- La raison, les sens et le réel -
- Comment la connaissance est-elle possible ?-

- Platon, Descartes, Kant -   

[ Troisième partie - Kant ]
 
 
 

    III ) L'idéalisme transcendantal de Kant       
La connaissance repose sur la raison et sur l'expérience.


    Puisque la raison ne peut pas, par ses propres moyens, offrir toutes les garanties qu’on peut espérer pour connaître vraiment, il lui faut donc le secours d'une chose qui lui est extérieur. Si c'est Dieu pour Descartes, ce sera l'expérience pour Kant.


        A )  La critique de l'empirisme sceptique et du rationalisme dogmatique.

            1 ) La critique du rationalisme classique.


    Kant tire les leçons de l'échec du rationalisme classique, c'est-à-dire du courant de pensée qui estime qu'il est possible de connaître l'existence et la nature des choses par les seuls moyens de la raison. Soit de la raison qui juge et qui fonde ses jugements sur la véracité de Dieu, comme chez Descartes, soit de la raison comme faculté de raisonner, de construire des discours cohérents indépendamment de toute observation, comme chez Leibniz et Wolf.
    Ce rationalisme ne permet d'atteindre aucune certitude dans la mesure où lorsqu'on s'en remet à la raison, on ne peut pas, selon Kant, trancher certaines questions, comme celle de l'existence de Dieu ou celle de savoir si nous sommes libres.
    Il reproche ainsi au rationalisme classique d'être dogmatique, c'est-à-dire de prétendre que les choses existent et sont telles qu'on les pense rationnellement.

    Mais d'un autre côté, Kant ne se range pas aux côtés des empiristes qui, à l'inverse, soutiennent que toutes nos connaissances procèdent des perceptions et d'elles seules, et que la raison de sert qu'à les ordonner.

            2 ) la critique de l'empirisme.

    L’empirisme est d’abord et avant tout un courant philosophique qui se reconnaît à la réponse très spécifique qu’il donne à la question de savoir d’où nous viennent nos idées. Tous les philosophes qui appartiennent à ce courant répondent : de nos sens ! Comme le dit Locke, l’esprit est une table rase, un vide, un quelque chose en lequel il n’y a rien par nature, aucune connaissance, aucune idée. Toutes nos idées nous sont venues par l’intermédiaire de nos sens, c'est-à-dire de l'expérience.
    Par exemple dit Locke : les idées de mou, dur, de blancheur... sont toutes issues d’observations nombreuses à partir desquelles nous avons formé un idée, une représentation qui rend compte et exprime ses sensations. Mais, nous avons aussi des idées qui ne viennent pas de sensations externes, mais d’expériences internes, comme la peine, la joie, la douleur... Elles sont devenues des idées une fois réfléchies, c’est-à-dire saisie réflexivement et sous la forme de copie pâle de ces expériences elles-mêmes.

    En cela, l'empirisme se distingue de l'idéalisme qui soutient que certaines de nos idées ne viennent pas des sens, de l'expérience, qu'elles ne sont pas acquises, mais innées, comme le soutient Descartes par exemple. Ces idées s’imposent à nous, sont vraies de toute éternité et semblent nées avec nous, tant leur évidence et leur nécessaire vérité semblent indiquer que nous n’avons pas pu les inventer ni les tirer de l’observation.

    Mais l'empirisme ne fait pas que répondre à la question de savoir d'où nous viennent nos idées, il se prononce en même temps sur la valeur de nos connaissances et cela de telle sorte qu'il s'oppose au rationalisme. Pourquoi ? Parce que le rationalisme soutient que c'est par les seules ressources de la raison qu'il est possible de fonder des connaissances. En cela, il exclut le recours à l'expérience, à l'observation, à toute vérification par des perceptions. Or l'empirisme soutient au contraire que c'est sur l'expérience qu'il faut fonder nos connaissances.


    Seulement, Kant conteste l'idée selon laquelle toutes nos connaissances procèdent de l'expérience seulement et surtout qu'elles puissent être nécessaires et universelles si elles ne se fondaient que sur elle. Pourquoi ? Parce qu'observer quelque chose, c'est strictement parlant constater qu'il se produit quelque chose (la chute accélérée d'un corps par exemple), mais ce qu'on ne peut pas constater, c'est si ce qu'on observe est universel et nécessaire ou accidentel et ponctuel. La nécessité du rapport entre telle chose et telle autre dans une relation de causalité par exemple n'est pas comme telle observable, en conséquence de quoi on ne peut pas savoir si ce qu'on observe, même plusieurs fois de suite, se produit toujours comme on l'a observé.
Si toutes nos connaissances procèdent de l'observation seulement, elles sont donc toutes frappées d'incertitude. Ce qui implique qu'on ne peut pas vraiment connaître et qu'en conséquence, il faut être sceptique, c'est-à-dire soutenir que, radicalement parlant, une connaissance absolue et définitive est hors de notre portée. C'est du reste la position, tout à fait cohérente de leur part, de nombre d'empiristes, celle de Hume notamment.

    En somme, Kant critique le rationalisme classique ou dogmatique parce qu'il prétend connaître plus de choses qu'on ne peut en connaître par la seule raison mais il critique également l'empirisme sceptique parce qu'il soutient, au contraire, mais à tort, qu'on ne peut rien connaître du tout. Le rationalisme présume des forces de la raison, l'empirisme les nie.

    Formulée dans le vocabulaire de Kant, cette double critique signifie qu'il est impossible de parvenir à des connaissances, sous forme de jugements nécessaires et universels, si on les établit soit a priori, c'est-à-dire indépendamment de toute expérience, donc au moyen exclusif de la raison (d'analyses et de déductions) comme le soutient le rationalisme, soit a posteriori, c'est-à-dire à partir de l'expérience, de l'observation seulement comme le soutient l'empirisme.
    Une connaissance purement a priori risque de n'être qu'une construction rationnelle vide, une connaissance purement a posteriori, c'est-à-dire empirique ne peut pas être certaine.

    En somme, pour connaître quelque chose, il est tout aussi impossible de se passer de l'expérience que de ne recourir qu'à elle. Ne pas observer ou ne faire que cela ne mène à rien.

    Or, cette double critique, celle qui vise l'empirisme sceptique et celle qui vise le rationalisme dogmatique, est par ailleurs liée chez Kant à un double constat, l'un relatif aux sciences, l'autre à la métaphysique.

