- Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? -

[ Deuxième partie ]
 
 

II ) A quoi se reconnaît une œuvre d'art pour un spectateur ? Point de vue du spectateur. On peut chercher à définir l'œuvre d'art à partir du public, des spectateurs. On pourrait dire qu'une œuvre d'art n'existe pas seulement pour un public, mais par lui, ses choix, ses décisions, ses élections et ses rejets. Ce point de vue sur les œuvres semble d'autant plus pertinent qu'un grand nombre d'œuvres d'art ne sont telles que par la décision, prise par le public ou certains publics tenus pour éclairés, de considérer certains ouvrages comme des œuvres d'art.

Que ces jugements ne soient pas unanimes ou qu'ils varient dans le temps ne change rien à l'affaire : dans tous les cas, ce sont les jugements des spectateurs qui font les œuvres, qui accordent ou refusent le statut d'œuvre d'art à certains objets, qu'ils aient été crée dans ce but ou non.

Rq : On pourrait d'ailleurs soutenir que ce qui fait varier les jugements, ce ne sont pas tant les critères par lesquels on juge qu'une œuvre d'art en est une que la détection ou l'absence de détection de la présence de ces critères distinctifs dans l'œuvre : on pourrait tous être d'accord sur ce qu'est une œuvre d'art, avoir tous les mêmes attentes, mais ne pas les sentir comblées par les mêmes objets.

Mais si tel est le cas, alors les choix et les jugements du public doivent reposer sur certains critères discriminatoires. Mais lesquels ? Quelles sont les caractéristiques des œuvres qui amènent le public à penser qu'il s'agit d'œuvres d'art ?

Du côté des spectateurs, on peut dire qu'un œuvre d'art est ce qui a sur lui certains effets spécifiques. Lesquels ?

L'œuvre plaît, c'est-à-dire procure une satisfaction, un plaisir, elle émeut ou touche, provoque certaines émotions, et elle fait parler, elle provoque des discours.
Elle provoque des émotions, des sentiments et des discours.

Du côté des œuvres, on attribue généralement ces effets à une caractéristique précise des œuvres d'art : leur beauté. C'est leur beauté qui émeut, touche, fait éprouver certains sentiments et fait parler.

Ne définit-on pas couramment l'art comme l'activité qui produit de belles œuvres par opposition à l'artisanat et à l'industrie ? Ne parle-t-on pas des Beaux-Arts précisément ?

L'art serait donc lié au beau de telle sorte que l'on pourrait reconnaître une œuvre d'art à sa beauté en tant qu'elle émeut un public.

Seulement, parler de la beauté des œuvres d'art comme cause des effets qu'elles ont sur nous, c'est plutôt vague. Celui qui est touché à la fois par le plafond de la Sixtine et le dernier film de Spielberg peut-il dire que c'est tout simplement parce que ces deux œuvres sont belles ? Car, qu'ont-elles de commun ?

D'où une question qui exprime un soupçon : est-ce la beauté des œuvres qui est à l'origine des effets qu'elles ont sur nous ou, à l'inverse, ne trouve-t-on pas belles des œuvres parce qu'elles nous font de l'effet et seulement pour cela ? Ne dit-on pas belles certaines œuvres seulement parce qu'elles nous font un effet qu'on ne parvient pas à s'expliquer autrement qu'en invoquant leur beauté. N'est-ce pas par commodité et par impossibilité de dire vraiment ce qui en elle nous touche, nous émeut, nous fait parler qu'on les dit belles ? Parler de la beauté des œuvres d'art comme ce qui les distingue des autres objets et comme ce qui explique qu'elles aient sur nous certains effets, n'est-ce pas au fond un malentendu ?

Mais, si tel est le cas, il nous faudra trouver les vraies raisons ou les vraies causes qui expliquent ces effets.

Or, l'enjeu de cette question n'est rien d'autre que la possibilité de définir ce qu'est une œuvre d'art : si la beauté est ce qui distingue les œuvres d'art des autres objets, alors on pourra au moins les reconnaître par elle.

