- La raison, les sens et le réel -
- Comment la connaissance est-elle possible ?-

- Platon, Descartes, Kant -   

[ Deuxième partie - Descartes ]
 
 
 

II ) L'idéalisme subjectif de Descartes.
        Pour connaître, il faut renoncer à l'usage des sens.


Il semble vain de rompre avec le sensible dans la mesure où cette rupture conduit à affirmer l’existence d’un autre monde que le monde sensible, mais de telle sorte que l’articulation entre le sensible et l’intelligible pose des difficultés insurmontables.
    Il n’en reste pas moins que le monde sensible est bien comme tel inconnaissable puisque tout ce qui s’y trouve devient de telle sorte qu’aucune détermination immuable et nécessaire ne soient observables.
    Il en résulte qu’il ne faut peut-être pas rompre avec le sensible, le monde sensible, mais seulement avec les sens, la sensibilité. Il ne s’agirait alors plus de poser un autre monde, mais de chercher à connaître le monde sensible, celui qui nous entoure tel qu’il est perçu par nos sens, mais paradoxalement sans le secours des sens, sans passer par les sens. Connaître le monde sensible, mais pas par les sens!
    C’est ce que propose Descartes. Toute la question est bien sûr de savoir comment rompre avec la sensibilité seulement et non avec le sensible et de telle sorte, toujours, que de cette manière on saisisse bien des objets connaissables avec la certitude que nous les saisons bien tels qu’ils sont en eux-mêmes.
    Pour ce faire, il convient d’abord de se demander comment Descartes établit l’impossibilité de connaître le monde sensible par l’entremise des sens.


        A ) C’est par l’entendement seul qu’on peut connaître.

    Le morceau de cire, Descartes. Les Méditations Métaphysiques.

" Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.

Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela: flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive, je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.

Cependant je ne me saurais trop étonner quand je considère combien mon esprit a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je suis presque trompé par les termes du langage ordinaire ; car nous disons que nous voyons la même cire, si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure : d'où je voudrais presque conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux."

Commentaire :

1 - Descartes commence par exposer ce qui passe pour une évidence.

 " Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier."

    Ce que nous connaissons le mieux, avec la plus grande distinction, c’est-à-dire sans confusion, ce sont les corps physiques, les choses sensibles (par opposition à l’âme, à Dieu ou à la liberté par exemple). Pourquoi ? Parce qu’ils affectent nos sens, parce qu’ils sont immédiatement saisis et connus par eux. Mais, il précise que c’est là ce que nous croyons le mieux connaître. Il faut donc mettre à l’épreuve cette croyance.

2 - Pour cela, il décide d’examiner la connaissance que nous avons d’un corps singulier, à savoir celui d’un morceau de cire d’abeille.

"Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci."

    Ce morceau de cire affecte nos sens, tous nos sens, de telle sorte qu’il est possible de lui attribuer certaines déterminations : odeur, couleur, taille, dureté, son. Parce que chacune de ces déterminations se distinguent nettement des autres (la couleur se distingue de l’odeur) et de celles qui sont de même nature qu’elle (cette couleur se distingue de telle autre couleur que ce morceau de cire n’a pas), on peut dire que ce morceau de cire est, par l’ensemble des ses déterminations saisies par les sens, connu de nous. Il est tel qu’il apparaît à nos sens. Il est ce qu’il nous apparaît.

    3 - Seulement, toutes les déterminations saisies par les sens sont susceptibles de changer totalement si on approche ce morceau de cire d’une source de chaleur.

"Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son."

Il affecte encore tous nos sens, mais de telle sorte qu’il a désormais des déterminations entièrement nouvelles, distinctes des premières. Ce qui signifie que ce morceau de cire peut avoir pour chaque sens des apparences changeantes : il n’a pas plus tel aspect que tel autre, telle couleur plutôt que telle autre.

4 - Le morceau de cire change et reste le même.

"La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure."

    Pourtant, en dépit de ces changements, c’est toujours le même morceau de cire, il s’agit bien de la même chose. Donc, la même chose, une chose identique à elle-même est susceptible de revêtir des apparences sensibles variables. Le morceau de cire change et néanmoins reste le même.
    Qu’est-ce que cela signifie ? Si c’est toujours le même morceau de cire, quoiqu’il ait changé d’aspect, qu’il n’affecte plus mes sens de la même manière, alors je ne peux plus dire que c’est par les sens que je le connais, puisque les déterminations que je lui attribuais avant ne lui correspondent plus maintenant alors qu’il est resté le même. Si c’était par les sens que je connaissais les corps physiques, alors il faudrait soutenir que chaque fois que je constate un changement dans les déterminations sensibles de cette chose, ce ne sont pas les apparences de la chose qui changent, mais que j’ai subitement affaire à une autre chose, sans rapport avec la précédante. Ce qui est ici totalement impossible à soutenir puisqu’il s’agit bien du même morceau de cire.
Or, que serait une connaissance de quelque chose qui cesserait d’être valable, c’est-à-dire qui cesserait de correspondre à ce quelque chose, sitôt qu’il change d’apparence ? Non pas une connaissance, mais une apparence de connaissance. Connaître vraiment quelque chose en effet, c’est saisir ce quelque chose tel qu'il est aussi longtemps qu'il est lui-même, donc saisir ses déterminations indépendamment des changements de surface qui peuvent l'affecter. Connaître une chose, c'est ainsi saisir ses déterminations nécessaires, c'est-à-dire celles qui lui appartiennent en propre et donc qu'elle possède aussi longtemps qu'elle est, et non pas des déterminations accidentelles comme celles qu'on saisit par les sens. Descartes fait ainsi le partage entre ce qui relève de la connaissance et ce qui n'en relève pas au moyen de la distinction entre le propre ou le nécessaire et le contingent ou accidentel : toutes les caractéristiques nécessaires ou propres forment la nature de l'objet ; les saisir, c'est donc le connaître.
En somme, par les sens, nous ne connaissons rien des objets physiques, puisque par eux nous ne saisissons pas ce qui en eux est durable, mais au contraire, que ce qui est changeant, sujet au devenir. Ce qui ne veut pas dire que je ne saisis rien par les sens ou que ce que je perçois est de l’ordre de l’illusion ou du mirage. Cela veut dire seulement que ce que je perçois ne constitue pas une connaissance de ce que je perçois, une connaissance au seul sens que peut avoir ce mot, à savoir : la saisie des déterminations propres à une chose, celle qu’elle possède toujours tant qu’elle dure et quels que soient ses changement d’apparences.

