1 ) Qu'est-ce que connaître ? Connaître en général, c'est se représenter les caractéristiques d'une chose ou se représenter des relations entre des choses. Ce qui ne peut se faire que sous la forme d'idées, donc sous la forme d’énoncés, oraux ou écrits. Exemples de propositions illustrant cette définition : "Untel est un de mes amis" est une proposition qui indique l'existence et la nature d'un lien entre moi et ce Untel. “Tous les corbeaux sont noirs.” est un jugement qui se prononce sur un objet, les corbeaux, en affirmant qu’ils sont tous noirs, donc que le noir est une de leurs déterminations propres. “Dieu est omniscient et omnipotent.” est un jugement qui expose les attributs prêtés à Dieu. Rq : ce sont là des jugements attributifs. Le premier et le dernier sont singuliers en cela qu'ils portent sur des réalités singulières, le deuxième est universel en cela qu'il porte sur tous les corbeaux sans exception. “Tel virus est la cause de telle maladie.” est une proposition qui se prononce sur la relation causale qui existe entre ce virus et une maladie identifiée par des symptômes. “E = mc².” est une loi physique mathématisée, découverte par Einstein, qui indique que dans un système, la variation de l’énergie (E) totale est égale à la variation de la masse (m) multipliée par la vitesse de la lumière (c) élevée au carré. “Tel père, tel fils.” et “A père avare, fils prodigue.” sont deux proverbes qui, de manière contradictoire, affirment une relation de ressemblance ou de dissemblance entre un père et un fils. "Il faut être un peu fou pour faire de la philosophie." est une affirmation qui indique qu'une espèce de folie est la condition sans laquelle on ne peut pas faire de la philosophie. Ce qui ne signifie pas que la folie est la cause de la philosophie, mais sa condition. A la lumière de ces exemples, il apparaît que lorsque la connaissance concerne les caractéristiques d'une chose, elle expose des définitions ou décrit des essences, celle de Untel, des corbeaux ou de Dieu. Lorsqu'elle concerne les relations entre des choses différentes, elle expose des concomitances (aujourd'hui et beau temps), des rapports de condition à conditionné (la folie et la philosophie), mais surtout des corrélations, des relations étroites et réciproques entre divers éléments (comme toutes les lois en tant qu'elles expriment des rapports invariants entre des choses ramenées à des facteurs mathématiques) et des rapports de cause à effet. 2 ) La connaissance et la vérité. Cette définition et ces exemples font apparaître que la connaissance est inséparable de ce qu'on appelle la vérité. Toute proposition qui se prononce sur l'existence et/ou les caractéristiques d'une chose ou d'une relation est susceptible d'être ou vraie ou fausse. On dira qu’une proposition est vraie dès lors que ce qu’elle affirme correspond rigoureusement à ce qui est effectivement et par conséquent qu’elle est fausse pour peu que ce qu’elle affirme se distingue peu ou prou de ce qui est, de ce qui existe ou de ce qui se passe en réalité. Est vraie donc une proposition conforme au réel ou adéquate au réel, une proposition qui affirme d'une chose ou d'une relation quelque chose qui lui appartient exactement comme elle le dit. Les caractéristiques d'une chose peuvent être provisoires ou, au contraire, permanentes, constitutives. De même, une relation entre des choses ou des facteurs peut être ou bien accidentelle, contingente ou bien nécessaire. Elle peut être invariable, constante ou changeante. Par conséquent, connaître vraiment une chose ou une relation entre des choses, c'est savoir si les propriétés attribuées aux choses ou les relations affirmées entre des choses leur sont propres et nécessaires ou si elles sont passagères, accidentelles, secondaires. Parallèlement, une chose peut avoir des caractéristiques qu'elle est la seule à posséder ou que possèdent toutes ses semblables. De même, une relation entre des choses peut être unique ou au contraire valoir pour toutes les choses identiques sans exception. Par conséquent, connaître vraiment une chose ou une relation entre des choses, c'est savoir si ce qu'on affirme vaut pour l'une d'entre elle seulement, quelques-unes unes ou pour toutes, c'est savoir si ce qu'on affirme a une portée singulière, générale ou universelle. Connaître une chose ou une relation, c'est donc se prononcer sans se tromper à la fois sur le degré d'inhérence des caractéristiques des choses ou de leurs relations ainsi que sur l'extension ou la portée de ce qu'on en dit. Si bien que la vraie difficulté n'est peut-être pas tant de mettre les choses en relation soit avec leurs caractéristiques soit entre elles, que de savoir quel degré de nécessité possède ces rapports et quelle extension leur attribuer. 