- La culture - 

[ Le cours ]

 

La culture


Les différents du mot.

- Les usages courants du mot culture.

> La culture au sens d’agriculture. La culture de céréales ou du fourrage.
Le travail de la terre en vue de lui faire produire des végétaux destinés à la consommation animale ou humaine.

> La culture physique.
Développement et entretien de capacités physiques (force, souplesse, vitesse, habileté, coordination…) par des exercices physiques, par la pratique d’un sport notamment.

> Avoir de la culture.
Avoir des connaissances précises dans un ou plusieurs domaines. On peut parler de culture artistique, historique, scientifique, philosophique… Elle s’acquiert en grande partie par la lecture, c’est-à-dire par le contact avec des œuvres et des moyens d’accès aux œuvres (ouvrages de vulgarisation scientifique, manuels, analyses et commentaires d’œuvres…)


> La culture d’entreprise.
Ensemble des règles implicites ou explicites, propre à une entreprise, qui organise son fonctionnement interne, notamment les rapports entre ses membres.

> La culture d’un peuple, la civilisation. La culture grecque, occidentale, orientale…
La culture désigne la façon de vivre et de penser propre à un peuple ou un ensemble de peuples à une époque donnée. Le mot culture est plus ou moins synonyme de mode de vie d’un peuple, de mœurs, d’usages, de coutume ou de tradition.
Cela concerne tous les domaines de la vie d’un peuple ou d’une société : la langue, les techniques, les arts, les connaissances, les croyances religieuse ou pas, l’organisation sociale, économique et politique. Tout ce qui détermine la façon de penser et d’agir des individus.

Ces différents sens semblent ne pas avoir beaucoup de rapport entre eux. Toutefois, ainsi que le montre l’histoire des sens du mot, ils sont liés les uns aux autres.


- L’histoire du sens du mot culture.

  > Le mot culture est d’origine latine, il vient du verbe latin « colere » qui signifie cultiver ou honorer (prendre soin mais aussi rendre un culte aux dieux) et désigne d’abord l’agriculture.

  > Il va désigner ensuite par analogie le développement des facultés intellectuelles de l’homme par des exercices appropriés. On cultive l’esprit comme un sol. En ce sens, cultiver, c’est éduquer. On retrouve ce sens avec le fait d’être cultivé ou avec la culture physique.

  > Par la suite encore, le mot culture va désigner l’ensemble des comportements acquis et transmis d’une génération à l’autre, c’est-à-dire, les mœurs, les usages, le mode de vie d’une population. Avec ce sens, on change d’échelle : on passe des individus aux sociétés dans leur ensemble. Ce sens est cependant lié au précédent : cultiver au sens d’éduquer, c’est inculquer une façon de penser et de vivre précise, c’est donner une forme socialement admise, exigée ou valorisée à la pensée et la façon d’agir des individus. Eduquer, c’est donc former les individus en fonction de l’environnement humain, de la culture donc, dans lequel ils vivent.

  > Pour finir, le mot culture va désigner un des aspects de la culture, un de ceux qui permettent de l’identifier et qui circule le mieux d’une culture à une autre, à savoir les arts. D’où le Ministère de la Culture.

Bilan : la culture concerne donc à la fois au niveau des individus la façon dont ont été développées leurs dispositions naturelles par l’éducation et au niveau d’une société, d’une groupe ou d’un peuple sa façon de vivre et d’agir.

Les questions que cette double définition pose :

> Pourquoi les hommes ont une culture/des cultures ?

> Pourrait-on se passer de la culture d'un groupe pour développer nos dispositions ? Peut-on être un homme en dehors d'une culture ?

> Pour les individus, appartenir à une culture joue-t-il à leur bénéfice ou à leur détriment ?

> Existe-t-il des cultures inférieures à d'autres ?


I) Pourquoi la culture ?

Pourquoi les hommes ont-ils inventé la culture, c’est-à-dire des langues, des techniques, des arts, des connaissances, des croyances, une organisation économique, sociale et politique ?

A cette question, on peut répondre en disant que les hommes ont inventé la culture parce qu’ils en avaient besoin pour assurer leur survie, mais on peut aussi répondre en disant qu’ils l’ont fait parce qu’ils en étaient capables, parce qu’ils ne sont pas des animaux, parce que les hommes sont justement capables d’invention.


La culture existe-t-elle pour répondre à des contraintes ou est-elle une libre invention ?

