de l’état du Bahreïn s’inscrivent dans la même démarche que celle de son homologue qatari. Effet de génération ? Peut-être, mais rien n’est moins sûr. En Arabie Saoudite, le mode de gouvernement du prince héritier Abdallah, pourtant âgé de plus de 75 ans, semble aller dans le même sens : plus de participation politique des citoyens.

Il serait sans doute exagéré de dire que le Qatar a été le précurseur de nouvelles attitudes politiques dans la région. Mais du fait des évolutions internes et régionales, cheikh Hamad semble s’être " assagi ". Au fond, tout se passe comme si, pour s’imposer sur la scène régionale, le nouvel émir avait choqué à dessein ses partenaires traditionnels. Mais ayant réussi de cette façon à faire entendre la voix du Qatar, cheikh Hamad n’avait plus de raisons d’entretenir cette image de " mouton noir " incontrôlable. Il ne serait pas surprenant que d’ici quelques années, l’émir du Qatar cherche à endosser le rôle de " sage " actuellement dévolu à Cheikh Zayed des émirats arabes unis ou au Sultan Qabous d’Oman. 


Les tabous brisés d’"Al Jazira "

Les règles de bienséance en vigueur entre les pays du CCG tombent au moment du lancement, en novembre 1996, de la chaîne d’information par satellite Al Jazira. Cette télévision, de droit privé mais financée au départ par le gouvernement du Qatar qui a généreusement offert un prêt de 500 millions de ryals, théoriquement remboursables sur cinq ans, s’est imposée en quelques mois dans tout le monde arabe comme la chaîne de référence, de par la liberté de ton qu’elle emploie.

Deux émissions en particulier, " Direction opposée " et " Plus qu’une opinion " illustrent ce ton nouveau, faisant voler en éclat les tabous jusqu’alors en vigueur dans les télévisions arabes. Les mesures de rétorsions ne se sont pas fait attendre : " Pour le moment, nous sommes les seuls sur ce créneau et notre audience croît tous les jours, confie le directeur de la station Mohammed Jassem Al Ali. Mais les régies publicitaires sont liées aux gouvernements de la région et font pression pour que nous n’ayons pas les budgets ". Traduction : les autorités des pays voisins ont vivement suggéré aux régies publicitaires de ne pas montrer trop de zèle dans la collecte des contrats au profit d’Al Jazira. à l’inverse, indice du succès de la chaîne satellitaire qatarie : lors de l’opération " Renard du Désert " (décembre 1998), le président irakien Saddam Hussein a choisi de s’adresser au monde arabe par l’intermédiaire d’Al Jazira, afin de toucher une audience maximale.

Au fil des mois, les émissions d’Al Jazira ont provoqué l’ire de l’égypte, de la Jordanie, du Koweït, et de quelques autres encore. L’émir du Qatar, cible de cette colère, répond que son gouvernement n’est pour rien dans le contenu des émissions d’Al Jazira mais qu’il est le garant de la liberté d’expression dans son pays, où il a d’ailleurs aboli le ministère de l’information l’année même où Al Jazira voyait le jour. Cheikh Hamad ne convainc généralement pas ses interlocuteurs mais la diplomatie faisant son œuvre, les rapports finissent généralement par se normaliser.

Il y a du vrai dans les deux points de vue. Il est exact que le professionnalisme des journalistes d’Al Jazira, recrutés dans l’ensemble du monde arabe, dépasse et de loin ce qu’on peut observer dans la plupart des chaînes concurrentes. Si l’audience de la chaîne est exceptionnelle, c’est avant tout à cette liberté de ton inédite et à un traitement professionnel des information qu’elle le doit. Mais il est tout aussi exact qu’en pratique, Al Jazira apparaît comme le bras non officiel de la diplomatie de Doha et que la verve de sa rédaction s’exerce rarement à l’encontre de la politique officielle du Qatar. En outre, la chaîne apporte un surcroît de notoriété à l’émirat, lui donnant une image libérale qu’il n’avait pas jusqu’alors.

O.D.L.

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