B ) Les sciences et la métaphysique.

    1 ) les sciences.


    Kant constate que les sciences, à savoir précisément les mathématiques et la physique, obtiennent des résultats solides dont la certitude n'est pas douteuse. Il est sans doute un des premiers philosophes à comprendre/admettre que les sciences, notamment la physique mathématique, offrent une réelle intelligibilité de la réalité sensible. Cela signifie que les théories et les lois présentées par les sciences ont une nécessité et une universalité indiscutables, en d'autres termes, qu'elles sont vraies.

    Ce constat réfute à ses yeux l'empirisme dans la mesure où si toutes nos connaissances procédaient d'expériences et d'observations, elles n'auraient pas cette solidité : les résultats des sciences ne seraient ni nécessaires ni universels puisqu'on ne peut pas les tirer d'une observation empirique.

    D'autre part, il constate aussi qu'une discipline très valorisée n'a pas quant à elle réussi à acquérir le statut d'une science alors qu'elle ne cesse de s'en prévaloir, à savoir la métaphysique.

    2 ) La métaphysique.


    Mais qu'est-ce que la métaphysique ?

    On peut la définir de trois manières différentes.

a) On peut, pour commencer, présenter la métaphysique en disant qu'elle correspond à tous les discours qui tâchent de donner des réponses à ce qu'on a coutume d'appeler les grandes questions de l'existence, comme : d'où venons-nous, qui sonnes-nous et où allons-nous ? Pourquoi y a-t-il du mal, de la souffrance ? Qu'est-ce la mort nous réserve ? Et si j'étais né ailleurs ou à une autre époque, serais-je le même ? Questions qui directement ou indirectement conduisent à s'interroger sur Dieu, l'infini, le destin et la liberté, la nature de l'esprit ou de l'âme, son immortalité...

    Or, comme le fait remarquer Kant, dans la Préface de la seconde édition de la CRP, il existe en nous un intérêt si profond pour ce genre de questions et leurs enjeux qu'il est impossible que l'homme cesse de se les poser. C'est bien pourquoi selon lui la métaphysique est la plus ancienne et la plus estimée des "sciences" et qu'elle survivrait à la pire des barbaries, à la destruction de toutes les sciences.

    La métaphysique, c'est ce qui apporte des réponses aux grandes questions qui porte sur le sens de notre existence et de celle du monde et qu'on en peut pas s'empêcher de se poser.

    b) On peut aussi la présenter autrement : dire que la métaphysique se confond (presque) avec la philosophie, ou du moins que la philosophie, toute réflexion philosophique et toute philosophie comprend une dimension métaphysique, même si elle ne se réduit pas nécessairement à elle.
    Pourquoi ? Parce qu'on qualifie de métaphysique tous les discours qui portent sur les conditions et principes de tous les autres discours en tant qu'ils parlent de quelque chose. Est métaphysique tout discours qui porte sur les mots et les choses les plus fondamentales, comme les notions d'être, de réalité, de nature, de néant, d'identité et de différence, de cause, de sens, de vérité… Si on n'éclaircit pas le sens de ces mots, si on ne se demande pas à quoi ils correspondent, ce qu'ils expriment, même si on n'y fait généralement pas attention, plus aucun discours n'est très solide, clair, sensé, recevable et plus aucune discussion n'est au fond possible.
Voilà pourquoi la métaphysique, c'est la philosophie : ces notions sont celles auxquelles la philosophie a affaire.

    Conséquences :
    Est métaphysique toute position de fond sur les questions de la connaissance puisqu'une conception des moyens, du statut et de la valeur de la connaissance comprend nécessairement des jugements sur ce qu'est le réel (à connaître), la vérité (des connaissances), le sens (des énoncés) et l'homme (en tant que sujet de la connaissance). En ce sens, l'empirisme ou le rationalisme sont des positions métaphysiques.
    La métaphysique/philosophie est toujours plus ou moins difficile d'accès : rien n'est plus difficile que de dire ce qu'on entend par les notions les plus générales parce qu'il n'en existe pas de plus vastes au moyen desquelles les définir.
    La métaphysique est ce dont on ne peut pas sortir : non seulement il est toujours nécessaire de rendre compte des conditions sans lesquelles un discours serait privé de sens, mais toute critique de la métaphysique, qu'elle s'adresse à une métaphysique en particulier ou à la métaphysique en totalité, ne peut elle-même avoir de sens que si elle prend position d'un point de vue métaphysique.
Ainsi la critique ordinaire de la métaphysique/philosophie qui consiste à dire qu'elle coupe les cheveux en quatre et invente des problèmes là où il n'y en a pas, repose-t-elle sur un grand nombre de positions elles-mêmes métaphysiques : simplicité des choses et des mots, passage transparent des uns aux autres, primat du rapport technique et pratique au monde sur les autres qui ne leur sont que subordonnés… De même, la critique de type scientifique contre la métaphysique selon laquelle elle ne parlerait que de choses invérifiables ou qui n'existent pas repose elle aussi sur des positions métaphysiques sur ce qu'est la réalité et la vérité relativement au vérifiable.

    c) Historiquement, le terme métaphysique est d'origine grecque et on le doit à un des éditeurs d'Aristote qui a classé sous le titre de métaphysique des traités qui venaient après les traités qui exposaient la physique d'Aristote. Ce terme joue sur le double sens du préfixe "méta" qui signifie à la fois après et au-delà. La métaphysique traite donc des choses dont on doit parler après avoir parler du monde physique et de choses qui se trouvent au-delà de lui, c'est-à-dire qui ne sont pas sensibles. Dès lors, le mot métaphysique servira à désigner tout discours qui porte sur des objets qui ne sont pas des objets sensibles, des objets observables, des objets dont on puisse faire une expérience.