    5 - Alors, qu’est ce que ce morceau de cire si ce que j’en perçois n’en constitue pas une connaissance ?

    "Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable."

Si tout ce que je perçois de ce morceau de cire ne correspond pas à ce qu’il est effectivement et toujours, alors il faut éliminer tout ce que j’apprends de lui par mes sens, c'est-à-dire tout ce qui varie en lui. Que reste-t-il ? Un corps qui peut m’apparaître de différentes manières.
Mais cela, je ne le perçois pas, je le conçois. Comment ? Je peux l’imaginer, c’est-à-dire me le représenter sous la forme d’images que je peux produire. Si on tâche de se représenter l’image de ce morceau de cire une fois éliminé ce qui me vient des sens, je peux dire qu’il est quelque chose d’étendu dans l’espace, un volume géométrique donc, qu’il est flexible et muable, c’est-à-dire que ce volume est susceptible de changer de forme. Comme un corps réduit à ses propriétés géométriques et mécaniques. C’est ainsi que je semble pouvoir l’imaginer.

    6 - Mais, le muable, le flexible et l'étendue peuvent-ils réellement s’imaginer ?

"Or qu'est-ce que cela: flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive, je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident."

Dire que le morceau de cire est muable, c'est se le représenter sous forme d'images successives avec différentes formes. Dire qu'il est muable, c'est donc imaginer. Or, l’imagination ne peut représenter que des formes déterminées, former des images singulières et déterminées du morceau de cire. Par conséquent, quand bien même je voudrais me représenter le plus grand nombre possible de formes que pourrait prendre le morceau de cire, jamais je ne parviendrai à me les représenter toutes puisqu’elles sont en nombre infini. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’imagination est incapable de représenter le muable et le flexible, c’est-à-dire la muabilité et la flexibilité du morceau de cire : non certaines de ses variations de formes, mais son caractère foncièrement variable.
    Qu’en est-il de l’extension du morceau de cire, c’est-à-dire de son étendue géométrique ? Puis-je l’imaginer ? Pas plus que la muabilité pour les mêmes raisons : l’extension de ce morceau de cire est susceptible de varier autant que sa forme, donc infiniment, donc au-delà des moyens de l’imaginer.
    Ce qui reste du morceau de cire une fois éliminées les apparences sensibles, à savoir l’extension, la flexibilité et la muabilité, n’est pas imaginable. L’imagination ne permet pas de les concevoir, elle permet tout au plus de les illustrer. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’imagination ne permet pas de connaître les corps physiques puisqu’elle ne peut produire qu’un nombre limité d’images des corps, alors qu’ils peuvent prendre une infinité de formes.

Alors ? Alors, je ne peux pas plus connaître ce morceau de cire par les sens que par l’imagination. Et, finalement pour la même raison : les sens comme l’imagination ne permettent de saisir qu’un nombre nécessairement limité des aspects sous lesquels le même morceau de cire peut se trouver. Est-ce à dire que ce morceau de cire est inconnaissable et avec lui l’ensemble des objets physiques ? Non, mais, contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas avec les sens ni avec l’imagination qu’il est possible de les connaître, mais avec l’entendement, c’est-à-dire avec la faculté de comprendre certes, mais surtout celle de concevoir et de concevoir des concepts, qui se distinguent à la fois des perceptions et des images formées par l’imagination. Le morceau de cire n’est connaissable et connu qu’au moyen de concepts, ceux d’étendue et de muabilité. Ce morceau de cire n’est pas que cela, mais c’est seulement en cela qu’il est connu puisque quoiqu’il puisse devenir, tant qu’il demeurera, il sera toujours étendu et muable. Or, il n’y a que l’entendement qui soit capable de saisir ces deux déterminations : les sens les ignorent, l’imagination n’en représente que des exemples.

7 - Une inspection de l'esprit.

"Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée."

    Il faut soigneusement distinguer le morceau de cire tel qu’il apparaît à nos sens ou tel qu’on peut l’imaginer du morceau de cire tel qu’il est connu. Ce qu’on perçoit existe, ce qu’on imagine est possible, c’est-à-dire pourrait exister, mais nos sens comme notre imagination ne nous permettent pas de connaître ce morceau de cire en lui-même tel qu’il est quel que soit son apparence, réelle ou possible.
    Cela signifie aussi que la croyance selon laquelle c’est par les sens que nous connaissons les objets physiques n’est pas seulement fausse, infondée, elle est beaucoup plus radicalement impossible. Descartes ne soutient pas qu’il ne faut pas vouloir connaître les choses avec ses sens, qu’il ne faut pas se fier aux apparences, il soutient bien plutôt qu’il n’y a de connaissance que purement intellectuelle, c’est-à-dire que par l’entendement. Il ne dit pas que les sens (et/ou l'imagination) ne nous délivrent pas une connaissance digne de ce nom, qu'il ne faut pas se servir des sens et de l'imagination pour connaître parce qu'ils ne seraient pas des moyens fiables. Il dit qu'il n'y a jamais eu de connaissance du tout par eux. On ne connaît pas mal avec le sens, on ne connaît rien du tout par eux. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a que l'entendement qui soit capable de connaître, puisqu'il est le seul à pouvoir concevoir les déterminations d'une chose. Or, connaître quelque chose, c’est précisément concevoir cette chose et non la percevoir ou l’imaginer.
Du coup, cela signifie que ce n'est pas parce qu'on se sert de son entendement pour connaître, qu'on saisit toujours les déterminations nécessaires des choses. Que ce soit par l'entendement seul qu'on connaisse ne veut pas dire qu'on ne se trompe jamais. Si on ne connaît pas mal, mais pas du tout par les sens, on ne connaît pas toujours bien les choses parce qu'on les connaît par l'entendement.
C'est pourquoi Descartes finit par proposer de réinterpréter toute la démarche antérieure : au fond, malgré ce qu'on a cru, ni les sens, ni l'imagination n'ont délivré une connaissance du morceau de cire. D'emblée, seul l'entendement était à l'œuvre, d'abord de manière maladroite enfin de manière rigoureuse. Toute la démarche est l'œuvre d'une inspection de l'esprit, c'est-à-dire d'un examen progressif, d'une analyse effectuée par l'entendement. Pour commencer, cette inspection, avec les deux listes de déterminations sensibles, n'a produit qu'une connaissance confuse du morceau de cire, confuse parce qu'elle ne disait rien de son essence, et pour finir, c'est à une connaissance claire et distincte qu'elle aboutit.
    Ce qui indique donc que si ni les sens, ni l'imagination ne permettent de connaître, l'entendement s'appuient sur eux pour procéder à son inspection en vue de concevoir l'essence des choses, comme celle du morceau de cire.
    Mais si l'esprit ne détermine l'essence des choses que par une inspection qui peut tenir compte des sens, ne faut-il pas soutenir finalement que la connaissance dépend des sens ?

