(extrait du chapitre 34, page 144)
...Le cylindre est maintenant ouvert. Dans la poudre grise, tiède et fine comme de la farine, pénètrent d'abord les ongles. Timidement, les phalanges suivent et s'y noient ; immergés, doigts et pouce se resserrent, cherchant à saisir un peu de cette impalpable matière. Volatile, la substance se refuse, se détourne, échappe. Du vif-argent qu'il faut dominer, presque violer pour agripper. Sa main s'enfonce plus fermement et devient un poing brutal pour enfin en emprisonner quelques grammes. La femme vermillon brandit alors son bras au-dessus du groupe, tournant lentement sur elle-même. Un geste lent de son poignet libère une constellation de poussières qui s'illuminent de la lumière rouge de la Lune. Le nuage scintillant volette autour d'eux, les enveloppant d'une danse féerique. Les grains luminescents restent en suspension, comme magnétisés par les visages des spectateurs. Tels une nuée de moucherons, ils semblent assaillir le groupe. Naïma redresse la tête vers les deux planètes qui viennent d'émerger des nuages puis se fige. Sous le pont, la circulation est devenue moins dense. Un signe discret de Tran et Milan atténue Wagner, et la jeune femme se lance :
- Nous sommes là pour Fred. Il a voulu que nous dispersions ses cendres ici, sur ce pont...
Sa parole alors s'étrangle et éclate en sanglots. Pierre la soutient, épousant le fuseau rouge dans ses bras. Tran a rattrapé in extremis l'urne funéraire, fournie en fin de matinée par le crématorium de Villeneuve Saint Georges.
Naïma se ressaisit. Quelques autres phrases hachées par les larmes et une méchante rafale achève de transpercer la cérémonie, dispersant tout reste terrestre de Fred. Le ciel n'est plus qu'un catafalque foncé, boursouflé par endroit. Sur le pont, les dernières lucioles s'éteignent et seuls restent l'absence et le deuil. Pierre prend Naïma par l'épaule et la serre contre lui, à quelques mètres de Tran et Christine pleurant dans les bras l'un de l'autre. Au loin déjà, Milan s'en va, seul, tête basse, la sound-machine redevenue inerte au bout du bras. Et soudain, le gris du ciel éclate, fond et se déverse en gouttes solides, tandis que, dans un crépitement serré, le sol se couvre de ces fragments glacés des nuages...