    On distingue généralement une métaphysique générale qu'on appelle aussi ontologie qui traite de l'être en tant qu'être (les choses sont d'abord des choses en tant qu'elles répondent à une définition, qu'elles ont une forme et éventuellement une fonction déterminées. Mais avant même d'être ceci ou cela, comme ceci et pas comme cela, d'abord tout simplement elles sont, elles sont quelque chose, elles sont quelque chose qui est, un fragment d'être. L'ontologie est précisément cette discipline qui tâche de dire ce qu'est l'être en tant qu'être) d'une métaphysique spéciale, qui elle traite non pas de l'être en général, mais de choses plus précises qui existent au-delà du sensible et qui se ramène en fait à trois choses : l'âme, le monde pris dans sa totalité et Dieu. Ce dernier objet de la métaphysique explique pourquoi on la confond souvent avec la théologie ou la religion.
De ce point de vue, toute pensée philosophique ou non, qui récuse ou l'existence ou la possibilité de connaître une réalité suprasensible, comme l'empirisme ou les sciences expérimentales par exemple, est étrangère à la métaphysique.

    Est métaphysique tout discours qui entend parler de toutes les choses dont la réalité n'est pas de l'ordre du sensible, de toutes les choses suprasensibles, qu'il s'agisse de l'être en tant qu'être, de l'âme, de l'idée de substance, d'infini ou de la liberté...

    La métaphysique n'est pas une science.

    Rien ne permet de lui accorder le titre de science qu'elle s'attribue parce qu'à la différence des mathématiques ou de la physique, elle ne fait aucun progrès et parce que les doctrines les plus diverses et les plus opposées s'y rencontrent. En un mot elle est un champ de bataille perpétuel, signe qu'elle n'est pas une science, parce que les sciences, elles, tout au contraire progressent et donnent des résultats sur lesquels tout le monde est d'accord et qui servent de base aux recherches entreprises par ceux qui en héritent.

    Ce constat qui consiste à refuser à la métaphysique le statut de science qu'elle prétend posséder est par ailleurs lié à l'échec du rationalisme classique ou dogmatique : les discours parfaitement cohérents en eux-mêmes, donc parfaitement rationnels, mais néanmoins contradictoires, c'est-à-dire incompatibles entre eux, sont très souvent des discours qui portent sur des objets suprasensibles. Lorsqu'il s'agit de savoir si Dieu existe et comment il est, si le monde est fini ou infini dans le temps et dans l'espace, si l'âme est substance distincte du corps, si elle est mortelle ou immortelle, si nous sommes libres et responsables ou si tout ce que nous faisons est déterminé par des lois de telle sorte que nous ne sommes pas libres et donc responsables de rien...

3 ) un double constat inexplicable.


    Or, ce qui intrigue Kant et fait problème, c'est que ce double constat, il est apparemment impossible d'en donner une explication valable. On ne peut pas comprendre pourquoi et comment il se trouve que d'un côté les mathématiques et la physique sont entrées dans la voie sûre de la science et pourquoi et comment et pourquoi de l'autre la métaphysique n'y est pas encore parvenu. En effet, qu'on soit empiriste ou rationaliste, on ne peut pas expliquer ces deux faits en même temps.

    L'empirisme pense expliquer sans difficulté l'échec de la métaphysique : elle parlerait de choses dont on ne peut rien dire et à propos desquelles on ferait mieux de se taire puisque ces choses, en tant qu'elles sont suprasensibles, ne correspondent à aucune observation possible. En revanche, l'empirisme est tout à fait incapable de dire pourquoi les sciences obtiennent des résultats dont la solidité est incompatible avec l'idée selon laquelle tout ce que nous savons provient de l'expérience puisque l'expérience ne peut pas fournir à nos connaissances scientifiques la nécessité et l'universalité qu'elles ont néanmoins.
    De son côté, le rationalisme classique paraît pouvoir expliquer sans peine la réussite des sciences en la mettant sur le compte de l'efficacité de la raison. La raison, en tant que faculté de former des jugements ou tant que faculté de raisonner est à même de pouvoir dire les choses comme elles sont. Mais d'un autre côté, ce même rationalisme classique est tout à fait incapable d'expliquer pour quelles raisons la métaphysique n'obtient pas de résultats équivalents. Et, qui pis est, c'est ce rationalisme qui porte l'essentiel de la responsabilité de l'échec de la métaphysique : en estimant que les seules ressources de la raison suffisent pour parvenir à une connaissance assurée de la réalité, il ne fait que produire des discours certes raisonnés mais dont on ne peut pas savoir s'ils sont vrais ou faux et qui de surcroît s'opposent les uns aux autres.

    C'est cette difficulté que Kant va chercher à résoudre : il va chercher à expliquer comment la science est possible, pourquoi la métaphysique n'a pas acquis le statut de science et si elle ne pourrait pas l'acquérir en empruntant aux sciences ce qui a fait leur réussite.


    C ) La révolution copernicienne.

    Comment se fait-il que les sciences réussissent et que la métaphysique ne soit pas devenue une science ? Comment est-il possible que les mathématiques et la physique, obtiennent des résultats nécessaires et universels (des théorèmes et des lois) et que la métaphysique ne soit qu'un champ de bataille stérile ?

    Pour le savoir, il se demande comment les sciences sont devenues des sciences, par quels moyens les mathématiques et la physique sont entrées dans la voie sûre de la science.

        1 ) Comment la science est-elle possible ?

    Dans la préface de la seconde édition de la CRP, Kant remarque que c'est toujours à la suite d'un changement de méthode ou d'une révolution que les mathématiques ou la physique sont passées du simple tâtonnement à l'état de science. Et cette rupture prend toujours la même forme : elle consiste à rompre avec une attitude qui consiste à simplement observer les phénomènes, mais sans pour autant s'en détourner et s'en remettre exclusivement à la raison, ses jugements et ses déductions.
    A savoir, elles sont devenues des sciences d'une part lorsqu'on a cessé de penser qu'on pouvait connaître quelque chose simplement par l'observation et d'autre part lorsqu'on a en même temps cessé de penser qu'il suffit de réfléchir et de ne pas se contredire pour connaître les choses. (Lorsqu'on a donc fait autre chose que ce que disent les empiristes et autre chose que ce que disent les rationalistes classiques)

    L'exemple de la physique.


"Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand TORRICELLI fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue ou quand, plus tard, STAHL transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La Physique est donc ainsi redevable de la révolution si profitable opérée dans sa méthode uniquement à cette idée qu’elle doit chercher dans la nature —  et non pas faussement imaginer en elle — conformément à ce que la raison y transporte elle-même, ce qu’il faut qu’elle en apprenne et dont elle ne pourrait rien connaître par elle-même. C’est par là seulement que la Physique a trouvé tout d’abord la sûre voie d’une science, alors que depuis tant de siècles elle en était restée à de simples tâtonnements."