Rq : Fausse objection : dire qu'il n'y a pas que les œuvres d'art qui soient belles. Ce n'est pas une objection contre ce critère dans la mesure où on sait distinguer l'artificiel du naturel, donc les œuvres de l'art des êtres et choses naturels. Ce qui ne signifie pas que la beauté des œuvres d'art est nécessairement de même nature que celle des choses naturelles…

Mais, encore faut-il savoir de quoi on parle lorsqu'on dit qu'une chose est belle ! Qu'est-ce que le beau en général ? Et qu'est-ce que la beauté d'une œuvre d'art ?


 

A ) Qu'est-ce que le beau ?

Lorsqu'on se pose cette question, deux réponses sont généralement données, toutes les deux appuyées sur des observations précises.

La première consiste à dire que si une chose est jugée belle, c'est parce qu'elle a certaines caractéristiques objectives qui la rendent objectivement belle et qui la fait donc trouver belle. La beauté repose dans ce cas sur des critères objectifs qui permet de dire qu'une chose est belle par ce qu'elle est en elle-même, pour telle ou telle raison donc. Cette thèse permet de rendre compte d'une observation simple : certaines choses sont unanimement trouvées belles. Cela ne peut s'expliquer que parce que ces choses sont belles en elles-mêmes et d'une façon si évidente qu'il n'est pas possible de ne pas le voir.

La seconde consiste à dire que rien n'est plus relatif que les jugements de goût, qu'une chose n'est pas belle en elle-même, mais qu'elle est dite belle par ceux à qui elle plaît et il est parfaitement possible qu'une même chose plaise à certains et déplaisent à d'autres. On ne discute pas des goûts et des couleurs. Cette thèse est invoquée lorsqu'on constate que des appréciations très contrastées sont possibles en la matière.

On le comprend, ces deux thèses sont totalement opposées, mais elles ont l'une et l'autre des observations à faire valoir en leur faveur. Le paradoxe en la matière est en effet de constater que les belles choses sont à la fois l'objet des unanimités les plus massives et celles qui divisent et opposent le plus violemment. Autant certains objets peuvent faire l'accord de tous, autant d'autres opposent et divisent.

Alors qu'en est-il au juste ? Le beau est-il objectif ou pure appréciation subjective ? C'est la même question qui peut se poser au sujet des qualités gustatives des aliments : faut-il dire que certains aliments sont bons ou mauvais en eux-mêmes en terme de goût ou qu'ils ne plaisent pas à tous ? Les parents ont souvent tranché la question en refusant l'objectivation de nos appréciations subjectives. Ont-ils raison ?

Toutes les théories esthétiques auront affaire à cette difficulté et toutes se donneront pour tâche de la dépasser.

1 ) Le beau, c'est le parfait.

Le beau comme prédicat réel. On peut considérer qu'une chose est belle parce qu'elle a en elle-même certaines caractéristiques objectives qui font qu'elle est belle. On parlera alors de beauté objective. C'est ce que l'on soutient chaque fois que l'on dit qu'une chose est belle pour telle ou telle raison : ces raisons exposent les qualités qui rendent belle cette chose.

Mais quelles sont ces qualités ? Qu'est-ce qui rend belle en elle-même une chose ?

Par exemple, qu'est-ce qui peut faire dire qu'une peinture classique est belle ou qu'un bâtiment, un monument est beau ?

S'il s'agit de qualités objectives, appartenant à l'objet, elles doivent être observables et mesurables comme telles.

L'harmonie des formes, des couleurs, des sons, des vers, des parties par rapport au tout, harmonie qui peut dépendre des proportions, de la symétrie… Par opposition au difforme, à l'informe, au démesuré, au disproportionné, à l'inachevé, au déséquilibré…

Elles concernent les rapports entre chaque élément d'un tout entre eux et les rapports entre chaque élément au tout lui-même.

Ces qualités peuvent faire l'objet de mesures objectives, de mathématisation : ex l'utilisation du nombre d'or (tel que le rapport entre la petite portion et la grande soit égal au rapport entre la grande et le tout) pour la composition de certaines peintures, le calcul et la géométrie pour rendre des perspectives ou donner l'illusion de la perspective…

Plus généralement ou d'un point de vue non pas statique mais dynamique, on pourra parler de beauté objective chaque fois que l'on pourra dire d'une chose qu'elle est parfaite ou excellente.