    8 - Voir ou juger.

"Cependant je ne me saurais trop étonner quand je considère combien mon esprit a de faiblesse, et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je suis presque trompé par les termes du langage ordinaire ; car nous disons que nous voyons la même cire, si on nous la présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure : d'où je voudrais presque conclure, que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux."

    Il n'est pas facile de se défaire des habitudes et de ne pas être trompé par la manière ordinaire de s'exprimer. La croyance selon laquelle c'est par les sens que nous connaissons est tenace. Lorsque la cire change d'aspect sous l'effet de la chaleur, nous disons que c'est la même cire parce que nous voyons que c'est la même. Mais, en réalité, ce que nous voyons, c'est un changement, un devenir, pas une identité. Nous savons que c'est la même, mais cela ne se voit pas, bien au contraire. (Ou lorsqu'on voit deux fois de suite le même morceau de cire, nous disons que cela se voit que c'est le même, alors  que cela se juge.) Donc, si c'est la même selon nous, ce n'est pas parce que cela se voit, mais parce que nous le jugeons ainsi, ce qui est un acte de l'esprit et non le résultat d'une perception.
    La preuve qu'on prend la vision à tort pour ce qui nous permet de connaître, c'est qu'on dit qu'on voit des choses qu'en fait on ne voit pas : je ne vois pas des hommes, mais des manteaux et des chapeaux. Si je dis que je les vois, c'est au sens où je juge, à partir de ce que je vois certes, que ce sont des hommes qui passent sous la fenêtre. Lorsqu'on dit qu'on voit que c'est le même morceau de cire, en fait on ne le voit pas, on en juge ainsi.

Thèse du texte.

    La connaissance des objets sensibles ou physiques n’est possible que par l’entendement et à l’exclusion des sens et de l’imagination parce qu’il n’y a que l’entendement qui puisse par des concepts concevoir les déterminations propres à une chose physique, à savoir essentiellement son extension et sa muabilité.
    Pourquoi ? D'abord parce qu'il n'y a que l'entendement qui puisse concevoir sous forme d'idée l'essence ou la nature des choses. Ensuite parce que ni les sens, ni l'imagination ne peuvent saisir ce que sans les choses matérielles est nécessaire. Au lieu de cela, les sens et l'imagination saisissent ce qui en eux varie sans leur appartenir en propre.

    La fonction de sens n'est pas de nous permettre de connaître, mais d'assurer notre préservation.

Cf : Principes de la philosophie. II, Art 3, titre : “Que nos sens ne nous enseignent pas la nature des choses, mais seulement en quoi elles nous sont utiles ou nuisibles.”

Interprétation :

1. Descartes ne dit pas qu'il ne faut pas se servir des sens pour connaître, il dit que toute connaissance s'en passe, ne dépend pas d'eux comme tels. Toute connaissance digne de ce nom ne repose pas sur les sens puisque les sens ne permettent pas de connaître l'essence des choses.
    On le voit, Descartes ne propose par une rupture méthodologique qui consisterait à préconiser de renoncer à l'observation pour connaître l'essence des corps qui nous entourent, il introduit une rupture épistémologique : c'est le statut et les sources de la connaissance, de toutes connaissances, y compris les connaissances antérieures, qui est ainsi réévalué.
    Ce qui certes va conduire à une rupture méthodologique, mais elle est la conséquence de la rupture première et plus profonde qui affecte la conception du savoir. Il s'agit par elle de conformer la pratique de la recherche à ce qu'on sait désormais être les véritables sources et les modalités de la connaissance.

    2. Mais cette rupture épistémologique est aussi une manière de redéfinir ce qui est à connaître, l'objectivité de ce qui est à connaître. Il y a solidarité fondamentale entre la conception de la connaissance, de ses sources et de son statut et la conception de l'objet à connaître, de son statut et de la manière de s'en saisir.
    De ce point de vue, ce texte est au moins autant une réfutation de l'empirisme médiéval qu'une objectivation/modélisation géométrique du réel qui rompt avec la physique des qualités, corrélative à l'empirisme. En effet, l'objet de la connaissance, ce qui en les corps leur appartient de manière nécessaire, ce qui leur est propre, ce qui est en eux, ce qui en constitue la nature, est défini en termes géométriques : extension et muabilité.

    3. La corrélation entre le statut de la connaissance et celui de l'objet a enfin une portée ontologique. Ce qui pour nous est accidentel, ce qui n'appartient pas à l'essence conçue par nous du morceau de cire, n'appartient pas réellement à la cire, n'est pas la cire, ne constitue pas le morceau de cire, ne fait pas de lui un morceau de cire. Ce qui est en dehors de la connaissance est en dehors de l'objet à connaître et réciproquement, ce qui n'est pas dans l'objet, n'est pas à connaître.
Ainsi qu'en témoigne les passages suivants : "la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son" ; "éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste." ; "aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.".

    Paradoxe.

    Si c'est l'entendement seul qui peut connaître la nature des choses et pas les sens, alors cela signifie que les choses qui nous entoure, celles qu'on peut percevoir sont inconnaissables par les sens. L'essence des choses sensibles n'est pas accessible par les sens.


    Difficulté.