    Commentaire :

    La physique est entrée dans la voie sûre de la science lorsqu'elle a commencé à recourir à l'expérimentation, c'est-à-dire lorsqu'elle a renoncé à la fois à la simple observation passive et à la pure spéculation rationnelle pour inventer des procédures expérimentales destinées à répondre à des questions.

    Comment Kant analyse-t-il l'expérimentation ?

    Il faut distinguer l'expérience de l'expérimentation. L'expérience est une observation à partir de laquelle on peut entreprendre de réfléchir. Or, expérimenter n'est pas simplement observer. L'expérimentation se  distingue de l'observation, même réfléchie, à trois points de vue :

- elle fait suite à une réflexion purement rationnelle par exemple sur la chute des corps.
- elle consiste à provoquer de manière volontaire et réfléchie certains phénomènes qui ne se produisent pas spontanément dans la nature, comme faire rouler des boules le long de plans inclinés. Ce faisant, elle consiste à produire dans la réalité ce qui a été pensé d'elle de manière purement rationnelle.
- elle sert à mettre à l'épreuve des faits et de l'observation les anticipations rationnelles auxquels a donné lieu la réflexion initiale par exemple à propos de l'accélération de la vitesse des corps qui chutent.

    L'expérimentation consiste à combiner le travail de la raison et l'observation. Comment ? Au lieu de réfléchir à partir d'une observation faite au hasard, la raison prend les devants : on conçoit par anticipation le déroulement de certains processus puis, à partir de là, on invente un dispositif qui permet de voir si ce qu'on a anticipé se produit comme on le prévoyait.

    Comment anticipe-t-on ?
    En fonction de principes rationnels et mathématiques a priori, comme le principe de causalité et le principe selon lequel. L'expérience conçue est alors destinée à valider l'anticipation rationnelle. On s'instruit au sujet de la nature à partir des anticipations rationnelles.

Exemple de Galilée.

    Galilée part d'un principe simple : il ne faut pas se fier à ce qu'on voit, car malgré ce qu'on voit, les processus naturels sont géométriques donc mathématisables. De là, il conçoit une analyse mathématique de la chute des corps qui l'amène à penser que la vitesse d'un corps en chute libre s'accélère de manière continue et régulière.
Notons que cela ne s'observe pas : les corps tombent trop vite pour qu'on le voie et la résistance de l'air limite la vitesse des corps donc leur accélération.
    A partir de cette analyse, il va concevoir un dispositif matériel qui va reproduire la chute des corps, mais de manière à ce qu'il permette de voir si ce qui est prévu par l'analyse mathématique se produit réellement. Ce dispositif, ce sont des plans inclinés le long desquels il fait rouler des boules : les boules qui roulent sont comme des corps qui chutent.
Or, en mesurant le rapport temps/distance de chute, il se confirme que la vitesse est de plus en plus grande et cela de telle sorte que la distance parcourue le long du plan est égale au carré du temps de chute. Mais qui plus est, comme ce rapport s'observe qu'elle que soit l'inclinaison du plan incliné, on peut en conclure que s'il était vertical, il en irait de même.

    Pourquoi l'expérimentation permet-elle d'obtenir des résultats nécessaires et universels ? La seule observation ne donne aucune certitude parce qu'elle ne permet pas de savoir si ce qu'on observe est contingent ou nécessaire. En revanche, si l'observation est effectuée à partir d'une anticipation fondée sur des principes, elle peut offrir une certitude. Si les choses se passent comme on l'avait pensé rationnellement et de manière a priori, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience et pensé de telle sorte que cela doive valoir de manière universelle et nécessaire, alors cela signifie qu'on avait raison si notre anticipation est vérifiée.

    La métaphore de l'élève et du juge.

    La méthode expérimentale consiste à être comme un juge et non comme un écolier. L'écolier c'est celui qui est instruit par le maître, c'est-à-dire ici la nature ou l'observation. L'expérience seule n'apprend rien. On n'est pas instruit par l'observation, on s'instruit par elle : elle sert à répondre à des questions qu'on a formulé à partir d'anticipation rationnelles. Si les choses se passent comme on les avait anticipées rationnellement, c'est-à-dire a priori, c'est qu'elles se passent ainsi de manière nécessaire.

     Qu'est-ce que tout cela signifie ?

    Que les mathématiques et la physique ne sont pas devenues des sciences par l'intermédiaire de l'observation des phénomènes puisque l'observation ne permet pas de savoir si ce qu'on observe est nécessaire ou pas, ni donc si ce qu'on observe vaut pour toutes les choses de même nature ou pas. En d'autres termes, ces connaissances ne peuvent pas reposer entièrement sur des jugements a posteriori.
Que les mathématiques et la physique ne sont devenues des sciences que parce qu'elles se fondent sur des principes ou des connaissances qui ne dépendent pas de l'expérience et grâce auxquels les résultats obtenus sont universels et nécessaires. Or, des connaissances qui ne dépendent pas de l'expérience, ce sont des connaissances a priori.
Ce qui pose un problème sérieux.


    2 ) Le problème critique.


    Par la seule observation, on ne peut pas connaître de manière universelle et nécessaire quoi que ce soit. Donc puisqu'on connaît certaines choses de manière universelle et nécessaire, c'est donc que nos connaissances ne dépendent pas de l'observation, donc qu'elles reposent sur des connaissances a priori.
Seulement, si c'est le cas, cela semble signifier que la connaissance repose finalement sur la raison et non sur l'expérience. Ce qui est absurde ou étrange : comment est-il possible de connaître quelque chose a priori, c'est-à-dire sans en avoir fait la moindre expérience ? Comment peut-on connaître une chose avant même de l'avoir rencontrée ?
Or, c'est bien ce qui se passe dans les sciences : l'expérimentation est la mise en œuvre réelle de l'analyse a priori d'un processus. On vérifie ainsi a posteriori ce qu'on avait prévu a priori. Mais comment est-il possible qu'on puisse anticiper les mouvements des corps de manière purement a priori ? Comment est-il possible de savoir à l'avance ce qui va se passer ? Comment pouvons-nous connaître a priori quelque chose ?