Qu'est-ce que la perfection ou l'excellence ?

On dira parfaite ou excellente une chose qui répond totalement et adéquatement à une fin déterminée. Est donc parfaite une chose qui est tout ce qu'elle doit être pour réaliser une fonction ou satisfaire un besoin. On le voit, la perfection n'est pas un absolu, ni même l'absolu, elle est toujours relative à une fin, c'est-à-dire qu'elle est toujours liée à une fonction ou une utilité.

Rq : Encore qu'il faille sans doute distinguer la perfection proprement dite qui est l'adaptation totale des éléments d'un être à l'accomplissement d'une fonction et l'utilité qui est adaptation d'un artifice à la satisfaction d'un besoin.

Cf : Kant qui distingue la finalité externe ou utilité et la finalité interne ou perfection.

Quel est le rapport entre la perfection et la beauté ?

Est généralement trouvée belle toute chose qui manifestement est parfaitement adaptée à l'accomplissement d'une fonction ou à la satisfaction d'un besoin.

Un beau cheval : c'est un cheval qui par ses qualités et sa morphologie est parfaitement adapté à la fonction que nous lui avons imposé : la course ou le trait.

Cf : Hippias majeur : Socrate soutient qu'une cuiller en bois de figuier est belle parce qu'elle est parfaitement adaptée à sa fonction qui est de tourner la soupe dans la marmite, si bien qu'une cuiller en or ne serait pas belle parce que ce métal ne conviendrait pas pour cette fonction.

La perfection ne se voit pas tant avec les yeux qu'avec l'esprit qui mesure, qui sait à quoi l'objet est utile, à quelle fonction il est destiné. Cette beauté est intellectualisée au point de risquer de se réduire à une simple vue de l'esprit en laquelle la satisfaction ou le plaisir ne sont plus ou plus qu'intellectuels. Le beau est une idée, un idéal, un rapport, quelque chose d'abstrait qui se conçoit plus qu'il ne se perçoit.

Mais, c'est en cela qu'il ferait parler : il ferait dire en quoi il est parfait, harmonieux, régulier… Il s'adresserait à l'esprit qui en retour rendrait hommage à l'œuvre en parlant d'elle sur un mode rationnel et non passionnel mais tout de même comme d'une chose plaisante.

Par extension, cette définition du beau comme perfection objective permet de comprendre que, le beau peut être attribué à des choses qui ne sont pas des œuvres ou des êtres comme des gestes techniques, des actions morales, et tout ce qui peut présenter une forme d'excellence quelconque dans n'importe quel domaine. Ex : une belle guerre, un beau combat ou un beau match par les qualités techniques et physiques des combattants, par leur loyauté, leur engagement, autant de forme d'excellence ! C'est vrai jusqu'aux insultes : un beau salaud est un parfait salaud !

A partir de là, le rapprochement avec le bon ou le bien est compréhensible. Entre beau et vrai aussi, si par vrai on entend l'accompli, le réalisé, l'achevé, l'excellent dans l'ordre de l'être de l'accomplissement, comme chez Hegel.

Conséquences :

Cette définition du beau a des conséquences pratiques importantes : si on peut définir le beau par des critères objectifs, on peut définir ce que doivent être les œuvres d'art pour plaire à un public. Ce qui peut tourner au dogmatisme esthétique, à l'académisme. A savoir : réduction des arts à l'artisanat du fait du respect de règles et de l'imitation d'œuvres tenues pour modèles, étouffement définitif des originalités par l'obligation faite à tous de respecter les règles en vigueur.

Telle était la situation des arts dans l'Antiquité, notamment égyptienne. A l'époque, les artistes n'étaient pas distingués des artisans : ils faisaient en effet la même chose qu'eux puisque leur travail consistait à reproduire des formes convenues de manière convenue.