Si l’entendement est la seule faculté grâce à laquelle il est possible de connaître, alors tout le problème est de savoir comment il est possible non seulement de former des connaissances, mais d'être certain qu'elles sont valables.
L'entendement, compris comme faculté de juger, est la seule faculté par laquelle nous sommes en mesure de connaître, mais l'entendement ne forme pas que des jugements vrais. Nous sommes sujet à l'erreur, c'est-à-dire tous susceptibles de prendre le vrai pour le faux ou le faux pour le vrai.
Comment, dans ces conditions, faire la différence entre le vrai et le faux ? Comment être certain de ne pas se tromper ?
La chose est délicate parce que si on dit que l'entendement est la seule faculté de connaître, alors il faut se servir de l'entendement, de son esprit, pour savoir si nos jugements sont vrais ou faux, si on peut en être certain ou pas. C'est la conséquence nécessaire de l'exclusion des sens et de l'imagination comme moyens de connaître.
Mais cette conséquence crée un cercle vicieux : c'est à l'esprit de s'assurer que ses propres jugements sont vrais ou faux, certains ou douteux.

    Tout le problème est alors de savoir comment être sûr que les représentations que nous avons ou formons en notre esprit sont vraies, c’est-à-dire correspondent à la réalité, sachant qu'il n’est pas possible de recourir aux sens pour le savoir. Comment savoir si nos représentations sont vraies puisque nous n’avons affaire qu’à elles et si rien en dehors d’elles ne peut les garantir ? Comment avoir la certitude absolue que nos jugements ne sont pas illusoires et sans fondement ?


        B ) Comment être certain que nos jugements sont vrais ?

    Il ne serait sans doute pas exagéré de soutenir qu'une part essentielle de la philosophie de Descartes concerne précisément cette question de la certitude, c'est-à-dire de l'adhésion de notre esprit à des propositions parce qu'il les tient pour vraies. On le voit, la certitude est, par définition, susceptible de n'être qu'illusoire puisque ce n'est pas parce que je tiens une proposition pour vraie qu'elle l'est. Toute la question est alors de savoir commente parvenir à des certitudes qui ne seraient pas des illusions.
    Ce question reçoit chez Descartes trois réponses dont chacune approfondit la précédente. On les trouve dans Le discours de la méthode et dans Les méditations métaphysiques.

            1 ) le bon sens.

    « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils n’en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »
DESCARTES.
Discours de la méthode.


    Nous sommes tous doués de bon sens, c'est-à-dire capables non seulement de juger, mais de bien juger, de distinguer le vrai du faux.
    Cette affirmation fait de la raison une caractéristique propre à l'homme. Mais cette affirmation a une autre portée : elle oppose, dans la découverte de la vérité, dans l'acquisition de connaissance, la raison naturelle à l'autorité du texte et de la tradition. Affirmer ainsi l'universalité de la raison comme capacité de bien juger, c'est contester la nécessité d'en passer par la connaissance des savoirs institués.

    Rq : l'affirmation de l'universalité du bon sens est donc, chez Descartes comme chez tous ceux qui le font, une forme de protestation "populiste" contre ceux qui par la connaissance de la tradition font autorité. Invoquer le bon sens, c'est toujours s'en prendre à quelqu'un qui, à tort ou à raison, possède un prestige qu'on lui conteste.
    Heureusement que Descartes ne s'en tient pas à cette affirmation, qu'il ne juge pas le bon sens suffisant. Sans quoi de toute façon, on n'en parlerait plus depuis longtemps.

    Seulement posséder cette faculté ne suffit pas pour ne pas se tromper. En effet, lorsqu'au lieu de juger, on raisonne ou on réfléchit, nous sommes sujets à l'erreur. On ne peut donc pas compter que sur le bons sens que nous possédons tous pour être assuré de ne pas nous tromper.

    C'est pourquoi, il est nécessaire d'apprendre à se servir de sa raison afin de ne pas se tromper, c'est-à-dire d'apprendre à suivre les règles d'une méthode.
    

            2 ) La méthode : l'évidence et l'ordre.

    Il faut suivre les règles d'une méthode pour ne pas se tromper lorsqu'on réfléchit ou qu'on raisonne. Quelles règles ? N'existe-t-il pas déjà des règles en la matière, celle de la logique ?
Descartes ne se donne pas pour but de réécrire la logique d'Aristote. Cela n'aurait aucun sens. Mais en outre, il faut distinguer la logique de la méthode telle que Descartes la pense, compte tenu du problème qui est le sien : comment s'assurer que nos jugements sont vrais, en l'absence de tout recours possible de nos jugements à une vérification par des perceptions ?

La logique formelle prescrit des règles qui garantissent que les discours qui les respectent sont valides, raisonnés ou cohérents. Mais un discours peut être tout cela et ne pas conduire à une conclusion vraie pour autant. C'est d'ailleurs pour cette raison que Descartes ne tient pas en haut estime la logique et les discours qui n'ont qu'elle comme caution : ils exposent des opinions vraisemblables, peuvent persuader ceux qui les écoutent, mais comme ils se contredisent souvent entre eux, ils ne sont pas absolument certains.
La méthode cartésienne quant à elle vise à prescrire des règles dont le respect garantit non pas que les discours sont valides, mais qu'ils sont absolument certains. Par-delà la cohérence des discours, c'est la certitude qu'elle vise. Elle ne cherche pas à établir la rigueur formelle des discours, mais à éliminer toutes les raisons de douter d'un discours. Son objet n'est donc pas la forme logique des discours, mais le rapport des discours à celui qui les forme : il s'agit, en respectant les règles de la méthode, de produire des discours auxquels celui qui les produit peut adhérer pleinement.
Puisque la rigueur formelle d'un discours ne garantit pas la vérité de ses conclusions, puisque donc cette seule rigueur ne fonde aucune certitude, il faut suivre d'autres règles que celles de la logique, des règles qui, elles, permettent d'être certain de ce qu'on dit.
    
