I ) Pour connaître, il faut rompre avec le
monde
sensible.
L'idéalisme objectif de Platon.
A )
La critique de la science sensation.
Dans le Théétète Platon
examine l'idée selon laquelle la connaissance procède
des sensations. Thèse qui consiste à soutenir, avec le sens commun, que
ce que nous connaissons, nous le connaissons par les sens. Pour
connaître, il n'y a qu'à percevoir.
Cette thèse est l'objet de deux
critiques de la part de Socrate / Platon.
Première
objection : le relativisme.
« Socrate - (...)
Sensation, dis-tu, voilà ce qu'est la connaissance ?
Théétète
- Oui.
-
Il se peut bien, en vérité, que, sur la nature de la connaissance, elle
ne soit pas méprisable, la thèse que tu viens d'énoncer ! Bien au
contraire, c'est la thèse même de Protagoras ; mais il a dit ces mêmes
choses d'une autre façon : « l'homme (déclare-t-il), en effet, à peu
près, est la mesure de toutes choses, de celles qui sont pour ce
qu'elles sont, et
de celles qui ne sont pas, pour ce qu'elles ne sont pas ». Car tu
as lu cela, je suppose ?
-
Je l'ai lu, et plus d'une fois !
-
Eh bien ! Est-ce qu'en quelque sorte il ne s'exprime pas de la façon
que voici : Telles «m'apparaissent » à moi les choses en chaque cas,
telles elles « existent » pour moi ; telles elles « t'apparaissent à
toi », telles pour toi elles « existent » ? Or, n'es-tu pas un homme et
n'en suis-je pas un moi aussi ?
-
Effectivement, ce sont ses expressions.
-
Il est improbable en vérité que radote un savant homme ! Suivons donc
de près sa pensée. N'arrive-t-il pas qu'au souffle
du même vent l'un de nous frissonne et non l'autre ? Que le frisson
chez celui-ci soit léger, et fort chez celui-là ?
-
Ah !
je crois bien !
-
Or, que dirons-nous alors de ce souffle de vent, envisagé tout seul
et par rapport à lui-même ? Qu'il est froid ou qu'il n'est
pas froid ? Ou bien en croirons-nous Protagoras : qu'il «est» froid
pour qui frissonne et ne l'«est » pas pour qui ne frissonne pas ?»
Platon,
Théétète (152 a - b)
Si la connaissance ou la science dépend
de la sensation, comme les sensations peuvent varier d'un individu à un
autre, chacun aura sa propre idée des choses qu'il perçoit. Autant dire
que chaque chose sera conçue d'autant de manières différentes qu'il est
possible de la percevoir.
Ce qui revient à dire : "A chacun sa vérité". Car, de cette manière, la
vérité devient purement relative à celui qui l'énonce. Or dans ces
conditions, il n'y a plus de vérité possible : on ne peut pas tous
avoir raison si nous ne sommes pas tous d'accord entre nous.
Cette critique de la science sensation
fait apparaître la nécessité de distinguer les apparences des choses de
ce qu'elles sont en elles-mêmes : si les apparences sont relatives, les
choses en elles-mêmes, ce sont les choses en tant qu'elles ne sont pas
relatives à celui qui les perçoit. Distinction qui à son tour indique
que ce qui est à connaître, ce ne peut être que les choses en
elles-mêmes et pas les apparences relatives des choses.
Par ailleurs, cette critique ne concerne
pas
que la thèse de la science sensation. Socrate/Platon rapproche
en effet cette thèse de la thèse de Protagoras selon laquelle
" l'homme est la mesure de toute chose, de l'existence de celles qui
existent
comme de la non-existence de celles qui n'existent pas".
Cette thèse, aux yeux de Socrate/Platon, pour lesquels "l'homme" ne
désigne pas l'homme en général mais les individus, signifie qu'on
confond les choses avec leurs apparences, qu'on les réduit aux
apparences qu'elles ont pour nous de telle sorte que ce qui existe,
c'est ce qui existe pour nous et que ce qui n'existe pas, c'est ce qui
selon nous n'existe pas. L'existence et la non existence des choses est
ainsi comme décidée par l'homme. Ce qui est, aux yeux de
Socrate/Platon, la forme extrême du relativisme : la réalité n'étant
que ce dont on pose l'existence, la vérité est nécessairement relative,
relative à ce dont on pose l'existence.
Deuxième objection :
le mobilisme.
Si la connaissance dépend des
sensations, elle est impossible pour une autre raison encore. Les
choses telles que nous les percevons sont en perpétuel changement :
immédiatement, ce qui nous est donné, ce sont des choses en devenir,
c’est le devenir qui emporte choses et déterminations sans cesse. Par
la perception, nous n’avons pas affaire à des objets clairement définis
et encore moins à des déterminations fixes, stables des objets. Le
monde sensible, c'est le monde du devenir.
En disant cela, Socrate/Platon retrouvent, en partie au moins, une des
thèses d'un penseur plus ancien, Héraclite pour lequel tout devient.
"Tu ne te baigneras jamais deux fois dans le même fleuve."
Or, si tout ce qui est devient, rien
n'est déterminé, et si rien n'est déterminé, il n’y a aucune
connaissance possible.
Pourquoi ?
1 - Si tout devient, rien n’est stable, immuable. Ce qui signifie donc
qu’aucun objet n’a de déterminations propres et nécessaires, mais que
tous deviennent sans cesse autres qu’ils sont. Tout ce que je peux
attribuer à un objet comme détermination, tout cela n’est ni nécessaire
ni universel. Je ne peux rien saisir qui dure et qui appartienne de
manière nécessaire aux objets, puisque si certaines déterminations leur
étaient nécessaires, ils les auraient toujours.
2 - Si tout devient sans cesse, je peux bien dire d'une chose qu’elle
admet telle ou telle détermination, seulement, elle ne les admet que
provisoirement et non pas nécessairement et de telle sorte
qu’à plus ou moins brève échéance, ce que
j’aurai soutenu ne correspondra à plus rien de réel.
3 - Si tout devient, les discours qui veulent saisir les déterminations
du réel doivent accompagner son devenir, donc devenir eux-mêmes, et
donc devenir autres qu’ils ne sont, donc cesser d’être des discours qui
disent quelque chose, qui disent ce qui est.
Ce qui a une conséquence remarquable : si le devenir est
inconnaissable, seuls des objets stables, immuables, aux déterminations
fixes sont connaissables.
Cette critique suggère la nécessité de
distinguer être et devenir et d'affirmer que ce qui est ne devient pas
et ce qui devient n'est pas. Ce qui est ne devient pas parce que être,
c'est être ceci ou cela, donc posséder des caractéristiques déterminées
et fixes. En revanche, devenir n'est pas être puisque ce qui devient
n'est pas quelque chose de fixe, mais pur mouvement.
Est-ce à dire que toute connaissance est
impossible ?
Oui si on pense que c'est par les sens
qu'on
connaît puisque les sens ne délivre que les apparences relatives
des choses et puisque le monde sensible est en devenir de telle sorte
qu'il est inconnaissable.
Mais qu'on ne puisse pas connaître le
monde sensible, cela ne signifie pas qu'on ne peut rien connaître du
tout. Pourquoi ? Parce que tout ce qui existe n'est peut-être pas
sensible, parce que le sensible ne correspond pas nécessairement avec
le
réel dans son ensemble. Et, par ailleurs, les sens ne constituent
peut-être pas le seul moyen de connaître quelque chose.
