Il y a quinze ans :
La prise de la Grande Mosquée de La Mecque
Mardi 20 novembre 1979, La Mecque. Les cérémonies du pèlerinage sont déjà passées depuis trois semaines et la plupart des pèlerins ont regagné leur domicile. Pourtant, ils sont encore plus de 50 000 fidèles à attendre à l'intérieur de l'enceinte de la Grande Mosquée les prières de l'aube. Ce 20 novembre 1979, pour les chrétiens, est pour les musulmans le 1er du mois de Moharram 1400. Le monde de l'islam vient d'entrer dans le XVe siècle. A 5 h 20, l'imam de la Grande Mosquée, Cheikh Mohammed Ibn Soubbayil, lance l'appel à la prière. Avant même qu'il ait pu terminer, un jeune homme d'une trentaine d'années aux yeux exaltés et le visage dévoré par une barbe noire, le pousse et s'empare du micro. "Je m'appelle Jouhaymane Al Otaibi. Voici Mohammed Al Qahtani. C'est le Mahdi qui vient apporter la justice sur terre. Reconnaissez le Mahdi qui va nettoyer le royaume de la corruption ! " A ce signal, près de 200 hommes brandissent les armes à feu qu'ils avaient jusque là cachées sous leur robe et prennent position. Des coups de feu claquent, quelques policiers qui tentaient de résister s'écroulent. Pendant ce temps, Jouhaymane poursuit ses imprécations, sous les yeux de pèlerins affolés qui courent en tout sens, ne sachant où se réfugier. Il dénonce pêle-mêle l'occidentalisation du royaume, la dépravation des mśurs de la famille royale des Al Saoud, et plus généralement, la corruption du régime. Le gouverneur de La Mecque, le prince Fawaz Ibn Abdelaziz, est tout particulièrement vilipendé comme s'adonnant au jeu et à la boisson. Sa diatribe est relayée dans la ville par les haut-parleurs fixés aux minarets.
Dans l'intervalle, profitant de la confusion, l'imam de la Grande Mosquée, qui s'est défait des attributs de sa fonction, a pu s'éclipser pour donner l'alarme par téléphone. Le roi Khaled est réveillé avant 7 heures. N'était son fragile état de santé, il aurait pu se trouver lui aussi dans la Grande Mosquée pour marquer de sa présence le changement de siècle. Le prince héritier Fahd est à Tunis pour un sommet arabe et le prince Abdallah, chef de la Garde Nationale, se trouve au Maroc. Le roi dépêche à La Mecque ses autres frères Sultan, ministre de la Défense, et Nayef, ministre de l'intérieur, pour coordonner les opérations. Craignant un complot téléguidé de l'étranger, Nayef fait couper toutes les communications téléphoniques et télex avec l'extérieur.
Sur place, les rebelles, peu soucieux de devoir surveiller 50 000 otages, en retiennent près de 130, non sans avoir lancé sans succès des appels au ralliement. La Grande Mosquée se vide. A l'extérieur, le siège se met en place. Les insurgés ont posté des tireurs d'élite au sommet des sept minarets et dans les étages, ce qui rend très périlleux toute approche. Les premières tentatives de porter l'assaut sont très coûteuses en hommes et se soldent par de cuisants échecs. De plus, les soldats ne montent guère d'enthousiasme à s'attaquer au Haram Al Cherif, le Saint des Saints de l'Islam. Dans la matinée, cependant, le roi Khaled a réuni les grands Oulémas du royaume pour obtenir d'eux une fatwa autorisant l'assaut. Les chefs religieux d'Arabie Saoudite, qui ont lié leur sort à la dynastie des Saoud, la lui accordent en s'appuyant sur un verset du Coran : "Ne les combattez pas près de la Sainte Mosquée, à moins qu'ils ne luttent contre vous en ce lieu même et, s'ils vous combattent, tuez-les car tel est le châtiment des incrédules" (II,191).