    Et si c'est bien ainsi que cela se passe en science, pourquoi cela ne marche pas avec la métaphysique qui, elle, est par définition tout à fait a priori ?

    Techniquement parlant, la rupture méthodologique par laquelle les mathématiques et la physique sont devenues des sciences a consisté à ne plus se contenter de former deux types de jugements (c'est-à-dire des propositions qui relient un sujet à une propriété, un attribut ou une prédicat, une proposition du genre : S est p) : soit des jugements qui consistent à rendre compte d'une observation, que Kant appelle des jugements synthétiques a posteriori parce qu'ils opèrent une synthèse (une liaison) entre le sujet et le prédicat à partir d'une observation, après et d'après une expérience donc (par exemple : si je dis "Ce corps est pesant" après l'avoir soupesé, ce jugement est un jugement synthétique par lequel j'affirme une propriété de ce corps, propriété que je connaissais pas avant de l'avoir soulevé), soit des jugements qui consistent à exposer explicitement des propriétés qui sont contenues dans l'idée qu'on se fait du sujet (du jugement) par analyse de cette idée, et qu'il appelle des jugements analytiques parce qu'ils sont obtenus à partir de l'analyse intellectuelle du contenu confus d'une idée (par exemple : "Les corps sont étendus" est un jugement analytique : il appartient nécessairement à l'essence d'un corps d'avoir une extension spatiale puisque sans elle, il ne serait pas possible ni pensable). Tous les jugements analytiques, quel que soit leur objet, qu'il soit empirique ou suprasensible, sont a priori, c'est-à-dire indépendants de l'expérience, puisqu'ils consiste seulement à expliciter ce que l'on pense ou doit penser par un concept donné.

    L'avantage des jugements synthétiques est qu'ils accroissent notre connaissance des objets en leur attribuant des propriétés qu'on ne leur connaissait pas avant. Mais l'inconvénient de ces jugements, c'est qu'ils sont issus d'une observation ponctuelle qui, même si elle est répétée, ne peut pas permettre de savoir si la propriété que j'attribue à l'objet, celui-ci la possède nécessairement ou pas.
    L'avantage des jugements analytiques est qu'ils peuvent se passer de toute observation pour être possible : il suffit d'analyser l'idée qui est pensée par le sujet du jugement pour en connaître les propriétés. De ce fait, ils sont toujours nécessaires et universels. Mais l'inconvénient de ce genre de jugement, c'est qu'ils ne m'apprennent rien que je ne sache plus ou moins déjà, et, en outre, tout ce que je peux dire, c'est que l'idée que je pense par tel ou tel concept contient nécessairement telle propriété, mais pas que l'objet qui correspond à cette idée existe réellement.

    Si les mathématiques et la physique sont des sciences, cela implique qu'elles ne reposent pas seulement sur des jugements analytiques, ni sur des jugements synthétiques a posteriori. Pourquoi ? Parce que si les jugements analytiques sont nécessaires, ils ne nous apprennent rien qui ne soit pas déjà pensé par les concepts dont on se sert, alors que les sciences précisément accroissent notre connaissance du monde. Et, par ailleurs, les sciences ne peuvent pas se fonder sur des jugements synthétiques a posteriori puisqu'ils ne permettent pas d'avoir des connaissances nécessaires et universelles.
Par conséquent, puisque les connaissances scientifiques sont nécessaires et qu'elles accroissent nos connaissances de la nature, cela implique qu'elles reposent sur des jugements synthétiques, sans quoi elles ne nous apprendraient rien de nouveau, mais qui sont aussi a priori, sans quoi elles ne seraient pas certaines.

    C'est pourquoi la question de savoir comment les sciences sont possibles peut être formulée ainsi : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

3 ) Le renversement du rapport sujet/objet.


    Comment expliquer qu'on puisse connaître a priori un objet empirique ? Cette question est solidaire d'une autre question : la métaphysique est-elle possible comme science ? En effet, s'il est possible de connaître de manière a priori les choses empiriques, alors il devrait être possible de connaître de la même manière des choses qui ne sont pas empiriques, mais supra sensibles.
La réponse à ces questions est en outre liée à la métaphysique en tant que la métaphysique désigne non pas seulement la connaissance d'objets suprasensibles, mais la connaissance de la manière avec la quelle nous connaissons les choses.

"Je devais penser que l’exemple de la Mathématique et de la Physique qui, par l’effet d’une révolution subite, sont devenues ce que nous les voyons, était assez remarquable pour faire réfléchir sur le caractère essentiel de ce changement de méthode qui leur a été si avantageux et pour porter à l’imiter ici — du moins à titre d’essai — , autant que le permet leur analogie, en tant que connaissances rationnelles, avec la métaphysique. Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelque jugement a priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance n’aboutissaient à rien. Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’une connaissance a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés. Il en est précisément ici comme de la première idée de COPERNIC ; voyant qu’il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur lui-même autour des astres immobiles. Or, en Métaphysique, on peut faire un pareil essai, pour ce qui est de l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait connaître quelque chose a priori si l’objet, au contraire (en tant qu’objet des sens), se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je puis me représenter à merveille cette possibilité. Mais, comme je ne peux pas m’en tenir à ces intuitions, si elles doivent devenir des connaissances ; et comme il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en soit l’objet et que je le détermine par leur moyen, je puis admettre l’une de ces deux hypothèses : ou les concepts par lesquels j’opère cette détermination se règlent aussi sur l’objet, et alors je me trouve dans la même difficulté sur la question de savoir comment je peux en connaître quelque chose a priori, ou bien les objets, ou, ce qui revient au même, l'expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés) se règle sur ces concepts, — et je vois aussitôt un moyen plus facile de sortir d’embarras. En effet, l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le secours de l’entendement dont il me faut présupposer la règle en moi-même avant que les objets me soient donnés par conséquent a priori, et cette règle s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. Pour ce qui regarde les objets en tant qu’ils sont simplement conçus par la raison — et cela, il est vrai, nécessairement — mais sans pouvoir (du moins tels que la raison les conçoit) être donnés dans l’expérience — toutes les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu’on puisse les penser) doivent, par conséquent, fournir une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme un changement de méthode dans la façon de penser, c’est que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes."



    Commentaire :

    1 - Appliquer à la métaphysique la révolution qui a réussi aux sciences.