    RQ : La distinction entre méthode cartésienne et logique vaut pour toute méthode : appliquée à une activité intellectuelle, une méthode est ce par quoi on peut obtenir des connaissances, la vérité ou en général le but qu'on s'est fixé, lorsque la logique, toujours nécessaire, n'y suffit pas. Ex : méthode expérimentale, de résolution d'équation…

Mais comment être certain de ce qu'on dit ? On ne peut l'être que si on dit la vérité et qu'on sait qu'on la dit sans l'ombre d'une doute. Mais comment en être sûr précisément ? C'est à ces questions que répond Descartes.


" Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précédent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entre-suivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut, pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées, auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre."
DESCARTES. Discours de la méthode, deuxième partie.



Commentaire :

1. Les mathématiques.

En premier lieu il faut noter que Descartes indique que les règles de cette méthode lui ont été inspirées par les mathématiques. Ce qui le frappe dans les mathématiques, c'est d'abord la rigueur formelle des démonstrations. Les raisons sont enchaînées les unes aux autres de manières absolument rigoureuse. Mais cette rigueur ne témoigne que du respect des mathématiques pour les règles de la déduction. Ce qui le frappe aussi, c'est que les démonstrations mathématiques ne sont pas seulement rigoureuses : chaque étape ne se déduit pas des précédentes sans qu'à chaque fois on soit certain de sa vérité. Chaque proposition est à la fois rigoureusement démontrée et certaine en elle-même. Sa vérité est donc double : elle est fondée sur la rigueur démonstrative, mais, indépendamment de sa position dans la démonstration, sa vérité s'impose aussi comme une évidence.
Enfin, ce qu'il retient, c'est que les démonstrations mathématiques, si elles reposent sur des enchaînements de propositions simples et faciles à comprendre, permettent toutefois d'établir des connaissances très complexes. Descartes est ainsi invité à penser que tout se tient, que du simple, on peut aller au compliqué.

    L'évidence, l'ordre, l'unité de la connaissance, voilà ce que Descartes retient des mathématiques. C'est cela qu'il explicite sous formes de règles et qu'il va appliquer à la totalité des connaissances, c'est-à-dire à la totalité des objets.
    
2. La règle de l'évidence. Vérité, certitude et évidence.

    la première règle fournit une réponse essentielle à la question de savoir comment on peut être certain de la vérité de nos jugements.
Il ne faut recevoir pour vrai, c'est-à-dire tenir pour vrai, être certain, que ce qui est évident.  Pour le comprendre, il faut distinguer la certitude de la vérité : si on les confond souvent, il faut cependant remarquer qu'on peut  être certain de quelque chose de faux tout comme on peut douter d'une idée vraie. La vérité, c'est l'adéquation d'un discours à la réalité sur laquelle il se prononce, la certitude, c'est l'adhésion à son discours de celui qui le prononce.
Il apparaît donc que ne pas se tromper, c'est être certain de ce qui est vrai. D'où la question : comment faire coïncider la vérité et nos certitudes ? Comment s'assurer que nous sommes certains de choses vraies et que du vrai nous sommes certains ?

Au moyen de l'évidence répond Descartes : l'évidence peut en effet assurer la rencontre entre la certitude et la vérité. Pourquoi ? Car, une évidence, c'est une idée dont la vérité s'impose d'elle-même à nous de telle sorte qu'on ne peut pas douter qu'elle est vraie, c'est-à-dire de telle sorte qu'on ne peut qu'être sûr et  certain de sa vérité. L'évidence est ainsi le fondement de la certitude.
Mais, attention, l'évidence n'est pas ce qui coule de source. L'évidence n'est pas immédiate, mais s'impose au terme d'un examen de l'idée. Il n'y a pas d'évidence qui puisse fonder une certitude lorsqu'on se précipite, c'est-à-dire lorsqu'on ne prend ni le temps ni la peine d'examiner les idées qui de prime abord peuvent sembler aller de soi. On ne peut parler d'évidence que si on possède une idée claire et distincte. Est claire une idée présente et manifeste à un esprit attentif, est distincte une idée qu'on ne confond pas avec une autre.

Au total, la certitude de détenir une idée vraie est fondée sur l’évidence de cette idée, fondée elle-même sur sa clarté et sa distinction.

3. Règle de l'analyse.

Elle indique comment surmonter des difficultés intellectuelles : il s'agit de les décomposer, de séparer leurs divers éléments. De cette manière en effet, on ramène quelque chose de complexe à un ensemble de choses relativement plus simples de telle sorte qu'on ramène quelque chose d'impossible à comprendre ou à connaître à des choses qui elles peuvent être comprises ou connues. Ainsi, la compréhension des éléments rend-elle possible la compréhension du tout.
    Très clairement, cette règle n'est pas d'ordre logique : elle ne prescrit pas des liaisons entre propositions, elle indique l'attitude intellectuelle à avoir face à une difficulté.

4. Règle de la déduction.

On va cette fois du simple au complexe, de manière ordonnée.
En quoi consiste l'ordre ?

    "L'ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l'aide des suivantes et que les suivantes doivent être disposées de telle façon qu'elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent."
    Réponses aux secondes Objections.


    D'où la nécessité de passer du simple au complexe : la connaissance du complexe, qui en tant que tel est composé d'un grand nombre de choses relativement plus simples, passe par la connaissance de ces choses simples.

Mais l'ordre qu'il s'agit de suivre n'est pas logique seulement, même si bien sûr, il ne s'agit pas de transgresser les règles de la logique. Comme cette règle ne peut pas être séparée de la première, il faut comprendre que l'ordre à suivre est avant tout celui de l'enchaînement des certitudes. Il s'agit de progresser de certitude en certitude dans le respect des règles de la logique, au lieu, comme c'est toujours possible, d'être rigoureux mais sans adhérer à ce qu'on avance, de raisonner sans commettre de faute logique mais sans être pour autant convaincu de la vérité de qu'on avance.
C'est cela qui distingue l'ordre méthodique de l'ordre logique : non qu'ils s'opposent, mais les exigences de la méthode vont au-delà de celles de la logique : elles visent la certitude au-delà de la seule validité formelle. Ce qui signifie que la méthode intègre la dimension logique des discours dans sa dimension psychologique : lorsqu'il s'agit de découvrir des vérités, la rigueur logique ne vaut rien à elle seule si elle ne donne aucune certitude.
Cet enchaînement logique d'idées certaines, pour ne pas le confondre avec l'ordre imposé par la logique, chez Descartes, s'appelle l'ordre des raisons.