Ainsi donc, connaître quelque chose
reste possible si on parvient par un autre moyen que les sens à saisir
un objet stable. Mais par quel moyen ? Et en quoi peut consister un tel
objet ?
C’est à ces questions que Socrate/Platon
apporte une réponse.
B ) L'allégorie de la caverne.
Réponse allégorique à la question de
savoir si et comment il est possible de connaître quelque chose.
ALLEGORIE DE LA CAVERNE
- PLATON - Livre 7 de LA REPUBLIQUE.
"
- Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de
notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi
des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur
toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là
depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne
peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant
de tourner la tête, la lumière leur vient d'un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe
une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un
petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes
dressent devant eux, et au-dessus
desquelles ils font voir leurs merveilles.
-
Je vois cela, dit-il.
-
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des
objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes
et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ;
naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se
taisent.
-
Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
-
Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d'abord, penses-tu que dans une
telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de
leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de
la caverne qui leur fait face ?
-
Et comment ? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile
durant toute leur vie ?
-
Et pour les objets qui défilent n'en est-il pas de même ?
-
Sans
contredit.
-
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils
prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
-
Il y
a nécessité.
-
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un
des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre
qui passerait devant eux ?
-
Non par Zeus, dit-il.
-
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux
ombres des objets fabriqués.
-
C'est de toute nécessité.
-
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les
délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on
détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser
immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la
lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et
l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à
l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si
quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains
fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des
objets plus réels, il voit plus juste ? si, enfin, en lui montrant
chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à
dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les
ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les
objets qu'on lui montre maintenant ?
-
Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
-
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en
seront-ils pas blessés ? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux
choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières
sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?
-
Assurément.
-
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne, par force, qu'on lui
fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche
pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière
du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas
de ces violences ? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière,
pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer
une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
-
Il ne le pourra pas, répondit-il, du moins dès l'abord.
-
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région
supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le
plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se
reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après
cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune,
contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et
le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
-
Sans
doute.
-
A la
fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies
dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à
sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
-
Nécessairement, dit-il.
-
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui
qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde
visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il
voyait avec ses compagnons dans la caverne.
-
Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
-
Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y
professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité,
ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces
derniers ?
-
Si, certes.
-
Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils
avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif
le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient
coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher
ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition,
penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il
portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et
puissants ? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas
mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre
laboureur, et de souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses
anciennes illusions et vivre comme il vivait ?
-
Je suis de ton avis, dit-il, il préférera tout souffrir plutôt que de
vivre de cette façon là.
-
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille
s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par
les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ?
-
Assurément si, dit-il.
-
Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces
ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans
le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient
remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long),
n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant
allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est
même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les
délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs
mains et le tuer, ne le tueront-ils pas ?
-
Sans
aucun doute, répondit-il.
-
Maintenant, mon cher Glaucon, repris-je, il faut appliquer point par
point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde
que nous
découvre la vue au séjour de la prison, et la lumière du feu qui
l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région
supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères
comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te
tromperas pas sur ma pensée,
puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle
est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible
l'idée du bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut
percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de
droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible,
engendré la lumière et le souverain de la lumière; que, dans le monde
intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité
et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse
dans la vie privée et dans la vie publique." PLATON.
Quelques remarques en
guise de commentaire.
Une allégorie est une description ou une histoire qui est une métaphore
d'une thèse ou d'une idée. A ce titre, elle a une valeur didactique :
elle permet de faire comprendre sous une forme accessible une idée dont
la compréhension est difficile. Elle appelle donc deux lectures : une
lecture immédiate et une ou des interprétations de l'histoire à partir
de la lecture immédiate.
Les lieux. Il faut d'abord distinguer l'espace de la caverne et
le monde extérieur. Mais il faut aussi distinguer deux espace
au sein de la caverne : celui de l'écran que forme le fond de la
caverne sur lequel sont projetées les ombres et celui occupé
par les marionnettistes. A l'extérieur, il faut distinguer, de manière
analogique, les ombres et les reflets des objets des objets eux-mêmes.
Le feu dans la caverne est l'équivalent du soleil et la perception des
ombres au fond de la caverne et comparable à la perception des ombres
et des reflets des choses à l'extérieur.
Toutefois, on n'a simplement affaire à des espaces séparés et organisés
de manière identique. Tout est lié au soleil compris comme cause ou
comme condition de tout ce qui est, y compris donc de la caverne et ce
qui s'y trouve. Il donne sont unité à l'ensemble des lieux et des
choses qu'on y trouve.
La libération et la montée hors de la
caverne. Elle n'est ni spontanée, ni volontaire : un prisonnier est
détaché malgré lui et on le force à se lever, à regarder, à sortir de
la caverne. Curieusement, l'allégorie ne dit rien de celui qui fait
tout cela et de ses raisons. Notons toutefois que Platon/Socrate
introduit l'allégorie en abordant la question de l'éducation, ce qui
suggère que celui qui libère le prisonnier, c'est l'éducateur dont
chacun a besoin pour rompre avec l'opinion et devenir savant. Il faut
noter que tout ce qu'il accomplit est douloureux pour lui et que la
découverte de la réalité est progressive, qu'elle se fait par étapes,
en grande partie à cause de la souffrance que cette découverte
provoque. Nulle révélation soudaine et sereine : une découverte lente,
progressive et pénible. La descente s'accompagne elle aussi de
difficultés, liées à l'accommodation à l'obscurité
Les autres prisonniers. Certains d'entre
eux
ont formé une connaissance des ombres, basées sur le repérage de
certaines régularités. Ces connaissances sont à la fois valables en
cela qu'elles permettent de réaliser des anticipations avec succès et
dérisoires dans la mesure où elles ne portent que sur une part infime
de la réalité, injustement confondue avec la réalité dans son ensemble.
La confrontation entre le savoir de ces prisonniers et celle de celui
qui est revenu dans la caverne tourne donc nécessairement mais
injustement à l'avantage des premiers.
L'analogie. La clé de la lecture de
l'allégorie est l'analogie dont il est question à la fin du passage.
Nous sommes comparables aux prisonniers qui se trouvent au fond de la
caverne lorsque nous pensons que la réalité dans son ensemble se
confond avec le monde sensible. Notre monde sensible "à nous" n'est
analogiquement pas plus réel et pas plus étendu que les ombres que les
prisonniers observent et prennent pour la réalité elle-même.
Ce qui suggère que la réalité est beaucoup plus vaste que le seul monde
sensible mais aussi que le monde sensible n'est que peu de chose, n'est
qu'une réalité moindre par rapport à la totalité de ce qui est.
En outre, comme ce que nous prenons pour
la réalité en elle-même, c'est le monde sensible et que l'allégorie
suggère que la réalité est beaucoup plus vaste que le seul monde
sensible, cela suggère que la réalité qui nous échappe se trouve en
dehors du monde sensible. Elle n'est pas sensible, mais intelligible.
L'allégorie suggère donc d'une part que le monde sensible n'est pas
tout ce qui existe et même qu'il est peu de chose parmi tout ce qui
est, et, d'autre part que l'essentiel de ce qui existe n'est pas de
l'ordre du sensible, n'est pas percevable, mais est intelligible.
Qu'est-ce que ce monde intelligible ? En
quoi consiste-t-il ? En quoi peut-on dire qu'il est plus réel que le
monde sensible ?
Et avant même de savoir en quoi consiste
ce monde, comment comprendre le passage du fond de la caverne à la
réalité extérieure, de notre monde sensible au
monde intelligible ?