3 ) La raison et les sens. De quels moyens disposons-nous pour connaître, c'est-à-dire pour nous assurer que nos affirmations relatives aux choses et à leurs relations sont vraies ? Nous possédons deux types de moyen : notre corps d'un côté, notre esprit de l'autre. Notre corps est doté de sens qui nous permettent de percevoir des choses. Nos sens nous ouvrent à ce qu'on appelle le monde sensible, c'est-à-dire le monde qui nous entoure en tant qu'il est senti, perçu par nous, en tant qu'il affecte nos sens. C'est par les sens, donc par les perceptions qu'on en obtient, semble-t-il, une connaissance. Par ailleurs, notre esprit nous permet de former des représentations sous la forme d'idées, c'est-à-dire d'énoncés formulés dans une langue, et de les combiner entre elles par exemple dans des jugements ou de les enchaîner dans des raisonnements ou dans une réflexion. En un mot, posséder un esprit, c'est être doué de raison. Qu'est-ce que la raison ? Ce terme a plusieurs sens qu'il a accumulés au cours de l'histoire. a- La raison comme faculté de raisonner, de combiner des concepts et des propositions, mais aussi plus largement de réfléchir ou de penser. La raison comme faculté de produire des discours sensés et vrais, mettant les hommes d'accord entre eux. C'est le sens le plus ancien, celui qui apparaît avec Platon et qui domine dans l'Antiquité. Elle est présente chez Cicéron et sera reprise plus tard par saint Thomas. La raison, c'est la faculté qui se manifeste sous la forme des discours dans lesquels on établit quelque chose par étapes successives et enchaînées les unes aux autres de diverses manières, comme le raisonnement, l'analyse, la démonstration… Précisons que la raison en ce sens correspond aussi et même d'abord à la faculté de réfléchir ou de penser au sens de Platon. C'est la réflexion ou le fait de penser, entendu comme échange de questions et de réponses, soit à deux soit en soi-même, qui mobilise les diverses formes de discours évoquées plus haut. Socrate avec ses interlocuteurs, raisonne, analyse, compare, argumente, réfute… Cette faculté est le propre de l'homme dans la mesure où elle ne se rencontre pas chez les animaux dont les connaissances ne reposent que sur les perceptions et la mémoire, sans être produites et/ou exposées dans des discours. b- La raison comme faculté de bien juger ou comme bon sens. Ce sens apparaît avec Descartes, dans le Discours de la méthode. La raison, c'est la faculté de distinguer le vrai du faux (voire le bien du mal - ce qu'on appelle aussi la conscience ou conscience morale - et le beau du laid - ce qu'on appelle aussi le goût.) de manière immédiate, sans réflexion, sans médiation intellectuelle et de le formuler dans des jugements (propositions attributives). Cette faculté s'oppose à la folie (dont elle est la perte) et à la passion (qui en altère l'exercice). C'est elle qui nous permet d'être raisonnables tant dans nos jugements que dans notre conduite. c- La raison comme faculté des principes. Ce sens s'impose avec Kant, mais il était déjà présent avant lui de manière moins marquée chez Descartes (la théorie des idées innées) et chez Leibniz, en somme dans le rationalisme classique. La raison est défie comme la faculté qui contient en elle-même des principes (des vérités générales ou des concepts qui permettent de former des vérités générales) qui ne dépendent pas de l'expérience ou des perceptions (qui sont a priori, inné, consubstantiel à la raison) grâce auxquels la connaissance de vérités universelles est possible. Nous avons de ces principes une connaissance réfléchie, soit par la prise de conscience des contenus a priori de notre pensée (Descartes, Leibniz), soit par l'analyse de notre manière de connaître et de ses conditions de possibilité (Kant). 