    Rq : il y a certes une ambiguïté : certaines propositions seront certaines non pas en raison de leur évidence pour nous, mais parce qu'elles dépendent déductivement de propositions qui elles étaient pour nous des évidences.

Cette troisième règle suppose par ailleurs l'unité du savoir puisqu'elle suppose des liens entre des idées qui semblent ne pas en avoir, en particulier entre le simple connu dans l'évidence et le complexe d'abord inconnu. Cela signifie que la totalité des connaissances qu'il est possible d'acquérir sont liées les unes aux autres et de telles sorte qu'aucune ne puisse nous échapper, qu'aucune connaissance n'ait besoin, pour être découverte, d'autre chose que de la méthode.
Cette unité n'est cependant que présumée ou supposée. Cette supposition, on peut la comprendre comme une disposition psychologique nécessaire chez celui qui cherche, parce que sans elle, il ne chercherait pas. Mais cette supposition ne sera efficace que si elle n'est pas qu'une supposition, si l'ensemble des connaissances forme bien un tout qu'on peut parcourir d'un bout à l'autre avec les seules ressources de la méthode. Or, cette unité réelle n'est qu'une croyance tant que tout le savoir n'a pas été réellement parcouru. Elle est analogiquement présumée à partir de l'unité des mathématiques, mais elle n'a pas d'autre justification que l'idée selon laquelle à l'unité de la raison doit répondre l'unité du savoir.

5. Règle du dénombrement.
Sa fonction est de soulager la mémoire et de s'assurer que l'ordre qu'il s'agit de suivre l'a bien été.


6. Conclusions.

C'est à travers la certitude que Descartes cherche la vérité : n'est vrai que ce dont je suis certain, c'est-à-dire ce dont je ne peux pas douter, c'est-à-dire encore toute les idées évidentes, à savoir claires et distinctes.
C'est ce qui fait toute la nouveauté révolutionnaire de Descartes : avant lui, c'est dans l'autre sens qu'on allait : on était certain de ce qui était vrai, la certitude n'ayant aucune valeur par elle-même. La vérité étant établie soit par l'observation (empirisme), soit par la déduction (rationalisme logicien).

Mais cette importance accordée au psychologique par rapport au simplement logique, à la valeur épistémique et non la seule valeur logique du discours n'est pas sans poser un problème : comment être finalement sûr que les idées claires et distinctes, donc évidentes, donc certaines sont effectivement vraies puisque ni la logique, ni le sens ne peuvent nous servir de moyen de vérification.
Les règles de la méthode, et tout spécialement la règle de l'évidence a besoin d'être fondée si  veut éviter le solipsisme, c'est-à-dire l'enfermement dans des certitudes sans objectivité.

    En d’autres termes, il faut fonder la méthode elle-même contre le risque de bâtir avec elle un système de représentations évidentes, cohérentes entre elles, mais qui ne sont qu'un rêve rationnel. Telle est une des tâches majeures Méditions métaphysiques.


            3 ) La métaphysique de Descartes ou comment fonder l'évidence ?


    Les Méditions métaphysiques sont destinées à répondre à la question de savoir s’il est possible de connaître quelque chose de manière absolument certaine. L’enjeu étant de fonder une authentique connaissance, de fonder la science, c’est-à-dire de lui trouver un fondement qui garantisse la possibilité même de connaître et cela en écartant toute possibilité de se tromper. “La science est-elle possible ?”, telle est donc finalement la question à laquelle Descartes cherche une réponse.
    
    Le constat.

Le point de départ de Descartes est le constat selon lequel tout au long de son existence, il a assimilé des connaissances qui à l’examen se révèlent douteuses ou seulement vraisemblables. Son point de départ est une déception : rien de tout ce qu’il a appris n’est absolument certain. Plus précisément, Descartes est lassé par les discours qui démontrent sans convaincre, sans créer de certitude. Or, en dehors des mathématiques dit-il dans le Discours de la méthode, rien de ce qu’il a appris n’est pas à quelques égards douteux.

    Les termes de ce constat sont à considérer avec la plus grande attention : Descartes ne dit pas que tout ce qu'il a appris est faux, mais qu'il a des raisons d'en douter. Or, le douteux, l'incertain n'est pas le faux : est fausse toute affirmation qui ne correspond pas à la réalité, est douteuse toute idée dont je ne suis pas certain qu'elle est vraie. Le faux concerne mes jugements dans leur rapport aux objets sur lesquels ils se prononcent, le douteux concerne mon rapport aux jugements que je peux former ou connaître. Il y a donc entre le faux et le douteux la même différence qu'entre le vrai et le certain.
    Ce qui signifie que Descartes pose d'emblée la question de la connaissance d'une manière nouvelle : non pas en termes de vérité, mais de certitude. L'adhésion à ce qu'on peut affirmer est privilégiée : l'enjeu n'est pas le vrai comme tel, mais le vrai en tant qu'il est certain. La certitude n'est plus un effet psychologique secondaire de la connaissance de la vérité, qui elle-même serait fondée sur des raisonnements ou des observations, elle est première, elle est ce par quoi la vérité est reconnue comme telle.

    Le projet.

    Indépendamment de la manière très significative avec laquelle Descartes fait ce constat et si on s'en tient à lui, il apparaît qu'il pourrait conduire Descartes à douter de la vérité de tout ce qui est tenu pour vrai et même de la possibilité de connaître quoi que ce soit de manière certaine. C'est-à-dire à devenir sceptique, comme Montaigne par exemple.
    Descartes, comme on le dit souvent, ne refuse pas le scepticisme, ne tient pas à tout prix à ne pas être sceptique (cela voudrait dire qu'il n'est pas philosophe, qu'il ne cherche plus qu'il a des certitudes irréfléchies), mais il ne veut pas se rendre aux thèses sceptiques sur la base de son constat. Il n'acceptera le scepticisme que s'il est établit et non pas seulement observé que rien n'est certain, qu'aucune science digne de ce nom n'est possible. Il ne se contente pas de constater que ce qu’il sait est peu sûr, il veut savoir s'il est possible de connaître quelque chose effectivement ou si la seule certitude que l’on peut avoir, c’est que rien n’est certain et ne le sera jamais. Après tout, que ce qu’il croit savoir soit douteux n’implique pas que tout ce qui pourrait être une connaissance soit aussi douteux. La question n’est pas pour lui de savoir s’il sait déjà quelque chose de vrai, d’absolument certain, mais de savoir s’il est possible de connaître quelque chose vraiment.

