(extrait du chapitre 2, page 14)

Les troubadours ont cessé de chanter. Kaiser se retourne pour se lover plus confortablement. Trois coups de cymbales lui soulèvent une paupière. Sa pupille balaye l’habitacle de droite à gauche. Tout va bien, la boîte à gants est fermée, les mains de son maître sont à leur place sur le volant et la Mercedes maraude toujours, le diesel feutré. Les chœurs des Carmina burana reprennent de plus belle. Le doberman frémit du museau, soupire et replonge dans un demi-sommeil jusqu’à une nouvelle rafale de percussion. Coup d’œil dehors : ici, Noël a déjà commencé. Une arche de houx bleu-électrique enjambe la nationale sept. Le terre-plein central est ponctué de comètes qui décorent un lampadaire sur deux. Au carrefour, une kyrielle de Pères Noël rouges aux barbes citron noient les feux de circulation. Un 451 les brûle sur sa lancée et va piler devant son arrêt, vingt mètres au-delà du carrefour. La porte à soufflet déverse une demi-douzaine de silhouettes qui se pressent. Profitant du feu rouge, le groupe traverse au moment où s’immobilise la Mercedes.

De l'autre côté du carrefour, c'est l'entrée du Ludodrome : une réplique de la navette spatiale et un gigantesque Dark Vador se découpent en ombres chinoises, partageant le ciel orangé avec quelques plantureux cumulus. Plus haut, les nuages ont dégagé un large carré de velours noir où brillent Saturne et Jupiter. La berline anthracite s'apprête à grimper la côte où trônait, quatre ans plus tôt, l'hyper Monoprix. Le litige entre les assureurs n'étant toujours pas réglé, ne subsiste là qu'une friche abandonnée aux herbes folles, dissimulant l'amalgame de ruines calcinées. Au pied de l'effigie empruntée à la guerre des étoiles, le feu passe au vert. En démarrant, Paul-André lance à son chien :

- Dis-moi, Kaiser, tu ne trouves pas qu'il ressemble à ton ami Saddam Hussein ?

Le molosse ne réagit pas. Son maître baisse la musique pour téléphoner. Sous la moustache, le sourire s'élargit lorsque son correspondant décroche :

- Bonjour, Oberlieutnant. - un instant de silence - Paul-André Quillon speaking.

Une voix surprise lui répond :

- P.A.Q. ? Ça fait un bail. Toujours en Irak ?

- Négatif. J'ai quitté Karbala, les chiites se passeront de mes compétences quelques mois. Je suis revenu il y a deux petites semaines.

- J'aurais dû m'en douter… Bientôt les élections.

- Bien vu, Oberlieutnant. Dis donc, j'essaye de te joindre depuis deux jours.

- La voiture s'engouffre dans un tunnel baigné de jaune.

- J'étais en province... Laisse moi deviner... Tu travailles à nouveau pour eux ? grésille l’écouteur.

- Affirmatif, enchaîne P.A.Q. rendu cadavérique par l’éclairage. Ils se réveillent, on dirait. Ils s’en sortent enfin de leurs histoire de scission. Ils ont à nouveau besoin d'aide pour prouver qu'il faut élire des gens qui... Comment dit-on déjà ?

- …Qui savent prendre leurs responsabilités pour faire respecter les valeurs fondamentales de leur nation, récite l'interlocuteur.

- Tu as gardé de bons réflexes...

- Tu sais, il m'arrive encore de bosser avec eux... pour des meetings...

- Et reprendre un peu de service plus... actif... Ca te dirait ? propose-t-il alors que son crane lisse retrouve une teinte moins livide.

- Tu veux dire... de l'action ? Pour aider des quartiers... à ...s'enflammer ?

- Affirmatif. S'enflammer, comme tu dis, Oberlieutnant, acquiesce le moustachu.

- A ta disposition, chef. Comme il y a quatre ans. Je vais te dire, j'suis même prêt à faire un peu de bénévolat, histoire de me remettre dans le bain.

- La première opé, c'est jeudi soir. On veut surtout tâter le terrain et les médias. Et là, je suis justement en reconnaissance. Au moulin de Viry, comme par hasard.

- Demain soir ? Ecoute, c'est un peu juste... J'vais pas pouvoir me libérer...

- Tant pis, ne t'en fais pas pour cette fois-ci. Comme je n'avais pas encore réussi à te contacter, je me suis débrouillé sans toi. Je travaille avec quelques habitués. Tiens, il devrait y avoir le futé... et puis on m'a même trouvé un petit groupe de skins.

- Le futé ! Il est toujours d’active ? J’aurais été bien content de le revoir … Dommage que je n’sois pas libre.

- T'inquiète pas. Y en aura pour tout le monde. La suite n'est pas encore calée, mais ça va venir vite. N'hésite pas à contacter des amis que cela intéresse. Plus on est de fous, plus on rit.

- T'auras besoin de gars entraînés ?

La réponse tarde : une paire de jambes caramel assise dans un abribus a happé l'attention du conducteur. Comme la vitesse ne lui autorise qu'un regard furtif, Paul-André reprend vite le fil :

- Pardon ?

- Il te faut des spécialistes ?

- Pas la peine. On doit juste déclencher des règlements de compte. Un boulot de détonateur, quoi ; tu vois...

- Alors, pas de nouveau cauchemar de Grigny, regrette la voix.

- Tu sais, cette époque est finie. Ce genre de plan, ce n’est plus trop à la mode. Aujourd'hui, on n'a aucun intérêt à être aussi violents. Ce qui compte c’est le résultat…

- C'est toi le patron... Et puis t’as p’t’être raison. Quand on traite avec les skins, il faut faire gaffe…

- C’est surtout le commanditaire le patron. Moi, j’exécute.

- T’as de ces jeux de mots !

- Y avait pas de jeux de mots. C’est des votes qu’il faut. Et pas autre choses. On se comprend ? De toute façon, tu es partant, je suppose... Sans attendre la réponse, il enchaîne : Je te tiendrai au courant. D'ici là, cherche des volontaires. Je compte sur toi. Et puis, embrasse les enfants... Ils vont bien ?

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