Mais c'est le cas chaque fois que le beau reçoit une définition objectiviste : les arts deviennent alors de l'ordre de l'artisanat parce qu'ils doivent respecter certaines règles. Avec une telle définition, on peut même réglementer les arts : cela peut se faire de manière interne aux arts et à partir d'œuvres préexistantes qui servent de modèles et de canons, comme le fait Boileau dans L'art poétique, qui dresse la classification des arts poétiques, c'est-à-dire des genres, et fixe les règles de chaque art. Mais cela peut se faire de manière violente et externe, comme ce fut le cas avec les totalitarismes où l'art a été mis au pas, normalisé et distingué en art noble et art dégénéré.

Rq : Il y a une corrélation entre définition objective et donc publique, voire officielle, du beau, confusion entre artisans et artistes et régimes ou organisations politiques qui ne laissent aucune initiative aux individus comme tels, à savoir les régimes dictatoriaux et totalitaires et les sociétés holistes en lesquelles les individus sont totalement déterminés par la vie du groupe social. L'artiste comme telle ne peut apparaître que dans les sociétés de types individualistes. Cet individualisme explique qu'il ne peut avoir que des rapports ambigus avec le public, les commandes, l'argent donc : ou il est maudit parce que son offre ne correspond à aucune demande sociale, ou il est vendu parce qu'il satisfait une demande sociale.
 

Objections contre cette conception objective du beau :
 

Or, cette confusion entre les artisans et les artistes est contraire à ce que l'on sait de l'art et aussi à ce que l'on tient pour le premier droit des artistes, à savoir celui de faire ce qu'ils tiennent pour beau eux-mêmes et non ce qu'on tient pour beau à leur place : ce ne sont pas les spectateurs qui déterminent ce qu'est le beau, ce sont les artistes qui font voir ce qui est beau comme tel.

Par ailleurs, cette définition du beau ne rend pas compte de la diversité des expériences esthétiques : si le beau est dans l'objet, il devrait être reconnu comme tel par tous, même si d'abord il doit être montré, mis en évidence par un discours qui ferait voir les qualités objectivement belles des choses lorsqu'elles ne sautent pas aux yeux. Parce qu'en effet, cette définition du beau estime pouvoir rendre compte de la diversité des jugements de goût en invoquant la nécessaire éducation au beau : elle passe par le fait d'apprendre à reconnaître dans les œuvres les qualités qui les font belles, par l'apprentissage d'un certains nombre de savoirs sans lesquels il est difficile de trouver une satisfaction à contempler certaines œuvres et par lesquels le plaisir vient au spectateur. L'ennui, c'est qu'il semble que cette éducation au beau, quand elle existe, ne suffise pas à mettre tout le monde d'accord.

Enfin, elle ne rend pas du tout compte d'expériences esthétiques qui peuvent pourtant être largement partagées : on peut être nombreux à trouver belle une personne sans pourtant que l'on puisse dire qu'elle est belle parce qu'elle est parfaite. Un homme ou une femme parfaits, cela peut se dire si on a un modèle idéal auquel on compare les individus, seulement, ce modèle ne saurait être un modèle d'excellence comme telle, de perfection absolument parlant, mais un type préféré, socialement et psychologiquement déterminé, dans la mesure où pour pouvoir parler de perfection en ce qui concerne l'homme ou la femme, il faudrait pouvoir dire qu'elle est la fonction de l'un et de l'autre par rapport à laquelle on pourrait juger de leur excellence. Or, de telles fonctions n'existent pas par nature : elles peuvent bien être déterminée par un groupe social en fonction de critères qui lui sont propres. Ainsi, les Vénus préhistoriques retrouvées par des fouilles archéologiques devaient-elles pour les hommes de l'époque incarner la beauté, mais une beauté toute fonctionnelle, tournée vers la reproduction… Personne sans doute aujourd'hui ne dirait qu'elles représentent de belles femmes. Ce qui signifie qu'aucune excellence en soi, naturelle, ne saurait être définie pour un homme ou une femme.
 
 

Rq : A moins de considérer que la statuaire grecque ait réussi à exprimer cette excellence : elle serait alors dans le corps des athlètes non anabolisés…

Ces trois objections semblent ruiner la thèse selon laquelle le beau est objectif. Donc, elles invitent à penser qu'il est subjectif.