C'est à ces deux questions qu'il nous
faut répondre à présent.
C ) Pour connaître, il faut rompre avec les
opinions.
L'enseignement de Socrate.
On peut interpréter le passage du monde sensible à l'intelligible à la
lumière de ce que nous savons de l'enseignement de Socrate. Dans cette
perspective, la rupture avec la caverne, c'est-à-dire avec le monde
sensible est d'abord une rupture avec les pseudo-savoirs de l’opinion
et de l’empirisme qui repère des régularités dans le monde sensible.
Rompre avec le monde sensible, c’est rompre avec les opinions.
Pourquoi ? Parce qu’elles nous sont
inspirées par l’observation du monde (comme les opinions des
prisonniers qui ont repéré des régularités dans l'apparition des
ombres) ou parce qu'elles pensent trouver en lui de quoi être conforté,
des exemples qu'elles prennent pour des preuves.
Mais, si rompre avec le sensible, c’est finalement rompre avec les
opinions, comment est-il possible de rompre avec les opinions ? Par le
dialogue, par le dialogue tel que le pratique Socrate selon le
témoignage de Platon.
Qu'est-ce que le dialogue socratique ? Un dialogue est extérieurement
une conversation entre deux personnes. Mais une conversation n'est un
dialogue qu'à certaines conditions.
1- qu'il y ait une distribution des rôles, à laquelle procède toujours
Socrate pour commencer : l'un pose des questions, généralement Socrate,
l'autre lui répond. Un dialogue n'est pas fait de deux monologues
successifs : dialoguer n’est pas débattre. Débattre, c’est confronter
deux thèses constituées de telle sorte qu’elles se livrent un combat.
Il est vrai toutefois qu'un débat peut servir de point de départ à un
dialogue, mais dès qu'il commence, le débat cède la place à
l'enchaînement des questions et des réponses.
Il existe une parenté entre le dialogue et la réflexion ou le fait de
penser comme Platon le définit dans le Théétète : si penser, c'est
entretenir un dialogue en soi-même dans lequel tour à tour on
s'interroge et on se répond à soi-même, le dialogue est une réflexion
conduite à deux.
2- Si Socrate pose des questions, ce n'est pas comme l'ignorant
qui veut s'informer ou apprendre quelque chose auprès de son
interlocuteur. Les questions de Socrate visent au contraire à mettre à
l'épreuve les connaissances de son interlocuteur. Ses questions visent
à mesurer la valeur, c'est-à-dire la vérité, des savoirs de ses
interlocuteurs.
Cette pratique, Socrate lui donne, dans le Théétète, le nom de
maïeutique. Socrate la compare en effet au métier de sa mère qui était
sage-femme, la maïeutique étant le nom de l'art d'accoucher. Il se
compare à sa mère en cela que selon lui, son art consiste à accoucher
non pas les corps, mais les esprits des idées qui s'y trouvent. Et,
comme le faisaient les sages-femmes, à éprouver par ses questions les
idées qui sortent des esprits de ses interlocuteurs pour savoir si
elles sont viables, c'est-à-dire vraies ou fausses.
Comment se déroulent les dialogues avec
Socrate ? Ils ont pour point de départ une question du type :
"Qu'est-ce que ceci ?". Ex : Qu’est-ce que le beau, le pieux, le
courage,
la science, la vertu ?
Cette question ne se pose pas d’elle-même, elle est posée parce que la
réponse à cette question constitue un préalable nécessaire pour
répondre à une autre question qui elle posée plus spontanément. Ex :
Comment faire pour devenir vertueux ? Comment éduquer ses enfants de
telle sorte qu’ils soient courageux ? Est-ce que la vertu s’enseigne ?
C'est en vue de répondre à ces questions qu'il ne
pose pas toujours lui-même, que Socrate pose la question de savoir
de quoi on parle.
Or, en guise de réponse à cette question, le plus
souvent les interlocuteurs de Socrate propose des idées irréfléchies,
des idées toutes faites, des lieux communs ou des exemples. En un mot
des opinions. Par ses questions Socrate va conduire ses interlocuteurs
à s'apercevoir que ce qu'ils disent est irréfléchi, que cela ne
correspond manifestement pas à la réalité (inadéquation de l'opinion)
ou que cela est contradictoire (l'opinion a des conséquences
contradictoires entre elles ou avec elle-même).
Mais comme il ne suffit pas de réfuter
une opinion pour avoir une définition correcte ou pour répondre à une
question, il faut poursuivre le dialogue : reposer les mêmes questions
et inviter l'autre à proposer de nouvelles réponses qui tiennent compte
des objections antérieures et ainsi de suite. Chaque nouvelle réponse
est comme une hypothèse qu'il faut mettre à l'épreuve par des nouvelles
questions.
« Ils [les
dialecticiens] interrogent un homme sur les points dont il peut se
figurer qu'il parle pour dire quelque chose alors qu'il en parle pour
ne rien dire ; ensuite de quoi, ces opinions en tant qu'elles sont
celles d'individus dont la pensée est flottante, ils les soumettent
sans difficulté à un examen, et, les rassemblant dans leurs propos en
un même groupe, ils les mettent ainsi les unes contre les autres ;
puis, en faisant cela, ils font
voir qu'elles sont en même temps, sur les mêmes sujets, ayant
un même objet, en contradiction sous les mêmes rapports elles-mêmes
avec elles-mêmes. Ce que voyant, les personnes interrogées
se fâchent contre elles-mêmes, tandis qu'elles s'adoucissent
à l'égard d'autrui, et c'est justement de cette manière
qu'elles sont libérées des opinions puissantes et solides
dont leur propre esprit est investi.»
Platon,
Le Sophiste (230 b)
En espérant finir par trouver une réponse/définition satisfaisante
parce qu’inattaquable. Ultimement, il s’agit en effet d’atteindre une
réponse justifiée, c’est-à-dire fondée sur des raisons, et donc
impossible à réfuter et qui soit en même temps la définition de ce
qu'on cherchait à définir au départ. Tout le contraire d’une opinion,
qui elle ne se fonde que sur des observations partielles et qui donc ne
peut pas rendre compte d’elle-même par des raisons.
Cette description du dialogue tel que
Socrate le pratique, on peut le faire correspondre, dans l'allégorie, à
ce que fait celui qui délivre un prisonnier de ses chaînes pour
l'amener dehors vers la vérité.
Pas seulement parce que rompre avec les
opinions, c'est rompre avec le monde sensible et les perceptions sur
lesquelles elles reposent, mais aussi parce que cette rupture vise à
découvrir l'essence ou la nature des choses dont on parle. Or,
l'essence ou la nature des choses ne sont pas des choses perçues, mais
des choses conçues, qui n'ont d'existence que purement intellectuelle.
En somme, le but du dialogue est la saisie de quelque chose qui n'est
pas sensible, mais intelligible. Les dialogues invitent donc à passer
de la perception des choses sensibles à la conception ou l'intelligence
d'une choses purement intellectuelle, intelligible. Plus précisément,
le mouvement du dialogue invite à passer de la perception d'une
multiplicité de choses sensible à la fois semblables et différentes
auxquelles on donne le même nom à la saisie de l'unité purement
intellectuelle qu'est l'essence commune à toutes ces choses. Mouvement
par lequel on passe à la fois du multiple à l'un et du sensible à
l'intelligible.
On peut donc lire l'allégorie comme
l'image de la pratique socratique du dialogue.