Si la métaphysique n'est pas une science, c'est peut-être parce qu'elle n'a pas encore connue la révolution dans la méthode dont elle aurait besoin pour le devenir. Aussi Kant se propose-t-il, dans les limites du possible, d'appliquer le même changement à la métaphysique.
    Pourquoi vouloir appliquer le même changement à la métaphysique ? Pour qu'elle devienne une science ? Oui si l'analogie le permet, mais surtout pour répondre à la question de savoir comment la science est possible. Pourquoi ?  Parce qu'il faut bien comprendre ce qu'il entend ici par métaphysique : non pas tant  la totalité des discours qui portent sur des objets suprasensibles, que le discours qui porte sur la raison et ses limites en tant que la raison est la seule source de la connaissance métaphysique puisque la métaphysique est entièrement a priori et donc est une connaissance par simples concepts qui ne doit rien à l'expérience.

    Ce qui signifie qu'il va répondre ici à trois questions en même temps : comment la science est-elle possible ? La métaphysique est-elle possible comme science ? Que pouvons-nous connaître de manière nécessaire et universel en général ? (Jusqu'où peut s'étendre notre pouvoir de connaître ?)

    2 - Le changement de point de vue.

Spontanément, on pense les rapports sujet/objet dans la connaissance de la manière suivante : les objets sont donnés, présents et le sujet, pour les connaître doit tourner autour, les examiner. Ce qui signifie que la connaissance doit se régler sur les objets : c'est en fonction de ce qu'ils sont qu'on doit les examiner pour les connaître (en fonction de leur nature, empirique ou suprasensible on n'utilisera pas les mêmes facultés pour les connaître et l'acte de les connaître est un acte de saisie des objets comme d'un quelque chose qui nous est extérieur)
    Seulement cette perspective, foncièrement empiriste et/ou réaliste puisqu'elle consiste à dire que la connaissance passe par une saisie des objets tels qu'ils sont, par une intuition soit empirique soit intellectuelle, est incompatible avec ce qu'on sait des sciences, à savoir qu'elles contiennent des connaissances a priori. Car, comment peut-on soutenir qu'on connaît a priori quelque chose de la réalité, c'est-à-dire qu'on sait d'elle quelque chose avant d'en avoir fait la moindre expérience, si toutes nos connaissances dérivent d'une saisie des objets, d'une expérience soit empirique, soit intellectuelle ? Si toutes nos connaissances viennent de l'expérience, il est impossible qu'on sache quelque chose du réel avant d'en avoir fait l'expérience.

De deux choses l'une : ou bien toutes nos connaissances procèdent d'une saisie des objets, mais dans ce cas, toutes les connaissances sont a posteriori et donc incertaines, ou bien certaines de nos connaissances, comme les sciences, sont nécessaires et universelles, donc reposent sur des connaissances a priori, et dans ce cas, la connaissance ne dérive pas de la seule saisie des objets qui sont en dehors de nous.

C'est pour rendre compte de la possibilité de la science que Kant propose de changer de point de vue, c'est-à-dire de comprendre que ce n'est pas le sujet qui se règle sur les objets, qui tourne autour des objets, qui s'adapte à eux pour les connaître, mais tout au contraire que ce sont les objets qui tournent autour du sujet.
Qu'est-ce que cela signifie ? Que la connaissance que nous avons des objets dépend de la manière avec laquelle nous pouvons les connaître, de nos facultés de connaître. C'est en fonction de nous, de nos facultés que les choses nous apparaissent et sont connues de nous.
Les objets que nous connaissons ne sont que ce qui apparaît à travers et grâce à nos facultés de connaître, à savoir les sens et la raison. En somme, ce que nous connaissons des objets, c'est ce que nous pouvons en connaître à partir de nos facultés.

Il compare cette révolution dans la manière de considérer la connaissance au changement de point de vue proposé par Copernic : il est difficile d'expliquer les mouvements des astres du système solaire lorsqu'on place la terre en son centre. Cela pose des problèmes de représentation géométrique et physique presque insolubles. En revanche, à partir du moment où on admet que les astres ne tournent pas autour du spectateur, c'est-à-dire à partir du moment où on tient compte des conditions d'observation, où on comprend que le sujet qui observe voit les choses en fonction de lui-même, ici de la place qu'il occupe dans le système solaire et que cette place n'a rien de privilégié, on peut changer le point de référence, c'est-à-dire le point immobile autour duquel tout tourne, en l'occurrence choisir le soleil, afin de régler tous les problèmes de représentation géométrique.
De même, si on pense que le sujet tourne autour de l'objet, on ne comprend pas qu'il puisse connaître de lui quelque chose a priori, mais si on pense qu'on ne connaît des choses que ce qu'on peut en connaître à travers nos facultés de connaître, selon notre point de vue et qu'on tient compte de ce que ce point de vue apporte à notre connaissance des choses, on peut comprendre qu'on en connaît quelque chose a priori.

C'est ce qu'il va préciser à propos des deux moyens par lesquels il nous est possible de connaître : l'intuition et l'entendement.

3 - L'intuition.