2 ) Le beau, c'est ce qui me plaît.

Le beau comme purement subjectif. A partir des idées selon lesquelles :
  • il existe une variété des jugements de goût irréductible à l'aveuglement et à l'absence d'idée de ce qui est beau,
  • il n'est pas possible d'enfermer la création artistique dans la reproduction de modèles et l'obéissance à des canons du beau sans tuer toute espèce de création et la réduire à un artisanat,
  • on ne peut pas nier que ce qui est trouvé beau plaise et puisse susciter un désir qui n'a rien à voir avec la perfection de la chose,
On peut être amené à dire que le beau ne se trouve pas dans les choses, mais qu'il est purement subjectif. "La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses, elle n'est que dans l'âme qui les contemple, et chaque âme voit une beauté différente."

Hume, Le modèle du goût.
 
 

Cette thèse consiste à dire que le beau n'est pas objectif et se ramène au plaisir ou à la satisfaction que procure la simple perception d'une chose, sans consommation. Tout ce que je trouve beau, c'est tout ce qui me procure du plaisir ou une satisfaction du seul fait de regarder ou d'entendre quelque chose. Ce qui signifie que la beauté n'est pas dans la chose, mais en moi, c'est-à-dire dans l'effet -agréable- qu'a la contemplation de la chose sur moi. Le beau n'est plus un ensemble de qualités objectives, il est désormais un sentiment subjectif, un affect. Un sentiment si par sentiment on entend l'effet qu'a une représentation, une perception sur celui qui se représente, qui perçoit quelque chose. Dans ces conditions, l'objet qui est perçu devient secondaire et les raisons ou les causes pour lesquelles un être est affecté par telle ou telle chose sont à chercher et à trouver non dans la chose, mais dans celui qui est affecté, son histoire, son état psychologique, son état de santé, son éducation…dans ce qu'il est de plus singulier donc.

Dire qu'une chose est belle serait alors un abus de langage : elle n'est ni belle, ni laide : elle n'est l'une ou l'autre que pour quelqu'un et non en elle-même. On devrait dire que la chose plaît, qu'elle procure une satisfaction, qu'on le trouve belle, disant par là que ce propos n'engage que nous et ne dit rien de la chose.

Seulement cette thèse d'une pure relativité du jugement de goût semble réfutée par l'existence de certains objets qui font sinon l'unanimité du moins qui rassemblent beaucoup de sujets. Hume répond à cela en disant que la pure relativité de nos jugements de goût est nécessairement limitée en cela que nous avons en commun une certaine constitution physique qui nous incline à apprécier les mêmes choses, celles qui sont agréables à ce que nous avons de commun, notre corps.

C'est pour ces raisons que même ce qui paraît être de l'ordre de la beauté objective pourrait être en fait de l'ordre de l'agrément, de la satisfaction purement subjective. Ce qui est harmonieux pourrait plaire non pas simplement à l'esprit, mais procurer un plaisir physique lié à l'apaisement que provoquent des proportions harmonieuses. De même, la beauté qu'on prête aux êtres naturels n'est peut être pas liée à leur perfection objective, mais à cela que les êtres naturels trouvés beaux ont des traits qui exaltent la vie, ce qui ne peut que plaire aux êtres vivants que nous sommes.

Cette thèse permet donc de rendre compte de la diversité comme de l'unanimité des jugements esthétiques, mais en outre, elle permet aussi de rendre compte de la possibilité même d'une histoire de l'art dans la mesure où pour qu'une histoire de l'art existe, il faut qu'il y ait non seulement renouvellement des créations, mais aussi des goûts, des styles, des genres, des formes de création. Or, tout cela n'est possible que si on n'assujettit pas les artistes à reproduire des formes canoniques, qu'on les laisse au contraire libres de toute contrainte et si par ailleurs les goûts du public change ou soient assez ouverts pour admettre comme œuvres d'art toutes les nouveautés.

L'art n'aurait pas eu d'histoire si le beau était objectif, sinon cette histoire qui n'en est pas une qui consiste en le cheminement finalisé vers un but connu d'avance comme idéal, mais que l'on n'atteint pas du premier coup parce que l'idéal est exigent. Thèse de Hegel.