Ainsi armés théologiquement, les soldats du roi ne progressent cependant que très lentement. Si la Grande Mosquée représente un cauchemar pour ses assaillants qui ont reçu pour mission de ne pas la détruire, elle est pour ses défenseurs une forteresse quasi-inexpugnable. Les arcades de la mosquée, ses couloirs, ses caves et ses souterrains permettent à un petit nombre d'hommes de tenir en respect les attaquants. Pilier par pilier, pièce par pièce, des combats acharnés se livrent au cours des jours qui suivent. Jouhaymane et ses partisans sont délogés des étages supérieurs et doivent se replier au rez-de-chaussée et dans les sous-sols. Le 23 novembre, trois gendarmes français du GIGN conduits par le capitaine Barril arrivent à La Mecque. On organise à leur intention une brève et très formelle cérémonie de "conversion" à l'islam qui permettra par la suite au régime d'affirmer qu'à aucun moment, il n'a enfreint la règle qui interdit à des non-musulmans de se rendre à La Mecque. Toutes les solutions sont envisagées pour éliminer les rebelles. Les autorités tentent d'inonder les caves en plongeant dans l'eau un câble à haute tension pour tenter d'électrocuter ceux qui n'auraient pas été noyés. Rien n'y fait. En fin de compte, les gaz de combat du GIGN auront raison des derniers combattants. Dans la nuit du 4 au 5 décembre, Jouhaymane Al Otaiba et 170 de ses partisans se rendent. Officiellement, 177 rebelles sont morts dans les combats, dont l'éphémère Mahdi, tandis que les forces de l'ordre auraient perdu 127 hommes. Les pertes réelles sont probablement bien supérieures des deux côtés.
Les survivants du groupe sont interrogés avec le zèle que l'on peut imaginer par les services de sécurité du prince Nayef. Ces interrogatoires semblent confirmer que les insurgés ont agi de leur propre chef, sans aucun lien avec l'étranger. Le 9 janvier 1980, soixante-trois décapitations ont lieu dans huit villes d'Arabie Saoudite, pour servir d'exemple. Les profanateurs de la Grande Mosquée n'avaient aucune merci à attendre d'un pouvoir qui, se voulant le gardien des Lieux Saints de l'Islam, avait deux semaines durant vacillé sur ses fondements.
Quinze ans après, certaines questions ont trouvé leurs réponses, d'autres demeurent à l'état de mystère. Si les rebelles ont pu soutenir un si long siège, c'est qu'ils avaient apporté la veille des couffins remplis de dattes ainsi que de nombreux fusils d'assaut, notamment des kalachnikov AK-47, le tout dissimulé dans des cercueils entreposés dans les sous-sol. Pour s'approvisionner en armes, ils n'ont eu qu'à importer en contrebande du Yemen leurs armes, que l'on trouve en vente libre à quelques kilomètres seulement de la frontière saoudienne. Plus préoccupant est le fait que certaines de ces armes semblaient provenir de dépôts de la Garde Nationale, l'armée tribale que dirige le prince Abdallah. Adolescent, Jouhaymane y a servi avec le grade de caporal. Plusieurs des disciples de Jouhaymane sont eux aussi passés par la Garde Nationale. Y avaient-ils conservé des complicités ?
En tout cas, le prince Abdallah, rentré précipitamment du Maroc pendant le siège de la Grande Mosquée, a tenu à souligner que les unités de la Garde Nationale issues des tribus Otaiba et Qahtani s'étaient particulièrement illustrées au combat. Jouhaymane appartenait à la première et le Mahdi à la seconde. Or, ces deux tribus ont fourni le gros des bataillons de l'Ikhwan, ce groupe de bédouins fanatiquement religieux sur lesquels Ibn Saoud s'est appuyé pour conquérir le pouvoir avant de devoir, à son tour, les combattre et les écraser en 1929 tant leur fanatisme et leur fureur guerrière devenaient un obstacle à la constitution de son royaume. Des parents de Jouhaymane Al Otaiba et de Mohammed Al Qahtani ont été tués dans ce dernier combat perdu contre Abdelaziz Ibn Saoud. En s'en prenant à ses fils, qui se partagent son héritage, Jouhaymane et les siens n'ont-ils pas tenté de redonner vie à l'Ikhwan ?
Reste une incohérence : la référence au Mahdi. Cette notion messianique dont on ne trouve pas trace dans le Coran, sans être étrangère à l'islam, trouve son origine plutôt dans le judaïsme ou le christianisme. Chez les musulmans, on retrouve cette idée principalement parmi les chiites duodécimains qui considèrent que le douzième imam, disparu depuis le Xe siècle, reviendra comme Mahdi. Chez les sunnites, les traditions populaires ont emprunté à ces croyances, notamment au Soudan. Ces traditions, rapportées par Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes (XIVe siècle), évoquent un homme de Médine s'avançant vers La Mecque, des habitants de La Mecque lui prêtant allégeance dans la Grande Mosquée tandis qu'une armée est levée contre lui, mais engloutie quelque part entre La Mecque et Médine. Certaines traditions précisent même que le Mahdi s'appellera Mohammed, qu'il descendra du Prophète et que son avènement sera marqué par la violence à l'aube d'un siècle nouveau.