    Par intuition, on entend en général la saisie immédiate et complète d'un objet tel qu'il est. On distingue l'intuition sensible ou empirique de l'intuition intellectuelle. Chez Kant, il n'y a d'intuition que sensible ou empirique, c'est-à-dire donc qu'une intuition, ça n'est rien d'autre qu'une perception, un ensemble organisé de sensations qui portent soit sur les choses en dehors de nous, soit sur ce qui se passe en nous.
    Si toutes nos intuitions sont des saisies immédiates et totales par les sens des objets tels qu'ils sont en nous ou en dehors de nous, alors il n'est pas possible d'en connaître quoi que ce soit a priori, et donc de manière nécessaire. En revanche, si je ne saisis des choses que ce que mes sens peuvent en saisir, que ce que mon pouvoir de percevoir me permet d'en saisir, si ce que je perçois, je le perçois par et à travers mon pouvoir de percevoir les choses, une connaissance a priori devient possible.
    A savoir : comment percevons-nous les choses ? Par les sens certes, mais comment nous représentons-nous ce que nous délivre les sens ? Dans l'espace et le temps. L'espace et le temps sont donc les deux formes sous lesquelles nous pouvons percevoir les choses. Il s'agit là des deux formes a priori de la sensibilité : tout ce que nous percevons l'est par et à travers le temps et l'espace.
    Par conséquent, toutes les propriétés a priori du temps et de l'espace s'applique à tous les objets d'une intuition quelconque. Par exemple, de manière a priori, l'espace a trois dimensions, de sorte que tous les objets perçus dans l'espace auront trois dimensions et cela je le sais a priori, c'est-à-dire avant même de les avoir réellement perçus. Par exemple, de manière a priori, je sais que le temps s'écoule de telle sorte que les instants qui le composent se succèdent sans durer. Ce qui me permet de savoir a priori que dans la réalité l'effet ne peut pas précéder sa cause.
    Voilà le problème d'une connaissance a priori des objets de l'intuition sensible réglé. Or, cela importe beaucoup en mathématique : l'espace de la géométrie est un espace abstrait et empirique avions-nous dit : en fait cet espace que nous ne parvenions pas à qualifier n'est rien d'autre que la forme même de l'intuition sensible des choses extérieures, l'espace comme forme a priori de la sensibilité, mais vidé de tout contenu empirique, ce que Kant appelle la forme pure a priori de l'espace.
    Or, en outre, comme cette forme pure a priori est la forme sous laquelle toutes les choses extérieures nous apparaissent, et comme les propriétés a priori de cette forme valent pour toutes les perceptions empiriques, on comprend qu'on puisse géométriser la réalité physique que nous percevons dans l'espace.

4 - L'expérience.

    L'intuition empirique des objets, par et à travers les formes a priori de la sensibilité ne nous donne pas une connaissance des objets parce qu'elle ne donne pas un jugement, mais une simple représentation empirique des choses.
    Pour passer de l'intuition empirique des choses à la connaissance des choses, il faut relier les représentations qui se trouvent en moi à l'objet qui en est la source et les saisir comme étant ses déterminations propres. Il faut par exemple passer de l'intuition d'une couleur à l'attribution de cette couleur à un objet comme sa couleur propre.
    Cette opération suppose une activité du sujet, activité qui produit des jugements. Ces jugements, pour être formés, ont besoin de concepts. Par exemple des concepts de substance, de causalité, d'unité... c'est-à-dire tous les concepts par lesquels il est possible de mettre de l'ordre dans nos perceptions et les organiser en connaissance.
    Au sujet de ces concepts, la question qui se posait à propos de l'intuition se pose à nouveau : sont-ils dévirés de l'expérience ou sont-ils issus de la raison elle-même ? S'ils sont issus de l'expérience, si nous les avons forgés à partir de nos observations, ils n'ont qu'une valeur relative et on ne peut pas comprendre comment il est possible de connaître quelque chose a priori. S'ils sont a priori et qu'ils mettent en ordre nos perceptions, on peut comprendre comment il est possible de connaître quelque chose a priori : nous connaissons certaines déterminations des choses avant d'en avoir fait l'expérience parce que l'expérience que nous en faisons est constituée par des concepts qui sont en nous par avance.
    Ces concepts a priori, Kant les nomme les catégories de l'entendement pur. Ils sont constitutifs de toute expérience possible, ce qui signifie qu'en mettant nos perceptions en ordre, ils rendent l'expérience possible, ils nous donnent un monde d'objets ordonnés.

    C'est pourquoi il peut dire que nous connaissons a priori des choses ce que nous y mettons nous-mêmes, donc ce qui ne leur appartient pas mais sans quoi il n'y aurait rien pour nous, pas d'objet du tout. Et ce que nous y mettons a priori, ce sont les formes pures de la sensibilité et les catégories de l'entendement.

    Si toute connaissance commence avec l'expérience, toute connaissance ne dérive pas de l'expérience seulement : elle n'est possible que par les formes pures a priori de la sensibilité et les catégories de l'entendement.
   
    Kant sort ainsi de l'opposition entre l'empirisme et le rationalisme, entre l'idée selon laquelle toutes les connaissances dérivent de l'expérience et celle selon laquelle elles proviennent de la seule raison. Les connaissances ne sont ni a posteriori, ni a priori seulement, elles ne sont ni dérivées de l'expérience, ni indépendantes de l'expérience : l'a priori est la condition de possibilité de l'expérience.
L'a priori est la condition formelle d'une expérience à l'occasion de laquelle une matière est mise en forme de telle sorte que cette mise en forme la constitue comme objet (pour nous, c'est-à-dire comme phénomène) et comme connaissance de cet objet.

Les jugements synthétiques a priori sont possibles parce que ce qui est a priori en eux est la condition même de leur formation comme jugement de connaissance : il est possible de connaître une chose avant de l'avoir saisie dans une expérience parce que l'expérience que je peux en faire dépend de conditions a priori auxquels elle est soumise pour que j'en fasse l'expérience de telle sorte qu'elle y répondra nécessairement : ce que je sais par avance de toute chose, c'est qu'elle sera conforme aux conditions nécessaires de l'expérience que je peux en faire.

    Mais soutenir que les connaissances ne sont pas a priori seulement, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas être constituées en dehors de toute expérience et qu'elles ne sont pas non plus a posteriori, c'est-à-dire dérivées de l'expérience, mais que l'a priori est la condition même de l'expérience, cela implique que les connaissances a priori ne valent que pour l'expérience, qu'en tant qu'elles permettent de constituer une expérience, qu'en tant que condition de l'expérience : en dehors de toute expérience, elles ne valent rien. Ce qui indique les limites de la connaissance.

5 - Les choses en soi.

    Tout ce qui est, n'est pas de l'ordre du sensible, donc toutes les choses ne sont pas l'objet d'une perception ou d'une expérience possible : précisément les objets de la métaphysique sont au-delà de toute perception possible : aucune perception de Dieu, de la liberté, de l'immortalité de l'âme n'est possible. Ces objets nous dit Kant sont conçus par la raison ou pensés par elle, mais ils ne sont pas l'objet d'une expérience possible, ce qui implique qu'ils ne sont pas l'objet d'une connaissance possible.
    Qu'est-ce que cela signifie ? Si nous ne percevons et ne connaissons les objets que par et à travers les formes a priori de la connaissance, celle de la sensibilité et celle de l'entendement, cela implique que nous ne pouvons connaître que ce que ces formes et ces catégories nous permettent de saisir. Donc une partie de la réalité échappe à nos perceptions et à nos jugements de connaissance. Autrement dit, la réalité se distingue en d'une part les choses telle qu'elles nous apparaissent ou phénomènes et d'autre part les choses en elles-mêmes ou noumènes. Les noumènes étant les choses en tant qu'elles échappent à notre pouvoir de connaître, en tant qu'elles sont pensables, mais en tant qu'on ne peut rien en dire de plus.