Après avoir soutenu que la beauté n'était pas subjective, mais qu'elle était objective, nous soutenons à présent qu'elle est donc non pas objective, mais purement subjective. Avec autant de raisons de penser l'une que l'autre de ces deux thèses.

Nous voilà donc en présence de deux thèses totalement irréconciliables et qui semblent tout aussi solides l'une que l'autre. C'est fâcheux.

Mais, cette contradiction n'est peut-être qu'une apparence : elle n'existe peut-être qu'en raison d'un malentendu sur ce qu'on peut entendre par le mot de beau ou plutôt sur l'extension des choses belles. Deux thèses s'affrontent ici peut-être seulement parce qu'on ne s'est pas assez mis d'accord d'abord sur les frontières qui séparent les choses belles des autres.

Tout vient peut-être de ce que l'on mélange tout : l'agréable, le bon, le parfait et le beau, alors qu'il faudrait séparer tout cela. C'est ce que nous invite à faire Kant.
 

3 ) Le beau n'est ni ce qui est agréable, ni ce qui est bon.
 

Kant :

" Comparaison des trois genres de satisfaction spécifiquement différents.

L’agréable et le bon ont l’un et l’autre une relation avec la faculté de désirer et entraînent par suite avec eux, le premier une satisfaction pathologiquement conditionnée (par des excitations, stimulos), le second une pure satisfaction pratique ; celle-ci n’est pas seulement déterminée par la représentation de l’objet, mais encore par celle du lien qui attache le sujet à l’existence de l’objet. Ce n’est pas seulement l’objet, mais aussi son existence qui plaît. En revanche le jugement de goût est seulement contemplatif ; c’est un jugement qui, indifférent à l’existence de l’objet, ne fait que lier sa nature avec le sentiment de plaisir et de peine. Toutefois cette contemplation elle-même n’est pas réglée par des concepts ; en effet le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (ni théorique, ni pratique), il n’est pas fondé sur des concepts, il n’a pas non plus des concepts pour fin.

L’agréable, le beau, le bon désignent donc trois relations différentes des représentations au sentiment de plaisir et de peine, en fonction duquel nous distinguons les uns des autres les objets ou les modes de représentation. Aussi bien les expressions adéquates pour désigner leur agrément propre ne sont pas identiques. Chacun appelle agréable ce qui lui FAIT PLAISIR ; beau ce qui lui PLAIT simplement ; bon ce qu’il ESTIME, approuve, c’est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. […] On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne contraint l’assentiment."

KANT, Critique de la faculté de juger, § 5
Commentaire :

Kant distingue trois types de satisfaction parmi ce qui peut procurer un plaisir : l'agréable, le bon et le beau. Ces trois choses ont en commun de nous procurer des satisfactions et c'est pourquoi il est courant de les confondre. Mais ce n'est pas parce qu'elles plaisent toutes les trois qu'elles sont semblables.

Or, nous allons le voir ce que Kant appelle l'agréable correspond à la conception purement subjective du beau tandis que ce qu'il nomme bon recouvre en partie la conception du beau objectif. Le beau au sens strict est donc selon Kant distinct des deux conceptions opposées que nous avons envisagées.

1) L'agréable et le bon.

Kant commence par distinguer d'un côté le beau et de l'autre l'agréable et le bon, ces deux dernières satisfactions ayant un point commun : elles sont liées à la faculté de désirer : ce qui est agréable ou bon est désirable. On peut même dire que c'est en tant qu'ils sont désirables qu'ils sont agréables et bons. Ce qui n'est pas le cas du beau.

Mais le bon et l'agréable se distinguent néanmoins : l'agréable est une satisfaction dite pathologique : elle est liée à notre corps, à nos appétits, nos penchants, notre sensibilité.

Ce qui est agréable est ce qui nous met en appétit, nous excite, réveille notre désir, autant de chose liées à notre corps, à ses besoins autant qu'à ses désirs.