Ce qui pour nous est de la plus haute importance, puisque cela nous
indique comment il est possible de connaître quelque chose au lieu d'en
être réduit à penser que rien ne peut être connu. On peut se passer des
perceptions et même on le doit pour
concevoir l'essence commune à plusieurs choses sensibles.
Seulement, cette lecture ne rend pas
compte de tous les aspects de l'allégorie. En particulier, elle ne dit
pas comment il faut comprendre l'idée selon laquelle le monde sensible
ne serait que peu de chose comparé au monde intelligible, ni en
quoi consiste au juste ce monde intelligible.
A moins de considérer que l’on n’a pas
fait que découvrir des définitions verbales ou mentales seulement, mais
qu'à chaque définition correspond quelque chose de
réel.
D ) L'Idée comme objet.
Ce que
Platon ajoute à l'enseignement de Socrate.
Platon pose que cette définition qui
cerne l’essence d’une chose correspond à une chose, un objet comme tel,
à savoir une idée, mais une idée en tant qu'elle est objective. Or, cet
objet, cette chose ne se trouve pas dans le monde sensible, puisqu’ils
ne sont pas observables au sein du sensible. Dans le sensible, on ne
trouve qu’une multiplicité de choses qui ont pour caractéristique
commune telle ou telle qualité, comme la beauté, mais rien qui soit le
beau en soi.
Rq : on peut poser de tels objets que
l’on parviennent ou non à des définitions solides, dans la mesure où il
suffit de chercher de telles définitions pour pouvoir poser un objet
comme ce qui correspond à cette définition, qu’on la trouve ou non.
Ainsi la réalité n'est pas faite
seulement du monde sensible, elle est faite aussi du monde des Idées ou
monde intelligible qui est saisit par nous, non pas par les sens,
mais par l'esprit. Dans l'allégorie, le monde sensible correspond
à la caverne tandis que le monde intelligible correspond à
la réalité sensible qui se trouve à l'extérieur
de la caverne. Et même, le monde intelligible est plus réel
que le monde sensible selon Platon. Il ne faut décidément
pas confondre le réel avec le tangible.
Le comprendre, c'est-à-dire admettre que
le sensible n'est pas tout et donc admettre qu'aux définitions de
l'essence d'une chose ou d'une qualité correspond quelque chose de
réel, une Idée, une Forme ou Essence objective, suppose ce que Platon
appelle une conversion de l’âme, qui doit tourner son regard du
sensible vers l’intelligible, du bas vers le haut, des choses sensibles
et en devenir vers les Essences immuables et intelligibles.
Ce qui signifie que la distinction entre
opinion et science est redoublée et fondée sur une autre opposition,
relative à la réalité entre deux mondes : le visible et l'intelligible,
le premier existant pour les sens, le second pour l'esprit seulement.
Cette thèse est exposée au livre VI de la République.
"--- Comprends donc que,
comme nous le
disons, il existe ces deux êtres : l’un règne sur le genre et
le lieu intelligibles, l’autre sur le globe de l’oeil - pour ne pas
dire notre
globe, car tu m’accuserais de jouer sur les mots. Tu tiens donc bien
ces
deux aspects, le visible, l’intelligible ?
—
Oui.
—
Alors compare-les à présent à une ligne qu’on a sectionnée en deux
segments inégaux ; sectionne à nouveau chaque segment selon la même
proportion (celle qui avait permis d’obtenir un segment pour le genre
visible, l’autre pour le genre intelligible). En raison du degré de
clarté et d’obscurité relatives, tu auras comme première section dans
le monde visible les images. J’entends par images d’abord les ombres,
ensuite les reflets qui se composent à la surface de l’eau et de tous
les corps compacts, lisses et brillants, et toute réalité de même
sorte, si tu comprends ce que je veux dire.
—
Je comprends.
—
Pose
à présent la deuxième section, celle dont la première est l’image :
elle comprend les vivants qui nous entourent, et tout ce qui pousse, et
le genre complet des objets fabriqués.
—
Je la pose.
—
En ce cas es-tu disposé à admettre que, lorsqu’on divise selon la
vérité ou son absence, on a la proportion suivante : ce
que l’opinable est au connaissable, l’image l’est à ce dont elle est
l’image?
—
J’y suis tout disposé.
—
Examine maintenant de quelle façon on doit couper aussi la partie
intelligible.
—
Comment ?
—
Ainsi dans l’une des sections, l’âme est contrainte au cours de sa
recherche d’utiliser comme autant d’images les originaux de la section
précédente, procédant à partir d’hypothèses non pour remonter à un
principe mais pour aboutir à une conclusion. Dans l’autre section en
revanche, l’âme, allant d’une hypothèse jusqu’à un principe
anhypothétique sans se servir d’images comme elle le faisait dans la
section précédente, se fraie un chemin à travers les Formes à l’aide
des seules Formes.
—
Je ne comprends pas suffisamment ce que tu veux dire.
—
Eh bien, recommençons. Tu comprendras en effet plus facilement quand je
t’aurai d’abord expliqué ceci : tu sais, je pense, que ceux qui
s’occupent de géométrie, de calcul et de sujets de cet ordre
posent par hypothèse l’impair et le pair, les figures géométriques, les
trois espèces d’angles et toutes les choses apparentées à celles-ci
selon la discipline concernée. Posant ces hypothèses comme s’ils en
avaient un savoir, ils opèrent à partir d’elles et ne jugent plus
nécessaire d’en chercher le fondement dans une discussion avec
eux-mêmes ni avec d’autres, comme si elles étaient évidentes pour tous
; les prenant pour point de départ,
ils parcourent alors le reste de leur recherche pour, en restant
cohérents avec eux-mêmes, finir par démontrer la proposition qu’ils
s’étaient donné au départ comme tâche d’examiner.
—
Certainement, cela au moins je le sais.
—
Alors tu dois savoir aussi qu’ils se servent de formes visibles et que,
à propos de ces formes, ils élaborent des raisonnements, bien que ce ne
soit pas sur ces formes visibles qu’ils raisonnent mais sur ce dont ces
formes visibles sont les images ; lorsqu’ils raisonnent, c’est en
visant le Carré en soi, la Diagonale en soi et non pas la diagonale
qu’ils tracent, et il en va de même de tout le reste. Tout ce qu’ils
façonnent et qu’ils tracent et dont il y a à la fois ombre
et reflet à la surface des eaux, ils s’en servent à leur
tour comme si c’étaient des images, quand ils cherchent à
voir les réalités qu’on ne peut saisir autrement que par
la raison.
—
C’est vrai.
—
En cela consiste donc le premier aspect de l’intelligible dont je te
parlais ; en lui l’âme est contrainte d’user d’hypothèse pour conduire
sa recherche, elle ne remonte pas jusqu’au principe, car elle est
impuissante à dépasser le niveau des hypothèses. Enfin elle se sert des
originaux, dont les réalités inférieures étaient les images, comme si
c’étaient à leur tour des images (car par comparaison avec leurs
reflets, elle juge ces objets plus clairs et les estime en
conséquence).
—
Je comprends : tu parles de la géométrie et de tous les arts qui lui
sont parents.
—
Alors comprends maintenant ce que j’entends par l’autre section de
l’intelligible, celle que le discours seul, grâce à sa puissance
dialectique, peut atteindre, traitant ses hypothèses non pas comme des
principes mais réellement comme des hypothèses, c’est-à-dire comme des
points d’appui permettant de s’élancer afin d’aller, dans la direction
de ce qui n’est plus hypothétique, jusqu’au principe du tout ; l’ayant
saisi, le discours, dans une démarche inverse de
la précédente, s’appuie sur ce qui découle de ce
principe et redescend ainsi jusqu’à la conclusion sans faire d’aucune
façon usage de rien de sensible, mais, en se servant des seules
Formes pour circuler à travers les Formes, c’est finalement à
des Formes qu’il aboutit.