    Le doute méthodique.

    Mais comment s’y prendre pour savoir s’il est possible de connaître quelque chose de manière absolument certaine ou si au contraire, il n’est pas possible pour l’homme de connaître quoi que ce soit ? Au moyen du doute ! Au lieu d’être contraint de douter, Descartes va utiliser le doute comme moyen de savoir s’il est possible de connaître, il va utiliser le doute comme d’une méthode, faire du doute une méthode.
    Comment ?
    Il va prendre la décision de douter de tout ce dont il est possible de douter, y compris de ce dont d’ordinaire, “on ne peut pas raisonnablement douter”. Ce qui ne veut pas dire qu’il va douter sans raison : il va douter de tout ce qui donne des raisons de penser que ce qui passe pour une connaissance assurée est incertain. Le doute de Descartes va au-delà du raisonnable, mais il n’est pas irrationnel : il est rationnel, c’est-à-dire justifié par des raisons et non par le caprice ou l’extravagance.
    Pourquoi douter de cette manière ?
    Afin de tâcher de découvrir au moins une seule certitude absolue, si il en existe effectivement une, par une élimination progressive au moyen du doute de toutes les connaissances incertaines, de tous les types de connaissances qui ne sont pas absolument certains. Le doute est ainsi transformé en méthode d’élimination de tout ce qui n’est pas certain, en méthode de sélection ou de tri, en filtre du vrai et certain. Le doute est un moyen d’éprouver les connaissances : il permet de se défaire de toutes les opinions qui faute de pouvoir résister à des raisons de douter ne peuvent être que fausses ou vraisemblables ou forts probables sans être toutefois absolument certaines. Car, en effet, douter n'est ni tenir le vrai pour le faux ni même démontrer que les idées incertaines sont fausses. Descartes fait la différence entre le certain et le douteux d'un côté et le vrai et le faux de l'autre : douter n'est pas déclarer faux, mais ne pas être certain que c'est vrai.
Les étapes du doute.
    Descartes va douter pour commencer des connaissances qui nous viennent des sens, ce qui va l'amener à douter de toutes les connaissances dont les objets sont perçus, comme la physique, l'astronomie et la médecine. Restent les mathématiques, la géométrie et l'arithmétique, sciences qui donnent des certitudes d'autant plus grandes qu'elles valent que le monde existe ou non.

Mais parce qu'il est toujours possible que je me trompe y compris lorsque je suis certain de ce que je dis, Descartes va juger qu'on peut douter aussi des mathématiques. Il va le faire au moyen de l'hypothèse du Dieu trompeur puis de celle du malin génie. Ces hypothèses permettent de rendre raison de la possibilité de se tromper tout en étant certain de détenir la vérité. Si je suis certain de ce que j'avance et qu'il est néanmoins possible que je me trompe, alors c'est qu'on me trompe en me donnant à penser comme certain ce qui ne l'est pas.

Le cogito.
    A ce stade du doute, aucune certitude ne subsiste : on ne peut plus rien affirmer qui soit indubitable, dont on n’ait aucune raison de douter, de tenir pour faux. Sauf que, comme Descartes l'écrit dans le Discours de la méthode :

"Je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques ne pouvaient l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais, au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été, je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est."
René DESCARTES, Discours de la méthode (1637), IV e partie.


    Porté à son paroxysme, le doute ne peut que se renverser en son contraire, à savoir qu’il existe une chose dont on peut être absolument certain quoique tout ce que l’on pense puisse être faux, c’est que j’existe. Telle est la première vérité à laquelle Descartes parvient par le doute méthodique, la première qui résiste au doute et dont la force est égale à celle du doute lui-même.
    Ensuite, de la certitude de son existence, il passe à la connaissance de sa nature qui est d’être une substance dont toute la nature est de penser, une substance pensante.

En quoi ces deux idées sont-elles certaines ?
Ce qui assure leur certitude absolue, c’est de manière externe, leur indubitabilité et de manière interne qu’elles soient en elles-mêmes claires et distinctes. Or, ces deux derniers caractères sont ceux de l’évidence. On en revient donc à l’idée qu'il avait déjà avant de douter des mathématiques et qui est au cœur de la méthode cartésienne, selon laquelle les idées évidentes sont certaines et vraies. Sauf qu'ici cette liaison n’est pas supposée ou simplement éprouvée, elle est constatée à propos des deux certitudes qu’il a établies par le doute. Au lieu de dire que ce qui est évident est vrai, ce qui peut passer pour gratuit et fragile, Descartes, grâce au doute, dit cette fois que les deux certitudes qu’il a acquises ont, par ailleurs en quelque sorte, comme caractéristiques d’être claires et distinctes, donc d’être évidentes. Cette fois il conclut l’évidence à partir de la certitude au lieu de conclure la vérité et la certitude à partir de l’évidence.
    Mais est-ce que cela suffit pour établir de manière absolue que je dis vrai chaque fois que j’exprime une idée évidente ? Non, parce qu’un Dieu trompeur pourrait toujours faire que je me trompe y compris lorsque j’ai des idées évidentes. Comprenons : l’évidence ne prouve rien par elle-même, elle est incapable à elle seule d’écarter tout risque de méprise. Ce qui nous ramène au problème de départ, celui de fonder la certitude que nous avons d’avoir une idée vraie lorsque nous avons une idée évidente, c’est-à-dire claire et distincte.

    Est-il possible d'aller au-delà de ces deux certitudes ?
    
    La véracité divine.

Pour le savoir, dans la troisième méditation, Descartes se demande s'il y a en lui des idées dont il ne peut pas être la cause et trouve qu'il en existe une : celle d'infini ou de perfection que seul un être infini peut avoir crée et déposé en lui. C'est ainsi qu'il démontre une première fois l'existence de Dieu. Il démontrera son existence une deuxième fois en montrant que seul un être infini comme Dieu peut être la cause de sa propre existence d'être fini.
Or, si Dieu existe, il est bon et s'il est bon, il ne peut pas vouloir me tromper ni que je me trompe.

