Irak

Le spectre de la Somalie

 


La mort de quatre civils tués et dépecés à Falloujah par une foule en colère a provoqué la consternation aux États-Unis où l'on se rappelle le lynchage de soldats américains à Mogadiscio en 1993.

Les images des cadavres ont beau avoir été brouillées par les chaînes de télévision, l'horreur s'est imposée dans toute son étendue aux téléspectateurs américains qui ont vu des foules déchaînées s'en prendre aux dépouilles d'Américains, civils et militaires, tués dans deux embuscades. Un engin piégé a explosé à l'entrée de Falloujah lors du passage d'un véhicule militaire américain, tuant cinq soldats tandis que quatre civils américains, travaillant pour la coalition, y ont été mitraillés. Les dépouilles de deux de ces derniers ont été brûlées et démembrées par des dizaines d'habitants de la localité, s'acharnant sur leurs cadavres. Selon un témoin cité par l'AFP, des membres des victimes auraient été jetés aux chiens errants.


Pour le public américain, l'association d'idées est immédiate: en 1993, à Mogadiscio, le massacre de soldats américains dont les corps carbonisés, attachés par des cordes à un véhicule tout-terrains, étaient traînés dans la poussière sur des dizaines de mètres sous les caméras des reporters. La scène, diffusée et rediffusée à satiété, avait humilié l'Amérique et préludé au piteux retrait de ses troupes, décidé par Bill Clinton qui venait d'accéder au pouvoir. Un épisode que l'administration Bush n'a cessé de dépeindre comme le scénario honteux d'une Amérique qui avait peur d'elle-même. L'Amérique est de retour, proclamaient les nouveaux dirigeants. Jamais, assuraient ces derniers, les États-Unis ne connaîtraient à nouveau pareille humiliation. La scène est d'autant plus choquante pour le public américain que quatre des victimes sont des civils «venus aider à la reconstruction du pays» et non seulement des militaires venus «combattre les terroristes».


Les Américains ont peu d'options

Ces morts «ne resteront pas impunies», a assuré Paul Bremer, l'administrateur civil américain. Reste à savoir comment. Cela fait un an que les Américains sont installés en Irak et, depuis le début, la ville de Falloujah leur donne du fil à retordre. Cela a commencé avec un refus de coopération généralisé et quelques incidents isolés, puis des accrochages, enchaînement d'attentats et de répression violente. Mais depuis quelques mois, patrouiller à Falloujah est le cauchemar de tout soldat américain. La ville sunnite, berceau de nombreux cadres du parti Baas, de la Garde républicaine et des services de sécurité de Saddam Hussein, est devenue le fer de lance de la résistance irakienne à l'occupation. Les «terroristes», pour reprendre la rhétorique américaine, les «résistants», pour reprendre celle des intéressés sont à Falloujah comme des poissons dans l'eau. Il est extrêmement difficile pour la coalition anglo-américaine d'y infiltrer des informateurs et toute opération de représailles a des chances de se heurter à une forte résistance et de radicaliser davantage encore la population.


Les Américains, qui se veulent libérés du syndrome vietnamien, n'ont pas tellement d'options à leur disposition: faire la part du feu, en isolant les poches de résistance que sont, dans le «triangle sunnite», Falloujah, Baaqouba ou Tikrit, ce qui reviendrait à concéder la victoire à leurs adversaires sunnites ce qui, en retour, ne pourrait qu'enhardir les chiites qui ont jusqu'à présent manifesté leur opposition aux Américains avec une certaine retenue. Impensable.


La poursuite d'opérations de police, avec les risques inévitables de bavures, d'embuscades, et plus généralement d'escalade est la seule autre option qui vient à l'esprit. Car on ne peut imaginer que l'autorité d'occupation décide de considérer globalement comme ennemie l'ensemble de la population des villes qui rejettent la présence américaine, avec tout ce que cela impliquerait d'arrestations massives et de pertes humaines, notamment civiles. Quelles que soient les hypothèses, aucune n'apparaît satisfaisante du point de vue de l'administration Bush qui veut aborder la dernière phase de la campagne électorale sans désastre majeur en Irak qui viendrait compromettre ses chances de réélection. Il s'ensuit que les États-Unis vont faire de leur mieux pour tenir, au moins formellement, les délais de transfert du pouvoir aux Irakiens (en principe, avant le 1er juillet). Paul Bremer, dont le rôle de proconsul à la McArthur touche à sa fin, ne devrait pas être remplacé à ce poste mais les États-Unis dépêcheraient à Bagdad un ambassadeur auprès du nouvel État «indépendant» qui, de l'avis général, devrait continuer d'être le maître du jeu.


Mais rien ne dit que l'effet dans l'opinion américaine de l'accumulation des victimes permettra à ce scénario du moindre mal de se réaliser.

OLIVIER DA LAGE
01/04/2004
 
 


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