    On comprend maintenant comment la science est possible, c'est-à-dire comment il est possible d'avoir des connaissances a priori, mais ainsi on comprend que la connaissance est limitée au domaine de l'expérience : les concepts purs a priori de l'entendement grâce auxquels les perceptions sont constituées en jugements de connaissance ne peuvent opérer que sur lesdites perceptions et non pas se passer d'elles pour tâcher de dire comment sont toutes les choses dont on n'a pas d'intuition empirique possible, comme Dieu par exemple. La connaissance est aussi certaine que limitée à ce dont on peut avoir une expérience. D'où cette célèbre phrase : "Les intuitions sans concepts sont aveugles, les concepts sans intuition sont vides."

4 ) La métaphysique peut-elle devenir une science ?


    Maintenant qu'on sait comment la science est possible et pourquoi ses résultats sont universels et nécessaires, que peut-on dire de la métaphysique ?

Qu'elle ne peut pas devenir une science si par métaphysique on entend la connaissance du suprasensible comme tel, mais elle peut le devenir si par métaphysique on entend une connaissance qui est liée à l'intuition, à la réalité empirique. Or, c'est la cas d'une part de la métaphysique de la nature et d'autre part de la métaphysique des mœurs.

La métaphysique classique dogmatique comme connaissance d'objets suprasensibles n'est pas possible comme science précisément parce que ces objets ne sont pas objet d'une expérience possible et qu'il n'y a de science que s'il y a expérience, encore qu'il n'y a pas de science seulement par l'expérience. En clair, la théologie rationnelle, la cosmologie rationnelle et la psychologie rationnelle entendue comme connaissance des propriétés de l'âme et du sujet, ne sont pas des sciences et ne peuvent le devenir. On ne peut rien savoir de Dieu, du monde conçu comme totalité et de l'homme comme être libre. Rien n'empêche de les penser, d'en parler mais on ne peut pas disposer d'une connaissance certaine de tout cela.
    La métaphysique de la nature, c'est précisément le travail qui consiste à s'interroger sur les limites de la connaissance et sur ses principes. Elle est la théorie des théories mathématiques et physiques. Indirectement, elle est liée à l'expérience, encore que ces objets ne soient que des concepts purs.
    La métaphysique des mœurs est une science qui traite de concepts qui ne sont pas l'objet d'une expérience possible, non pas parce qu'ils sont suprasensibles mais parce qu'ils correspondent à des actes à accomplir, à des devoirs, à la loi morale.

    En somme, puisque la connaissance se limite à ce qui peut être l'objet d'une expérience, elle ne concerne que le monde en tant qu'objet d'une expérience possible, c'est-à-dire la nature, le sensible, à l'exclusion de ce qui se trouve au-delà du sensible, c'est-à-dire du domaine de la métaphysique classique.


    D ) Les limites de la philosophie transcendantale.

    On peut toutefois adresser à Kant certaines objections :

    1- La réponse qu'il apporte à la question de savoir comment la science est possible n'a de sens que par rapport au fait dont elle a à rendre compte, c'est-à-dire au fait de science. Or, le constat selon lequel la science est bien la science, s'il n'est pas arbitraire (Kant met en avant tous les signes grâce auxquels il est possible de dire qu'on a affaire à de la science : fin du tâtonnement, progrès, accord des esprits), n'en comporte pas moins une ambiguïté : lorsque Kant parle de science, ce n'est pas seulement parce qu'il a relevé des faits qui appartiennent à l'histoire et à la sociologie, il se prononce sur la valeur des connaissances produites : il soutient que ces connaissances sont vraies au sens où elles sont universelles et nécessaires.
    Or, il est sans doute nécessaire de distinguer le fait de science, qu'on reconnaît aux signes que Kant indique ou à d'autres, et la science comme discours nécessaire et universel : qu'il y ait de la science ne signifie pas toujours que les discours des sciences sont nécessaires et universels ni qu'ils progressent vers la vérité. L'histoire des science en témoigne.
    Ce qui a pour conséquence que Kant entreprend de fonder un discours qu'il juge universel et nécessaire, mais qui ne l'est pas nécessairement et qui peut-être ne peut pas l'être, sans pour autant ne pas être scientifique.

    Fonder un fait en droit, c'est supposer avant de l'avoir établi que le fait qu'on fonde est fondé : ici Kant suppose que la science est une connaissance universelle et nécessaire pour ensuite expliquer comment c'est possible : mais puisqu'il la (su)ppose d'avance nécessaire et universelle, les jeux sont faits.

    2- On peut aussi reprocher à Kant d'en faire trop : la condition de possibilité de la science finit par devenir la condition de possibilité de l'expérience qui finit par devenir celle des objets comme phénomènes. De cette manière, en voulant fonder la science, il en vient à penser l'objectivité des objets en fonction de la science, de la vérité supposée des science.
Or, dire que la science est possible parce que les conditions de la connaissance des choses sont tout simplement les conditions de possibilité (de l'apparition pour nous) des choses comme phénomènes, c'est inviter à penser qu'entre percevoir et connaître, il n'y a qu'un pas. Comme on ne peut que refuser de le franchir, les commentateurs de Kant tâchent de restaurer une distance entre le monde vécu et le monde connu en insistant sur la distinction entre objet donné (Gegenstand : les choses en tant qu'elles sont là, extérieures à nous et nous faisant face) et objet connu (Objekt : les choses ne tant qu'elles sont constituées dans et par une expérience scientifique comme telle).
Mais cette distinction pose plus de problème qu'elle n'en règle : elle dissocie la sensibilité et ses formes pures a priori de la connaissance par concepts a priori, de telle sorte qu'il semble qu'il n'y ait plus de rapport entre le monde perçu et le monde connu, alors qu'ils sont impossibles l'un sans l'autre : "Les intuitions sans concepts sont aveugles, les concepts sans intuition sont vides.".



  

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