    C’est ainsi que Descartes va faire de Dieu le garant de la vérité de nos représentations évidentes, claires et distinctes. Qu’est-ce à dire ? Que l’évidence à elle seule est incapable de fonder la certitude de la vérité des idées évidentes, et que sans l’intervention de Dieu, l'évidence à elle seule ne pourrait rien garantir du tout. En d'autres termes, la méthode est vaine si Dieu n'assure pas que les idées dont je suis certain parce qu'elles sont évidentes sont vraies.

    Ce qui signifie donc que tout repose en fait sur cette intervention divine, sans laquelle l’évidence ne serait que ce que qu’elle nous avait semblé être et ce qu'elle est aussi pour Descartes lorsqu'elle n'a pas le soutien de Dieu : une psychologisation de la vérité. Il faut en effet noter que Descartes soutient qu'un athée ne peut pas faire de géométrie : sans Dieu, les évidences mathématiques sont sans fondement, sans garantie, sans portée objective.


    C ) Le risque du solipsisme.

    La réponse que donne Descartes à la question de savoir comment être certain de la vérité de nos jugements ou encore comment avoir la garantie que nos idées évidentes sont vraies ne vaut que par le recours à Dieu. Ce qui la rend fragile. Pour plusieurs raisons.

    Tout d’abord, Descartes établit l’existence de Dieu et la connaissance de son essence au moyen du seul moyen qu’il pouvait employer, celui de l’évidence. Or, Dieu seul est le garant de nos évidences, ce qui signifie qu’il y a cercle vicieux : l’évidence prouve Dieu qui prouve l’évidence. C’est là une des objections qui lui sera faite, par Arnauld et Gassendi, dès la parution des Méditations Métaphysiques.

    Et puis, comme le montrera Kant plus tard, ce qu’on appelle l’argument ontologique, (qui n'est certes que la troisième preuve et une preuve qui n'intervient après que Descartes ait fondé sur les évidence sur la véracité divine) c’est-à-dire l’argument selon lequel l’existence de Dieu se déduit de son essence, c’est-à-dire de sa perfection, perfection qu’il n’aurait pas s’il n’existait pas, n’est pas un argument recevable parce que comme le dit Kant, l’existence n’est pas un prédicat réel.

A savoir : l’existence n’est pas un prédicat comme les autres, comme ceux qui expriment les déterminations d’une chose. Ce qui signifie que s’il est possible, par l’analyse de l’essence d’une chose de déterminer quels sont ses prédicats, (jugements analytiques), il est en revanche impossible de dire si cette chose existe ou non à partir de l’analyse du concept de cette chose. Pour illustrer cette idée, Kant dit que je peux imaginer que je possède cent thalers et imaginer tout ce que je pourrais acheter avec. Les cent thalers imaginés ont le même pouvoir d’achat que cent thalers réels si on ne considère que ce qu’il est possible de faire avec cet argent, si on ne considère que l’idée que l’on se fait de cet argent. Cent thalers que j’ai en poche peuvent autant du point de vue de la pensée que cent thalers que je rêve de posséder. Rien ne les différencie. Rien ne permet donc de dire si je les possède ou non de ce point de vue. Mais, ce n’est que si je les possède effectivement que je pourrai acheter ce que je rêvais d’acheter. Or, comment puis-je savoir si je les possède ? Non pas en examinant l’idée que j’ai des cent thalers, mais en regardant dans ma poche, c’est-à-dire en constatant par une expérience la présence de cet argent. Ce qui conduit à un jugement synthétique et non analytique.

    Ensuite, faire de Dieu le garant de la vérité de nos idées évidentes, c’est utiliser Dieu, en faire un moyen, un instrument au service de la connaissance. Ce que bien des croyants, à commencer par Pascal, vont trouver sacrilège : Dieu comme personne et non comme entité abstraite et rationnelle, le Dieu des philosophes, n’a que faire de nos problèmes de connaissance et ne saurait nous servir en la matière.

    Enfin, même si on suppose que Dieu est effectivement le garant de la vérité de nos idées évidentes, est-ce par l’évidence que l’on pourra dire que la vitesse d’un mobile est égale à un demi de g.t² ? Ce n’est pas plus évident que de dire que c’est égal à g.t² !

    Donc, la solution cartésienne ne permet pas d’avoir la garantie absolue que nos connaissances ou prétendues telles soient absolument certaines. Rien ne semble pouvoir garantir la vérité de nos représentations évidentes. Le risque du solipsisme n’est pas dépassé et ne l’est au fond jamais avec l’idéalisme subjectif.

    Que faire ? Dépasser ou rompre avec le sensible conduit à une impasse. En faire autant avec la sensibilité seulement aussi. Cela signifie que lorsque l’esprit ne s’en remet qu’à ses propres moyens, sa propre force, il est contraint de reconnaître que rien n’assure que ce qu’il conçoit corresponde à quelque chose d’extérieur à ce qu’il conçoit et de telle sorte que cela soit conforme à ce qu’il pense. Et s'il tâche de fonder ses propres jugements sur quelque chose d'extérieur à l'esprit comme les sens ou Dieu, il tombe dans des difficultés tout aussi redoutables.

    La raison ne peut atteindre que du valide, mais le valide n’est pas le vrai, elle peut engendrer des discours cohérents, mais la cohérence ne suffit pas pour être sûr de dire vrai, elle permet aussi de concevoir des évidences subjectives, mais dont je ne peux pas dire, sans recourir à une extériorité, si elles sont vraies ou non. Dans tous les cas, c’est l’échec du solipsisme : on conçoit des édifices rationnels dont on peut dire qu’ils ont pour eux la cohérence ou l’évidence rationnelle ou subjective, mais dont on ne peut pas dire qu’ils sont vrais sans risque d’erreur. La raison raisonnante comme le raison jugeante, la logique comme l’évidence ne permettent pas d’avoir, réduites à leurs seuls moyens, d’avoir la plus entière certitude en matière de connaissance.

    Alors, est-il possible de connaître quelque chose ?

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