—
Je comprends, mais peut-être pas suffisamment, car il me semble que tu
parles d’une énorme tâche : à l’évidence tu veux distinguer, parce
qu‘elle est plus claire, cette partie de l'être et de l’intelligible
vue par la science dialectique de celle qu‘atteignent ce que nous
appelons «connaissances techniques» ; ces dernières font de leurs
hypothèses des principes et, bien que ceux qui les étudient soient
contraints de se servir de la raison et non pas des sensations,
cependant, comme ils ne conduisent pas leur recherche en remontant vers
un principe mais seulement en s‘appuyant sur des hypothèses, ils te
semblent ne pas avoir véritablement l’intelligence de leurs objets, qui
pourtant sont intelligibles à condition d’être accompagnés de leur
principe. Et il me semble que ce mode de pensée des géomètres et des
savants de même genre, tu l'appelles raison et non pas intelligence,
car la raison est quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion et
l'intelligence."
Platon,
La République, Livre VI, 509d, 511e.
Commentaire :
Objet et état de l'âme.
A chaque section de la ligne
correspondent un objet et un état de l'âme.
Au sensible correspond l'opinion, à
l'intelligible la pensée.
Le
sensible, c'est ce que
nous percevons par les sens - tout particulièrement par la vue
- ce que nous prenons pour la réalité, pour la seule réalité et pour ce
qui est incontestablement réel.
L'intelligible, c'est ce que nous pouvons penser mais pas percevoir.
L'intelligible ne se réduit pas à être une représentation dont nous
sommes les auteurs et qui n'existe que dans notre esprit :
l'intelligible est posé comme une part de ce qui est, de la réalité
comme telle.
Le découpage et donc double et parallèle
: il y a d'abord un découpage du réel qui fait apparaître qu'il est
plus vaste que avec quoi on le confond généralement, à savoir le
sensible, et, une distinction correspondante entre deux manières
d'appréhender les choses : les sens et l'esprit.
Les autres découpages de la ligne reposent sur des analogies,
c'est-à-dire des comparaisons entre des rapports. Analogie entre la
coupure en deux parties de la partie sensible (image et choses
sensibles) et de la partie intelligible (objets mathématiques et
Idées). Analogie entre le rapport images / choses sensibles, au sein du
monde sensible, et le rapport figures géométriques sensibles / objets
véritables des mathématiques, à savoir des idées, entre le monde
sensible et le monde intelligible. Cette analogie, précisément parce
qu'elle articule le monde sensible et le monde intelligible, est
fondamentale.
Le sensible et l'opinion.
Aux images, reflets et aux ombres
correspond
la conjecture, l'imagination mais en tant qu'elles sont ignorées comme
telles, en tant qu'on est dans l'illusion de la réalité.
Précisons que vaut comme image tout ce
qui est à la ressemblance d'une chose : pas seulement les reflets ou
les ombres, mais aussi par exemple un dessin (mais aussi une
photographie, un reportage filmé…). L'image, c'est ce qui représente
une chose sans se confondre avec elle et sans qu'on sache jusqu'à quel
point elle lui est fidèle. S'en remettre aux images comme moyen de
connaître les choses, c'est confondre la ressemblance, l'évocation avec
l'identité et faire une confiance injustifiée à la justesse des images.
Aux êtres vivants et aux objets
fabriqués correspond la conviction, la certitude d'être dans le vrai,
d'avoir affaire au réel. On peut se fier à la chose comme telle, à ce
qu'on en voit beaucoup plus qu'à une image de la chose.
On est du côté de l'opinion, parce que
toute connaissance qui se fonde sur le monde sensible a peu de valeur à
la fois parce que le monde sensible, étant en devenir, est
inconnaissable, et parce que l'état d'esprit de celui qui pense
connaître par les sens est un état d'irréflexion, un état dans lequel
on a vite des certitudes.
L'intelligible et la pensée.
Textuellement, aux objets rationnels, comme les objets mathématiques,
correspond la raison et aux formes intelligibles correspond
l'intelligence, la science ou la dialectique.
Pourquoi est-il question des
mathématiques ?
Les mathématiques. La géométrie joue un rôle central dans l'affirmation
de l'intelligible. Elle est la clé
qui ouvre à l'intelligible.
Les mathématiciens en effet tracent des
figures géométriques qu'on peut percevoir, qui donc appartiennent au
monde sensible. Mais ces figures ne sont pas l'objet des démonstrations
géométriques : lorsqu'on démontre quelque chose, cela ne concerne pas
la figure tracée, mais une figure géométrique dont la figure tracée
n'est que l'image ou le reflet. Le carré qu'on trace figure le Carré en
soi, n'est qu'un reflet, un exemplaire singulier, fugace et dérisoire
du Carré en soi. Or, le Carré en soi, si on peut en tracer une image
existe d'abord non pas pour les yeux, mais pour l'esprit. Il est
intelligible : on peut le penser, il
existe pour la pensée. On se sert donc de figures géométriques
sensibles comme d'images qui sont le reflet de réalités qui ne sont pas
sensibles, mais intelligibles.
Les objets des mathématiques ne sont pas
les figures sensibles, mais des réalités non pas abstraites mais plutôt
intelligibles. Elles seraient abstraites si elles n'avaient qu'une
existence psychologique ou intellectuelle. Or, elles ne peuvent pas
exister que pour nous, elles existent aussi en elles-mêmes parce que
les propriétés que possèdent les objets géométriques s'imposent à nous
de manière contraignante et nécessaire, dans les démonstrations, tout
comme s'impose à nous la dureté de la pierre. Voilà qui montre qu'il
est parfaitement possible
et sensé de dire qu'il existe des choses qui existent réellement sans
être percevables. Les idées mathématiques sont en effet à la fois bien
réelles et impossibles à percevoir, sinon à travers des images
imparfaites. Ce sont donc à la fois des idées pour nous et des idées en
elles-mêmes, des idées/objets, des réalités mentales et des réalités
indépendantes de nous.
Mais ce n'est pas tout : ces réalités ont des caractéristiques
remarquables : les idées mathématiques sont, à la différence de leurs
images sensibles, immuables, étrangères au devenir, éternelles. C'est
pour cela qu'elles sont l'objet d'une connaissance authentique : on ne
peut connaître que ce qui ne devient pas, que ce qui est immuable. Les
idées mathématiques permettent donc de comprendre quel type d'objet
peuvent être l'objet d'une connaissance authentique. C'est en cela que
les mathématiques sont la clé de l'intelligible.
Toutefois, les mathématiques n'occupent
qu'une place subordonnée au sein de l'intelligible. Pourquoi ?
Les géomètres font des déductions, des démonstrations, découvrent les
propriétés de telle ou telle figure. Mais pour pouvoir le faire, il
leur a fallu commencer par définir ces figures et quelques règles de
raisonnement. Ce sont pour eux des points de départ nécessaires puisque
par eux ils se
donnent leurs objets et les moyens de les penser. Ces points de départ
sont ce qu'on appelle aussi des principes, lorsqu'on veut signaler
qu'ils
sont premiers, qu'il n'y a rien avant, ni de plus simple, ni qui
permette
de les démontrer, ou qu'on appelle des définitions et des
axiomes, pour la géométrie seulement, pour parler de l'ensemble
déterminé de propositions précises dont on part pour
construire toute la géométrie.