4 ) Lorsqu'il s'agit de connaître, de quoi sont capables les sens et la raison ? Il ne semble pas douteux qu'il soit possible de connaître, au moins ce qui nous entoure, par les perceptions et avec un peu de bon sens. Mais en y réfléchissant, à la lumière de ce qu'on a dit de la vérité, ce n'est pas si sûr. De quoi sont capables les sens ? a. En effet, percevoir une chose ou une relation entre des choses ne permet pas de savoir si ce qu'on perçoit d'elle lui est propre ou n'est que passager, si cela relève de son essence ou si ce n'est qu'un accident. Par les sens, il est impossible de saisir le degré de nécessité (nécessaire ou contingent, propre ou accidentel, constitutif ou étranger) comme l'extension (universalité ou généralité ou singularité) des déterminations qu'on perçoit. Voir qu'un ou plusieurs corbeaux sont noirs ne permet pas de dire qu'il est nécessaire qu'ils le soient et qu'ils le sont tous sans exception. La nécessité et l'universalité de cette caractéristique du plumage des corbeaux ne se voit pas. De même, par les sens, il n’est pas possible de saisir les causes ou les conditions de ce qu’on perçoit (lorsque je perçois une éclipse de Lune, comme le signale Aristote, je ne perçois pas en même temps sa cause, lorsque je perçois les symptômes d'une maladie, je n'en perçois pas les causes). Il est donc permis de se demander si, paradoxalement, le monde sensible est connaissable par les sens. b. Ce n'est pas tout : nous avons vu que nos sens nous ouvrent à ce qu'on appelle le monde sensible, c'est-à-dire le monde qui nous entoure en tant qu'il est senti, perçu par nous, en tant qu'il affecte nos sens. En somme, le monde sensible n'est rien d'autre que le monde tel que nous le percevons. Or, il est possible que les choses ne soient pas comme les percevons. Il est possible que les choses telles qu'elles apparaissent à nos sens ne soient pas comme elles nous apparaissent. Ce qui signifie qu'il faut distinguer les apparences de la réalité et admettre que les apparences sensibles ne disent peut-être rien de la réalité dont elles sont les apparences. Pour s'en convaincre, il suffit de songer aux animaux qui possèdent des organes sensoriels qui les rendent sensibles à des choses auxquels nous ne sommes pas sensibles (infrarouge, ultrasons) ou qui perçoivent la réalité selon des modes totalement étrangers au notre (écholocalisation des animaux dotés de "sonars" comme les chauves-souris ou les dauphins). Dira-t-on que nous ne vivons pas au milieu des mêmes choses, dans la même réalité sous prétexte que nous ne vivons pas dans le même monde sensible ? Non. Par conséquent, le monde sensible, notre monde sensible et tout monde sensible, ne correspond pas à la réalité en elle-même : le monde sensible est, en partie au moins, construit par nous (découpé, ordonné, structuré selon des schémas qui nous sont propres…). Croire le contraire, croire que les choses sont exactement comme nous les percevons, c'est être victime de ce qu'on appelle l'illusion réaliste. Cette distinction entre apparence sensible et réalité est lourde de conséquence en ce qui concerne la connaissance. Si connaître, c'est connaître les choses comme elles sont quant à leur essence ou à leurs relations, alors il n'est peut-être pas possible de connaître les choses comme elles sont par les sens. Il faut donc se demander si les sens au lieu de nous mettre en relation avec la réalité telle qu'elle est ne font pas au contraire obstacle à sa saisie. c. Enfin, si le monde sensible, c'est la réalité en tant qu'elle affecte nos sens, il n'est pas sûr que toute la réalité affecte nos sens. Il n'y a même aucune raison pour que l'ensemble de ce qui existe coïncide précisément avec ce que nous pouvons percevoir. Il faut donc distinguer le réel et le sensible (ou monde sensible) et admettre que le réel puisse être plus large que le sensible. Là encore, la preuve nous est fournie par les animaux qui possèdent des sens qui les rendent sensibles à d'autres aspects de la réalité que nous : leur monde sensible étant plus vaste que le notre, il apparaît que le réel est plus large que notre monde sensible. Car, ce qu'ils perçoivent, ils ne l'ont pas inventé, même si par ailleurs la forme prise par les apparences de ce qu'ils perçoivent en plus de nous est déterminée par leur constitution physique et neurologique. Or que le réel soit plus large que notre monde sensible à nous permet d'envisager qu'il puisse aussi être plus large que tout le percevable, qu'il puisse y avoir une réalité au-delà de toute possibilité de perception. C'est-à-dire très exactement suprasensible ou métaphysique au sens où est métaphysique tout ce qui se trouve au-delà ou en dehors du monde sensible. Rq : Une telle éventualité semble de prime abord heurter le sens commun : on estime en effet que le réel en totalité se confond avec la sensible, de même qu'on pense que la réalité est comme on la voit. Dire que le réel est plus vaste que