Or, Mohammed Al Qahtani, par sa mère, est apparenté aux Qouraichites, la tribu du prophète. Son prénom est le bon et les autres similitudes sont de nature à frapper ceux des partisans de Jouhaymane qui veulent y croire. Mais rien ne prouve, bien au contraire, que Jouhaymane soit lui-même dupe de son propre discours. Avant tout parce que la notion de Mahdi est complètement étrangère à la tradition officielle de l'islam sunnite, et plus encore de la doctrine wahhabite. Or, Jouhaymane et les siens revendiquent hautement l'héritage de l'Ikhwan, fidèle à la conception wahhabite de l'islam. La clé, Jouhaymane la livre dans un pamphlet écrit deux ou trois ans auparavant : "Même un faux Mahdi vaut mieux qu'un faux imam". Jouhaymane, en choisissant d'agir à la Grande Mosquée à l'orée du XVe siècle de l'Hégire, aurait donc sciemment joué sur les croyances populaires pour tenter d'entraîner avec lui les fidèles à reverser la dynastie honnie des Saoud qui a trahi les valeurs de l'Ikhwan.
Le plus surprenant de l'affaire est que les services de sécurité saoudiens, tout occupés à surveiller les chiites, aient négligé de prendre au sérieux Jouhaymane alors que son activité était connue. Après avoir quitté la garde Nationale, il suit deux années durant les cours de l'université islamique de Médine où il est l'élève de Cheikh Abdelaziz Ibn Baz, le principal chef religieux d'Arabie Saoudite qui professe que la Terre est plate. Il rompt avec son maître et fonde son propre groupe qui appelle à retrouver les valeurs vraies de l'islam. Jouhaymane fait imprimer au Koweït plusieurs pamphlets dénonçant la corruption des dirigeants. Ce regain d'activisme lui vaut d'être arrêté avec 98 de ses disciples pendant l'été 1978 ?un an avant l'affaire de La Mecque. Cheikh Abdelaziz Ibn Baz participe aux interrogatoires. Jouhaymane et son groupe lui doivent d'être relâchés après six semaines de détention: "Ce sont des musulmans égarés, mais loyaux", a tranché le vieux cheikh qui juge inadmissible qu'on puisse emprisonner des étudiants en théologie. L'ambiguïté des rapports entre Ibn Baz et son ancien élève a longtemps suscité des interrogations, même si après la prise de la Grande Mosquée, Ibn Baz a catégoriquement condamné Jouhaymane.
Avec le recul, il apparaît clairement que Jouhaymane et son Mahdi étaient des marginaux. Ils n'ont entraîné personne derrière eux, leur échec était assuré. Pourtant, tout au long de ces deux semaines, ils ont fait trembler le régime. Depuis, la contestation islamiste n'a cessé de progresser en Arabie Saoudite, gagnant le cśur même de l'institution religieuse à Ryad. La présence de l'armée américaine pendant la guerre du Golfe a alimenté cette contestation. Dans le courant de l'année 1992, des pétitions ont circulé parmi les religieux dénonçant l'occidentalisation du pays et critiquant les dirigeants. Parmi les signataires on a relevé les noms de sept oulémas qui ont été contraints de démissionner peu après. En 1993, plusieurs universitaires sunnites ont été arrêtés après avoir fondé à Ryad ?fait sans précédent dans le pays? un "Comité pour la défense des droits légitimes" qui entend défendre à la fois la démocratisation de l'Arabie Saoudite et le retour aux valeurs islamiques. Enfin en septembre dernier, un prédicateur Saoudien, Cheikh Salman Al Aoudah, a été arrêté avec plus d'une centaine de ses disciples. Il reprochait aux autorités de Ryad de ne pas appliquer la loi islamique de façon suffisamment stricte, mais aussi d'aliéner les richesses du pays et de s'endetter auprès de l'étranger. Dans ces critiques, la dynastie des Saoud aurait-elle reconnu le lointain écho des prêches de Jouhaymane Al Otaibi ?