Or, Platon au lieu de penser comme les mathématiciens que ces points de
départ sont des principes, il considère qu'ils ne sont que des
hypothèses. C'est-à-dire des propositions dont la vérité n'est pas
établie et donc qui n'est pas
certaine et dont aussi on pourrait rendre raison à partir de
propositions logiquement antérieures.
C'est pour cette raison que Platon peut
dire
que les mathématiciens n'ont pas l'intelligence de leurs objets
: ils ont certes raison, mais au fond sans savoir pourquoi.
RQ : Ce qui est dit des mathématiques
vaut pour toutes les démarches intellectuelles qui reposent sur
des principes qui sont simplement posés et qui pour avancer a besoin
d'images empruntées à la réalité sensible. Bien
des raisonnements ordinaires sont de cette nature. Mais ce n'est pas
vrai
des sciences expérimentales où les hypothèses sont
conçues comme telles et demandent à être testées. Toutefois, en tant
qu'elles sont mathématiques et en tant qu'elles formalisent,
objectivent, modélisent la réalité empirique au moyen de concepts
décrivant des entités qui ne sont pas directement vérifiables, on peut
dire qu'elles emploient elles aussi des hypothèses dont elles se
servent comme de principes. Il n'en reste
pas moins vrai que tout modèle est révisable et peut être
remplacé par un autre, ce qui veut dire qu'ils ne sont pas tenus pour
vrais absolument parlant.
Les formes intelligibles.
La géométrie permet de comprendre que le
réel est plus vaste que le sensible, qu'il existe des Idées qui ont la
consistance d'objets. Or, ce qui est vrai des formes géométriques l'est
de toutes les choses sensibles et de leurs propriétés selon Platon.
Les Idées ou Formes sont l'unité réelle
et intelligible d'une multiplicité de choses sensibles.
Dans le monde sensible, il existe une multitude de choses que nous
appelons des triangles par exemple. Mais cette multiplicité de
triangles n'est pas irréductible : précisément, ces triangles, aussi
divers soient-ils, forment une ensemble qui a une unité : l'ensemble
des triangles précisément. Cet ensemble doit son unité à cela qu'ils
ont tous en commun de répondre à la même définition, d'avoir donc la
même essence. Mais Platon va plus loin : ils doivent leur unité à cela
qu'ils sont tous à l'image d'une chose purement intelligible qui est le
triangle en soi.
De même, lorsque nous disons d'une chose qu'elle est belle, elle ne
l'est pas seulement parce que nous le disons (beauté subjective), ni
parce qu'elle possède une caractéristique définie par ailleurs comme
étant la beauté (beauté conceptuelle), mais parce qu'elle a en elle
quelque chose de la beauté en soi, présente en toutes les belles choses
et sans laquelle rien ne serait beau et sans laquelle on ne pourrait
par dire de toutes les choses qui sont belles ont la beauté en commun.
L'opposition entre l'un et le multiple
joue donc à deux niveaux : à un niveau intellectuel en tant que la
multiplicité des choses sensibles plus ou moins semblables appelle la
découverte de l'unité d'une définition commune. La multiplicité des
triangles nous engage à leur donner
une définition commune et unique. A un niveau réel ou ontologique en
tant que la multiplicité des choses sensibles renvoie à l'unité d'une
Forme qui en est le modèle commun ou qui est présente en elles. La
multiplicité des triangles imparfaits et fugaces dans le monde sensible
en devenir est faite des copies imparfaites de l'Idée unique et
intelligible de triangle.
Objectivation des définitions : de l'essence à l'Idée.
« - Toutes ces essences
que nous définissons en disant qu'elles existent en soi, dans nos
demandes comme dans nos réponses, sont-elles toujours les mêmes et de
même, ou tantôt d'une et d'une autre façon ? L'égalité en soi, la
beauté en soi, chaque chose en soi en son être réel, admet-elle jamais
un changement, quelque léger qu'il soit ? ou bien, chacune de ces
essences étant par elle-même uniforme, est-elle toujours de même et la
même sans jamais admettre nulle part en aucune manière la moindre
altération ?
-
Il est nécessaire, Socrate, répondit Cébès, qu'elle reste la même de la
même façon.
-
Mais
que dirons-nous de ces multiples belles choses, hommes, chevaux,
vêtements et d'autres de même nature, que l'on qualifie de belles ou
d'égales, et qui portent le même nom que leurs essences ? Restent-elles
les mêmes, ou ne sont-elles pas tout le contraire de ces essences, de
sorte que, pour le dire en un mot, jamais elles ne restent les mêmes,
ni par rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres ?
-
Il en est ainsi, répondit Cébès ; jamais ces choses ne demeurent les
mêmes.
-
Or, ce sont là des choses que tu peux toucher, voir ou sentir par
quelque autre sens. Mais comment pourrais-tu, et par quel autre moyen
que la
pensée réfléchie, atteindre celles qui sont toujours
les mêmes ? Elles sont invisibles en effet, et ne tombent pas sous
les
yeux.
-
Tu parles absolument, répondit Cébès, selon la vérité.
-
Veux-tu donc, continua Socrate, que nous posions en deux catégories les
choses qui existent : l'une, comprenant les visibles l'autre les
invisibles ?
-
Posons-les, dit Cébès.
-
Dans
la catégorie des choses invisibles seront celles qui sont toujours les
mêmes ; dans celle des visibles, celles qui jamais ne sont les mêmes ?
-
Posons encore ceci, répondit Cébès. »
Platon,
Phédon (78-79)
L'intelligible : la raison et l'intelligence. La
dialectique.
La différence qui existe entre les deux sous-sections de
l'intelligible, entre la raison et l'intelligence, est liée à
l'usage ou non d'images sensibles : soit on s'en sert pour penser,
comme
en géométrie, soit on ne s'en sert pas du tout pour penser.
Ce qui les distingue, c'est moins les objets que la manière de les
penser : la raison est déductive, l'intelligence dialectique. Déduire,
c'est tirer des conséquences logiques de points de départ tenus pour
vrais. C'est ce que font les mathématiciens à partir de leurs
définitions et axiomes. La dialectique, elle, n'est pas de cet ordre.
L'intelligence se sert de la puissance dialectique, de la dialectique
lorsqu'elle pense au sens strict, c'est-à-dire se pose des questions et
y apporte des réponses. C'est-à-dire lorsqu'elle fait en elle-même et
seule ce que Socrate fait avec
ses interlocuteurs. La dialectique est ici l'intériorisation de
la pratique socratique du dialogue, à moins que les dialogues ne
soient la dramatisation de la pensée en acte.
Elle se sert de la puissance dialectique
lorsqu'elle cesse de se tourner vers le monde sensible, le multiple en
devenir, pour tâcher de saisir simultanément une essence et une Forme.
Il ne s'agit pas seulement, comme le fait Socrate, de rompre avec les
opinions pour atteindre une définition satisfaisante de ce dont on
parle.
Il s'agit de rompre avec le multiple en devenir du monde sensible pour
saisir, à travers la définition d'une essence, un quelque chose qui
s'appelle une Forme ou une Idée. La dialectique qui avec Socrate
était essentiellement un moyen de parvenir à rompre avec
les opinions et à produire des définitions indiscutables
des choses dont on parle devient avec Platon un moyen d'exploration de
l'intelligible, de saisie des Formes ou Idées. La différence
tient à cela qu'une définition, à elle seule, est
un produit de l'esprit tandis qu'une Idée, une Forme a une existence,
un être propre, indépendamment de la conscience qu'on en a.