ce que l'on perçoit semble saugrenu. Seulement, le sens commun entretient en fait avec cette idée des rapports ambigus : il est en effet très courant d'affirmer l'existence de réalités suprasensibles comme Dieu ou les Dieux, des démons, des esprits, des forces magiques, mais aussi de forces physiques, de l'âme, de la pensé, de l'esprit ou de la conscience… Nous sommes en fait disposés à penser que le réel va au-delà de ce qu'on en perçoit. Il est donc permis de dire que les sens ne permettent pas de connaître la réalité elle-même puisqu'ils paraissent ignorer des pans entiers de la réalité. Ce qui signifie que même si on admettait que les sens nous permettent de saisir le degré d'inhérence d'une caractéristique ou de nécessité d'une relation entre des choses ainsi que leur extension, comme ils ne concernent que le monde sensible, ils ne permettraient encore pas de connaître la réalité comme elle est en elle-même et/ou toute la réalité. Conséquence des trois objections : si les sens ne saisissent ni le degré de nécessité, ni l'extension d'un jugement, si le réel est ordonné autrement qu'il ne semble et s'il est plus large que le monde sensible, alors les sens ne constituent pas le meilleur moyen - ni même un moyen sérieux - de connaître ce qui est, puisque connaître, c'est se représenter les choses comme elles sont réellement en elles-mêmes. De quoi est capable la raison ? Est-on mieux loti avec la raison ? Ce n'est pas sûr. La raison nous permet de concevoir des idées. Mais concevoir une idée n'est pas toujours avoir une idée vraie. Comment savoir si elle l'est ? En la jugeant ou en y réfléchissant ou par un raisonnement, donc en utilisant sa raison. Seulement, si on se sert de son bon sens, qu'est-ce qui nous permet d'être sûr d'avoir bien jugé ? Sur quoi fondons-nous l'idée selon laquelle nos jugements sont vrais ? Lorsque nous raisonnons ou réfléchissons dans le respect des règles de la logique et/ou d'une méthode, cela nous garantit-il toujours de ne pas nous tromper ? Peut-on être sûr que les conclusions d'un long raisonnement par exemple, sont conformes à la réalité ? Peut-on être sûr que tous les discours raisonnés ne sont pas de pures spéculations, des constructions rationnelles sans contact avec la réalité? Ces questions se posent car, en effet, la validité d'un discours, c'est-à-dire son respect des règles de la logique, ne garantit pas que ses conclusions sont nécessairement vraies. Si pour être sûr que, par la raison, on se représente la réalité telle qu'elle est, on le vérifie au moyen de la raison, alors la raison est juge et partie : elle produit des représentations qu'elle tient pour vraies et les contrôle elle-même ensuite. Pour éviter cela, il faudrait pouvoir comparer ce que nous pensons avec la réalité elle-même. Or, la réalité n'est, pour nous, que ce que nous en savons déjà. Ce qui pose un problème. Comme l'écrit Einstein : "La physique décrit la "réalité". Or, nous ne savons pas ce qu'est la "réalité", nous ne la connaissons qu'à travers la description qu'en fait la physique!" (Lettre à Schröndinger, 19 juin 1935). Ou alors la réalité à laquelle confronter nos connaissances rationnelles correspond à ce qu'on perçoit d'elle, ce qui nous ramène au problème posé par les sens. Ce cercle vicieux de la vérification de nos connaissances au moyen de nos connaissances ou de nos sens suggèrent que nos connaissances au lieu de nous dire les choses comme elles sont, ne sont qu'une fiction dont nous sommes les auteurs et qu'on ne peut pas confronter à la réalité pour savoir si elle lui correspond vraiment, décrit ce qu'on appelle le solipsisme : l'enfermement dans sa subjectivité rationnelle. Il est donc permis de se demander si toutes les connaissances rationnelles ne sont pas que des fictions rationnelles. Et pourtant, cela ne nous empêche pas de nous prononcer sur bien des choses en étant persuadés de détenir des connaissances authentiques. Mais alors, comment est-il possible d'élaborer des connaissances si notre rapport immédiat ou réfléchi aux choses ne semble pas nous permettre de les connaître réellement ? Peut-on construire un rapport aux choses qui nous permettent de les connaître ? >>> De deux choses l'une : ou bien il est possible de connaître vraiment quelque chose, c'est-à-dire de construire avec les choses un rapport grâce auquel il est possible de les saisir comme elles sont, ou bien toutes les connaissances que nous pensons avoir de la réalité sont sans consistance et sans fondement. |