Arabie Saoudite
Le malaise saoudien
Si l'Arabie Saoudite a condamné les attentats du 11 septembre et affirmé
sa solidarité avec les Etats-Unis, les dirigeants de Ryad, attentifs
aux sentiments antiaméricains de leurs sujets, redoutent les conséquences
d'une opération militaire.
Dix ans après la guerre du Koweït, qui vit un demi-million de
soldats occidentaux, pour la plupart américains, prendre pied en Arabie
Saoudite, le monde entier est ouvertement confronté depuis le 11 septembre
au défi que représentent Oussama Ben Laden et ses partisans. Si
ce sont les Etats-Unis qui ont été atteints par les attentats,
l'Arabie Saoudite est en première ligne, à plus d'un titre.
Avant tout, du fait que la motivation première de Ben Laden est d'obtenir
le départ d'Arabie Saoudite et des autres pays du Golfe des soldats «infidèles»
appelés à la rescousse par le roi Fahd en août 1990 pour
chasser les Irakiens du Koweït. Contrairement aux promesses de celui-ci,
les soldats américains, loin de quitter le pays après avoir obtenu
la victoire, se sont durablement installé dans des bases militaires en
plein cur du royaume. Les mêmes causes produisant les mêmes
effets, les dirigeants saoudiens ont toutes les raisons de penser qu'en s'associant
de trop près à la coalition que montent les Etats-Unis pour frapper
Oussama Ben Laden et un pays musulman (l'Afghanistan), ils susciteraient à
leur encontre un puissant courant d'opposition intérieure et extérieurs,
aux effets déstabilisateurs incalculables.
Car, si Oussama Ben Laden a été privé de sa nationalité
saoudienne en 1994 pour avoir ouvertement critiqué la famille régnante,
si à la demande de celle-ci, sa propre famille a été conduite
à le renier publiquement, cela ne signifie pas pour autant que le chef
de la Qaïda ait mauvaise réputation dans son propre pays. Beaucoup
de Saoudiens, tout en désapprouvant le terrorisme, partagent la même
hostilité que Ben Laden à l'encombrante présence américaine
dans le Golfe, aux valeurs du «mode de vie américain» présenté
par George W. Bush dès le surlendemain des attentats comme la véritable
cible des terroristes. Enfin, la perspective qu'une coalition menée par
des chrétiens (des «croisés» dans le langage des fondamentalistes
musulmans) s'en prenne à un pays islamique peut faire basculer des pans
entiers de la société saoudienne d'un sentiment de compassion
à l'égard des Américains frappés par les attentats
à une violente hostilité à leur encontre.
Mieux que quiconque, les dirigeants du royaume savent à quel point est
réel le risque de fabriquer aujourd'hui les Ben Laden de demain. Ce risque
est d'autant plus grand que Ben Laden se réclame de l'islam wahhabite
qui est le fondement de la légitimité politique et religieuse
de la famille al-Saoud. Or, si Ben Laden jouit d'une compréhension certaine
de larges secteurs de la population saoudienne, c'est encore plus vrai de l'institution
religieuse, qui, de l'imam de village jusqu'à certains oulémas,
professe une vision du monde très proche de celle des militants d'Al
Qaïda .
Les ambiguïtés de l'institution religieuse
Certes, le Grand Mufti d'Arabie Saoudite a aussitôt condamné
les attentats-suicides du 11 septembre comme contraires à l'islam. Mais
dans son prêche du vendredi, l'imam de la Grande Mosquée de La
Mecque -nommé, cela va sans dire, par le roi Fahd- a appelé le
5 octobre les Américains à «avoir une vision globale pour
pouvoir éradiquer le terrorisme sans se heurter à d'autres problèmes
encore plus complexes». Si le langage choisi est modéré,
l'avertissement, lui, est dépourvu d'ambiguïtés.
Certes, les Saoudiens peuvent se targuer d'avoir joué un rôle essentiel
au cours des dernières semaines dans l'évolution de la politique
américaine au Proche-Orient, désormais nettement moins favorable
à Israël et plus compréhensive à l'égard des
Palestiniens. Mais pour l'écrasante majorité du monde arabo-musulmans,
ce n'est là qu'un juste retour à la normale et ne saurait être
porté au crédit de la famille régnante des al-Saoud pour
compenser une participation à la coalition contre l'Afghanistan.
Depuis le début, en effet, les responsables saoudiens sont sous le choc.
La politique discrètement conservatrice et nationaliste du prince Abdallah,
qui assume l'essentiel du pouvoir depuis la maladie de Fahd (1995) avait graduellement
fait baisser le niveau de la contestation islamiste dans le royaume, or, l'action
d'éclat attribuée à Al Qaïda démontre que les
opposants wahhabites à la monarchie wahhabite conservent un potentiel
déstabilisateur inentamé.
De surcroît, il apparaît aujourd'hui clairement, en dépit
de quelques cafouillages initiaux du FBI sur les identités des kamikazes,
qu'une partie d'entre eux, peut-être même la plupart, sont des ressortissants
saoudiens qui n'avaient pas été repérés par les
services secrets du royaume, pourtant omniprésents. Discrète par
nature, l'Arabie est désormais montrée du doigt par la presse
internationale : « Terrorisme, la piste saoudienne », « La
filière saoudienne », etc. En outre, si les Saoudiens avaient leurs
propres raisons de rompre avec les Taliban, ils ont dû le faire dans l'urgence,
sous la pression américaine, et prendre contraints et forcés sous
le regard du monde entier la décision qu'ils ont retardée autant
qu'ils l'ont pu.
Aujourd'hui, le roi Fahd, le prince hériter Abdallah, leurs frères
et demi-frères qui dirigent le royaume familial sont confrontés
à un dilemme : il leur est impossible de rejeter en bloc les demandes
américaines, extrêmement pressantes, de coopérer à
l'action militaire contre Ben Laden et ses parrains afghans. Mais s'ils le font,
ils ne fait aucun doute qu'ils auront tôt ou tard à en payer le
prix, comme l'atteste la facture que leur présente aujourd'hui Oussama
Ben Laden, dix ans après l'appel du roi Fahd à l'intervention
américaine.
OLIVIER DA LAGE
06/10/2001