La raison et l'intelligence se distinguent donc comme se distinguent
déduire et penser/rechercher l'unité du multiple et le multiple au sein
même de l'unité.
Rq : Si bien que rien n'empêche de dire que tout l'intelligible et pas
seulement les objets mathématiques peuvent être les objets de la
raison, mais ils ne seront jamais que des hypothèses pour elle, y
compris la plus importante d'entre elles. C'est la manière de le penser
qui détermine le statut de l'intelligible. Il n'y
a pas à proprement parler deux types d'objet intelligible comme
il y a deux types d'objet sensible (ce qu'on peut discuter aussi : une
chose
peut aussi être tenue pour un signe et un signe aussi être tenu
pour une chose).
L'anhypothétique.
Dès que, 1. On cesse de traiter des
hypothèses comme des principes, pour les penser comme elles sont, 2. On
ne se sert plus d'images sensibles pour penser un objet d'abord
intelligible, mais qu'on ne sert plus que du discours, des mots pour le
faire, alors on se sert de la puissance de la dialectique ou de
l'intelligence pour tendre vers
ce qui n'est pas hypothétique, mais principe authentique.
La dialectique ne sert pas seulement à
explorer l'intelligible, elle est le moyen de remonter des hypothèses à
l'anhypothétique. A la différence de la raison, l'intelligence ne
s'appuie pas sur des hypothèses qu'elles posent comme des principes,
elle cherche un vrai principe, c'est-à-dire une Idée véritablement
première et fondatrice, mais qui, en tant qu'Idée est aussi cause ou
origine des autres. Ce principe, c'est le Bien, Idée et principe de
toutes les Idées. Elle correspond au soleil dans l’Allégorie de la
caverne.
PBM : Cf. Dixsaut : soit c'est l'Idée
de Bien qui est anhypothétique, soit c'est la distinction première et
sans cesse réaffirmée entre opinion et science, c'est-à-dire entre
affirmation incapable de rendre compte d'elle-même et discours qui
affirme quelque chose tout en rendant compte de lui-même. En effet,
c'est cette distinction qui est le moteur de la dialectique et qui
détermine le terme de ses efforts. En même temps, sans l'Idée de Bien
qui permet de savoir à quoi est bon ce qu'on sait, aucun
savoir n'est fondé.
Remarquons aussi que cela ne vaut que
sur le
versant gnoséologique, pas en ce qui concerne la question de savoir
qu'elle est l'Idée qui est cause des autres.
Conclusion
: la science est possible.
Or, poser des idées comme objets, des
choses qui correspondent aux définitions mais qui sont en dehors
du monde sensible, c’est poser des objets qui ont tous les caractères
du connaissable : parce qu’ils ne sont pas du monde sensible, parce
qu’ils ne sont pas sujet au devenir dans la mesure où une idée de
quelque chose reste toujours identique à elle-même, parce qu’ils ne
sont pas relatifs à nous parce qu’ils ne sont pas sensibles, mais
intelligibles et donc en soi et non pour nous, parce qu’enfin ils ne
sont pas des singularités au sein d’une multiplicité, mais des objets
tous uniques et exemplaires.
Rq : Il faut en effet distinguer le singulier, qui est exemplaire
particulier d’une multiplicité d’objets proches et dissemblables, de
l’unicité qui est singularité dans son genre, sans rien de semblable ou
même de proche. De sorte qu’il n’y a que ces objets qui parce qu’ils
ont tous ces caractères qui soient connaissables absolument parlant.
On peut donc dire que la connaissance est impossible si elle a pour
moyen les sens et le monde sensible pour objet, mais qu'elle est
possible si elle emploie la dialectique, donc la raison comprise comme
puissance de penser sans le secours d'images et selon des principes et
si elle
a l'intelligible pour objet.
Tout est-il réglé pour autant ?
E ) Comment s’articulent le
sensible et l’intelligible ?
Un monde ou bien deux ?
La thèse de Platon n'est pas sans poser
des problèmes que Platon est le premier à identifier d'ailleurs, dans
le Parménide notamment. Le problème essentiel peut
se poser dans les termes suivants : existe-t-il deux mondes ou bien un
seul ? Il existe deux mondes si on distingue et oppose le monde
sensible
et le monde intelligible, un seulement si sensible et intelligible ne
forment qu'un monde. Ces deux lectures sont à la fois possibles et
incommodes.
Deux mondes :
On peut tout d'abord penser que Platon affirme l'existence de deux
mondes distincts, que le monde des Idées est séparé du monde sensible.
C'est ce que semble indiquer l'allégorie
: elle ne présente pas seulement une image de la rupture avec les
opinions et avec le sensible, elle pose l’existence d’un monde
intelligible, du monde des Idées, d’un autre monde que le monde
sensible.
Cette lecture de l'allégorie est
confirmée par l'interprétation que nous en avons faite. Rompre avec les
opinions et/ou rompre avec le sensible, c’est passer du constat
empirique de l’existence d’une multiplicité en devenir d’objets qui
pour certains ont des caractéristiques communes, comme la beauté par
exemple.
Une fois cette caractéristique commune définie (par exemple,
l'essence de la beauté) et une fois cette essence objectivée,
c’est-à-dire tenue pour un objet comme tel, mais non sensible (l'Idée
ou Forme de beau en soi), on en vient à affirmer l'existence de deux
mondes : celui où l'on rencontre des objets sensibles en devenir
et celui où se trouvent les Idées ou Formes de ces objets
ou de leurs caractéristiques.
Selon cette perspective, en outre, les deux mondes ne sont pas d'égale
importance : le monde intelligible est plus vaste, plus réel et plus
consistant que le monde sensible. Le monde des Idées est réellement
réel, le seul qui soit vraiment, tandis que le monde sensible est lui
un quasi non-être par rapport à lui.
Cette lecture de l'œuvre de Platon
présente l'avantage de bien séparer le devenir sensible inconnaissable
comme tel du monde intelligible qui lui est connaissable.
En somme, partis à la recherche d'objets
connaissables, nous aboutissons non seulement à déclarer que seuls les
Idées comme objets sont connaissables, mais aussi à les déclarer les
seules à être vraiment.
Seulement, si les Idées sont des Formes
séparées des objets du monde sensible, elles n'en sont
pas moins des Idées qui expriment l'essence des choses sensibles
ou de leurs caractéristiques. Donc, elles sont à la fois
séparées du monde sensible et liées à lui.
Séparées comme objets, comme Formes, mais liées en
tant qu'essence.
En effet, le monde sensible ne peut pas être sans aucun rapport avec
les Idées.
Car s'ils étaient séparés, on ne pourrait pas passer de la perception
des choses sensibles à la conception des Idées qui leur correspondent.
On ne pourrait pas penser l'Idée de Beau si aucune chose belle n'avait
été perçue. C'est à partir des belles choses vues qu'on peut commencer
à se faire une idée de ce qu'est le beau, de l'essence du beau.
Le passage intellectuel de l'un à l'autre implique l'existence d'un
lien réel entre la beauté sensible et la beauté intelligible. Il ne
pourrait pas y avoir de belles choses à voir si elles n'avaient aucun
rapport avec l'Idée de beau. Ce lien,
on peut le concevoir comme un lien de modèle à copie : les
choses sensibles sont les images ou les reflets des Idées ou Formes.