A noter : l'agréable est lié à une représentation de quelque chose, non à sa consommation. Il est lié à un spectacle ou plutôt à une représentation subjective (une perception, une image, un souvenir, …) qui ne doit pas être confondu avec le plaisir sensuel, physique de la consommation. L'agréable n'est que la promesse d'un plaisir sensuel éventuel.

Aussi, lorsque l'on dit d'un plat bien préparé qu'il est beau, d'une personne qu'elle est belle, de notre vieille peluche qu'elle est belle, on se trompe : on devrait dire que tout cela nous est agréable parce que cela éveille notre appétit ou conforte nos penchants.

Le bon est lui aussi lié à cette faculté de désirer, mais la satisfaction qu'il procure est dite pure ou pratique, c'est-à-dire morale. Elle est liée à notre moralité, à ce que nous jugeons bon moralement, et, à ce titre à ce que nous souhaitons ou désirons voir exister.

Aussi, lorsque nous disons d'un geste d'une grande générosité, d'une droiture qui nous émeut qu'il est beau, on se trompe : il n'est pas beau, il est bon et c'est en tant que tel qu'il nous touche : il est conforme à ce qui devrait toujours être fait et qui n'est pas si souvent fait. C'est cela qui est émouvant et c'est pourquoi la littérature et le cinéma mélodramatiques représentent volontiers des scènes morales susceptibles de nous toucher.

Qu'est-ce que cela change que l'agréable et le bon soient liés au désir et pas le beau ?

La satisfaction que procure l'agréable et le bon est liée à l'existence de l'objet, alors que la satisfaction que procure le beau n'est liée qu'à la représentation de l'objet et non à son existence. Ce qui est trouvé beau serait toujours trouvé tel si cela n'existait pas, alors que ce qui est trouvé agréable ou bon ne peut procurer de satisfaction que si cela existe vraiment, c'est-à-dire que si on peut se le procurer, en tirer une satisfaction sensuelle effective ou souhaiter que cela se produise vraiment. C'est pourquoi la satisfaction que procure le beau est dite contemplative : elle existe dans la pure et simple représentation de la chose : j'ai du plaisir à la regarder sans que ce plaisir soit en aucune manière lié à un désir de possession ou de consommation, j'ai du plaisir en la regardant purement et simplement. C'est pourquoi l'existence de la chose en question m'est indifférente : cela ne changerait rien à mon plaisir qu'elle n'existe pas puisque ce plaisir ne dépend pas de son existence, mais de la représentation que je me fais d'elle.

La simple idée ou l'image ou la perception d'un éclair au chocolat, d'une charmante personne ne peuvent être agréables que si ces représentations éveillent ou s'accompagnent d'un désir et par conséquent que s'il est de l'ordre du possible de manger l'éclair au chocolat et de rencontrer cette charmante personne. Si ce n'est en aucune manière possible, ces représentations ne sont pas agréables, mais pénibles puisque mon désir sera frustré. Une idée ou une image ne se mangent pas, ce n'est pas la perception d'une charmante personne qui cédera pas à nos avances, mais la personne elle-même, peut-être.

De même, l'idée ou l'image d'une bonne action ne procure aucune satisfaction en elle-même. Si je conçois une bonne action, alors parce qu'elle est bonne, elle doit devenir réalité, et c'est en cela qu'elle est désirable. Si elle ne le devient pas, elle ne procurera aucune satisfaction, aucun plaisir pour notre sens moral. Au contraire, l'idée de la bonne action qui n'a pas été accomplie causera de la mauvaise conscience. L'idée d'une bonne action ne remplace pas l'action.

En revanche, il est tout à fait possible que la perception ou l'image d'une chose puisse me procurer du plaisir en tant que telles, c'est-à-dire indépendamment de tout désir donc de l'existence même de la chose représentée ou perçue. Tout est là : le beau est le seul plaisir qui n'ait aucun rapport avec le désir : c'est ce qui plaît sans être désirable, donc qui pourrait plaire y compris si cela n'existait pas réellement.

2 ) Le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance.