On peut aussi le penser sous la forme d'une présence réelle
des Idées dans les choses, d'une participation des Idées
aux choses. Dans cette perspective, on peut comprendre pourquoi le
monde
sensible est moins consistant que l'intelligible : les Idées sont
plus réellement réelles que les choses dont elles sont les
idées, que les choses qui sont à leur image au sein du sensible,
que les choses sensibles en lesquelles elles sont présentes.
Mais quoiqu'il en soit de ce lien, il
est nécessaire qu'il existe et donc que les deux mondes ne soient pas
totalement séparés. Sinon l'intelligible ne pourrait pas être découvert
ou s'il l'était, les Idées ne seraient les Idées de rien. Si elles sont
pensées et pensées comme Idées de quelque chose, elles sont liées à ce
dont elles sont l'Idée.
Dit d'une manière plus technique :
objectiver les essences en les posant comme Idées ou Formes conduit à
relativiser le monde sensible, c’est-à-dire 1) à le déclarer d’une
moindre consistance ontologique, mais aussi 2) à le subordonner au
monde intelligible, à le rendre relatif à lui, puisque le monde
sensible doit sa maigre consistance aux Idées dont il est le reflet.
Or, en relativisant ainsi le monde
sensible,
le monde intelligible se lie à lui.
Conclusion : on
soutient d’un côté que les Idées sont des réalités en elles-mêmes,
séparées du sensible (l’Idée de Beau n’est pas la même chose que les
belles choses, elle s’en distingue comme l’un du multiple), mais de
l’autre on soutient que les Idées sont présentes dans le sensible,
c’est-à-dire qu’elles ne sont pas des réalités en elles-mêmes, mais
aussi des réalités présentes en autre chose (l’Idée de Beau est
présente dans les belles choses sans quoi elles ne seraient pas
belles). Ce qui est contradictoire : les Idées ne peuvent pas exister
en elles-mêmes et en autre chose simultanément.
Si elles sont en soi, elles ne sont pas
en autre chose qu’elles-mêmes, donc, elles ne peuvent pas être
présentes dans le sensible. Or, il y a des choses belles! Si elles sont
présentes en autre chose qu’elles-mêmes, alors elles ne sont pas en
soi, mais si elles ne sont pas en soi, elles ne se distinguent pas du
multiple et du devenir, donc, elles ne sont pas du tout.
Rq : ce n'est pas le seule objection que
l'on peut faire contre la lecture qui affirme l'existence de deux
mondes. On peut aussi, comme le fait Parménide, faire remarquer à
Socrate/Platon que si le monde des Idées a son reflet dans le monde
sensible, alors toutes les choses doivent avoir leur idée, y compris la
crasse,
la boue et les rognures d'ongles…
Du coup, on peut être amené à dire qu'il n'y a pas deux mondes, mais un
seul.
Un seul monde :
On peut, pour éviter la contradiction
de la lecture des Idées séparées, soutenir qu'il
n'y a pas de monde intelligible, que les Idées ne forment pas un
monde à part ou pas. Ce qui veut dire qu'elles ne sont pas des objets
séparées du monde sensible, mais des réalités mentales qui nous
permettent de penser le sensible. L'intelligible ne correspond pas à un
monde séparé, il est ce qui rend
le monde sensible intelligible, c'est-à-dire connu. Comment ? Par
la connaissance de l'essence d'une chose ou d'une caractéristique
propre à plusieurs choses.
Dans cette perspective, le monde des
Idées est une image qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre,
mais comprendre comme l'expression de la nécessité de se détourner des
sens et de s'en remettre à la seule puissance dialectique du discours
pour connaître les choses comme elles sont.
L'ennui, avec cette lecture de Platon,
c'est
qu'elle conduit à relativiser la portée de nombreux passages
dans lesquels les Idées sont présentées explicitement
comme des objets qui forment un monde dont la consistance ontologique
est incomparablement plus grande que celle du monde sensible.
En outre, si les Idées ne sont que des
réalité mentales, alors elles risquent de perdre leur universalité, de
varier d'un homme à un autre ou d'être en perpétuelle transformation,
c'est-à-dire relatives et en devenir, ce qui ne leur permettraient pas
d'être des connaissances.
On le voit, les deux lectures ne vont
pas sans poser des problèmes.
RQ : Ces problèmes vont opposer au sein
de la tradition platonicienne ceux qui soutiendront que les Idées sont
en soi et non en autre chose, qu’elles sont le réellement
réel et ceux qui soutiendront qu’elles ne sont pas des objets,
mais des représentations subjectives.
L’enjeu ? Il est double : comment connaître et quel est le statut des
représentations ? Qu’est-ce qui est réel, réellement réel ?
Le conflit va atteindre son paroxysme
pendant le Moyen-Age avec une querelle qui va opposer les platoniciens
orthodoxes, mais incompréhensibles, aux nominalistes, qui vont être
à l’origine d’une révolution épistémologique
méconnue, mais décisive. Cette querelle, c’est la querelle
des universaux. Les universaux, ce sont des termes généraux
qui ne correspondent à aucune réalité sensible,
mais qui permettent de penser la multiplicité sensible, termes qu’on
peut définir. La question est de savoir si les universaux existent
comme objets ou s’ils ne sont que des représentations subjectives. Ce
que soutiennent les nominalistes, comme leur nom l’indique, c’est que
les universaux ne sont que des noms, ce qui signifie qu’il ne sont que
des noms, des mots, qui expriment des idées au sens moderne du terme,
à savoir de simples représentations subjectives, des idées
qui n’existent qu’en nous et par nous, dont nous sommes les auteurs. Le
statut de l’idée s’en trouve totalement bouleversé : cette conception
de l’idée implique que la seule réalité qui soit,
c’est le sensible, le devenir du multiple et que pour le connaître
nous concevons des représentations qui ne renvoient quant à
elles à aucune espèce de réalité.
A
ne pas lire si on
est : platonicien, élève ou prof de philo.
Tous les problèmes posés par le platonisme tiennent au double statut de
l'Idée : à la fois essence et Forme, ce par quoi on pense l'unité des
multiples choses sensibles et réalité substantielle à laquelle
participe le sensible. Conflit entre l'apport intellectuel de Socrate,
lui qui recherche des définitions et
l'apport de Platon, celui qui objective les définitions de Socrate.
Conflit entre une recherche de l'essence qui peut toujours être
poursuivie (qui n'aboutit pas) et l'affirmation d'un terme définitif et
objectif qui clôt la recherche tout en la justifiant.
On peut donc dire que Platon est victime
de son objectivisme, c'est-à-dire de la nécessité selon lui de placer
en face de toute intellection un objet, l'objet de l’intellection
précisément. Car, objectiver les essences, c'est très exactement poser
un objet comme pendant réel de l'idée mentale. En d'autres termes,
Platon est victime de l’idée selon laquelle
connaître, c’est voir avec les yeux de l'âme : il n'y pas de
vision si ce n'est d'un objet. Conviction paradoxale chez lui qui
condamne
à ce point les sens.
Mais toutes ces difficultés sont l'envers inévitable du
refus, constitutif de sa pensée, du relativisme : il n'y a qu'un objet
comme tel qui peut venir régler les discours, en être la mesure, en
lieu et place de la subjectivité sensible, passionnelle et intéressée
des hommes.
Or, ses positions ont une autre
conséquence, plus inattendue. On peut dire que Platon, bien malgré lui
bien sûr, donne raison à Protagoras. Si le monde des Idées est posé par
Platon pour donner une consistance indiscutable aux définitions de
Socrate, alors lui, Platon, décide de ce qui
est et de ce qui n'est pas, se fait mesure de toute chose…
|