Dire qu'une chose est belle, c'est donc dire que sa représentation en moi, sous la forme d'une perception, qui n'est que par moi qui perçois et en moi qui la perçois, me procure du plaisir, que cette chose existe ou non.
D'où la distinction entre la nature et l'existence de l'objet : la nature de l'objet, sa forme, son essence que je me représente me procure une satisfaction : tel bâtiment, par ses formes, telle peinture, tel paysage… lorsque je les regarde me donne une satisfaction que j'aurais même si ce que je regarde n'existait pas : je trouverais encore cela beau parce que je n'ai pas besoin que cela existe pour que cela me fasse quelque chose.

Cela ne signifie rien d'autre finalement que je prends plaisir à contempler une représentation en tant que telle, c'est-à-dire en tant qu'elle ne représente rien, puisque la chose qu'elle représente m'est, quant à son existence, indifférente. Comme je peux prendre plaisir à regarder l'image (peinture, image de synthèse…) d'un paysage imaginaire. C'est une image, une représentation qui ne représente rien, qui feint de représenter, qui peut à la rigueur me tromper en me faisant croire qu'elle a un réfèrent extérieur objectif, cela n'a aucune importance. Le plaisir esthétique est autiste, coupé du monde et enfermé en lui-même.

Mais cette idée pose un problème : si c'est la nature de l'objet contemplé et non son existence qui me procure une satisfaction, est-ce à dire que l'objet trouvé beau a des caractéristiques (objectives en cela qu'elles s'imposeraient à moi) qui font sa beauté et telles que sa contemplation procure une satisfaction ?

En d'autres termes, si le plaisir esthétique est lié au sentiment de plaisir et de peine, n'est-il pas aussi lié à la faculté de connaître puisqu'il dépend de la nature de l'objet, de son essence donc d'une apparente connaissance de cet objet ? Mais si tel est le cas, alors la chose trouvée belle l'est parce que sa nature est telle que je la trouve belle. La beauté dépendrait-elle de caractéristiques objectives, propres à l'essence de la chose ?

Réponse de Kant : non, le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance. Qu'est-ce que cela signifie ? Que la beauté n'est pas une caractéristique qui appartient à la chose comme telle, qu'elle n'est pas un prédicat comme peuvent l'être la couleur, la taille, la forme, la masse… Qu'une chose soit trouvée belle n'apprend rien sur cette chose puisque ce qui nous la fait dire belle est l'effet que sa représentation a sur notre sentiment de plaisir et de peine et non ce qu'elle est en elle-même. La beauté est dans le rapport qui s'instaure entre la représentation de la chose et nous, notre sentiment de plaisir et de peine et non pas dans la chose elle-même ou dans sa seule représentation. La beauté est un sentiment : l'effet sur notre sensibilité de nos propres représentations, de nos perceptions ou images des choses. En cela elle n'est en rien objective, elle n'est pas l'harmonie ou la perfection de l'objet, elle est purement subjective. Le beau n'est pas fondé sur des concepts : on ne trouve pas belle une chose après avoir saisi ses caractéristiques objectives. Il n'a pas des concepts pour fin : il ne produit pas de concepts, il n'est pas un jugement qui forme des concepts relatifs à la chose trouvée belle. Il est un jugement qui ne concerne que l'effet de la représentation de la chose sur mon sentiment de plaisir et de peine.

De sorte que, sur ce point, Kant est d'accord avec Hume.

3 ) Les différentes satisfactions.

Kant signale que si nous confondons facilement tous les types de satisfaction : l'agréable, le bon et le beau, nous sommes aussi en mesure de les distinguer ainsi qu'en témoigne le vocabulaire : il met à notre disposition des termes plus précis que le plaisir ou la satisfaction, termes qui correspondent à chaque type de satisfaction.
L'agréable est ce qui fait plaisir. C'est ce qui peut procurer une satisfaction sensuelle, ce qui est la promesse d'une telle satisfaction. Elle ne suppose pour exister que le corps et ses appétits.

Le beau plaît simplement. C'est ce qui fait simplement plaisir, c'est-à-dire qui procure une satisfaction indifférente à l'existence de l'objet.
Le bon est ce qu'on estime ou approuve. Le bon, une bonne action par exemple, procure du plaisir en cela que nous trouvons l'action estimable, en cela qu'elle a de la valeur, une valeur morale qui la rend touchante.

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