On peut tout d’abord soutenir que la culture est la solution inventée par les hommes pour résoudre les problèmes posés par leur survie. C’est par exemple la thèse de Freud.

    « Le mot « culture » désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. »
Freud, Le malaise dans la culture (1929)

Commentaire :
Cette définition de la culture repose entièrement sur les fonctions qu’elle doit remplir. Dans la nature, les hommes sont dans un milieu hostile d’où ils doivent tirer des moyens de subsistances. Par ailleurs, la coexistence des hommes entre eux est délicate : la vie sociale n’est pas immédiatement pacifique. L’homme, pour survivre, doit donc à la fois organiser la vie sociale et trouver des moyens de se protéger contre la nature et obtenir d’elle de quoi subvenir à ses besoins. Or, ce sont bien les fonctions de biens des aspects de la culture. Sous la forme des techniques dans le cadre du travail et de l’organisation économique qui détermine les moyens de production, d’échange et de répartition des biens, la culture assure la satisfaction des besoins des hommes. A travers l’organisation sociale et politique qui règle les rapports entre les individus et les groupes, la culture assure la coexistence pacifique des individus et des groupes.
 
Seulement, cette définition de la culture par la fonction d’assurer à l’homme sa subsistance ne rend pas compte de tous les aspects de la culture : les arts, les croyances religieuses et même les connaissances semblent n’avoir aucune fonction dans la subsistance des hommes. C’est pourquoi, on ne peut s’en tenir à cette réponse à propos de l’origine de la culture.


Il existe une autre façon de définir la culture qui repose sur une autre façon de concevoir son origine. On peut définir la culture non pas comme un moyen d’assurer la survie des hommes, mais comme une invention qui ne répond à aucune nécessité biologique ou sociale. C’est la thèse de Benveniste.

« J'appelle culture le milieu humain, tout ce qui, par-delà l'accomplissement des fonctions biologiques, donne à la vie et à l'activité humaines forme, sens et contenu. (…) Or ce phénomène humain, la culture, est un phénomène entièrement symbolique. La culture se définit comme un ensemble très complexe de représentations, organisées par un code de relations et de valeurs : traditions, religions, lois, politique, éthique, arts, tout cela dont l'homme, où qu'il naisse, sera imprégné dans sa conscience la plus profonde et qui dirigera son comportement dans toutes les formes de son activité, qu'est-ce donc sinon un univers de symboles intégrés en une structure spécifique et que le langage manifeste et transmet ? »
E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966),

Commentaire :
Cette définition de la culture pose d’emblée qu’elle va au-delà de l’accomplissement des fonctions biologiques de l’homme, c’est-à-dire de tout ce qui est nécessaire à sa subsistance. Ce qui veut dire que si la culture s’en charge, elle ne s’y réduit pas. La culture, c’est ce qui donne une forme, un sens et une valeur à la vie et aux activités humaines grâce à des symboles, c’est-à-dire à des représentations abstraites exprimées essentiellement par les langues. La culture, c’est d’abord des idées et des valeurs qui donnent un sens et qui orientent la conduite des individus. Or, ces idées et ces valeurs ne sont pas dictées par la nécessité d’assurer la subsistance des hommes, elles sont inventées par eux pour donner du sens et de la valeur à leur vie. Pour preuve : il existe non pas une seule culture, mais des cultures qui chacune à leur façon donnent des formes, des sens et des valeurs différents à ce que les hommes pensent et vivent. Cette diversité des cultures, portée par la diversité des langues, signale l’inventivité et la liberté de l’homme en ce qui concerne la culture.
Cette définition de la culture n’en fait pas une réponse apportée aux questions de survie, mais l’expression de la capacité qu’a l’homme d’inventer des symboles, capacité qu’il a grâce à l’usage de la parole.

Que faut-il penser de tout cela ?

Nous sommes en présence de deux définitions distinctes de la culture qui supposent l’une et l’autre deux origines différentes de la culture : la nécessité naturelle d’un côté, l’invention libre de symboles de l’autre.
Il faut cependant remarquer que ces deux définitions ne sont pas totalement incompatibles. Que le sens et la valeur des activités humaines soient librement inventés par les hommes ne signifient pas que les hommes peuvent décider par eux-mêmes de ces activités : il leur est nécessaire de s’organiser pour vivre en société et produire de quoi satisfaire leurs besoins. Par ailleurs, l’univers symbolique peut avoir un rôle dans la régulation sociale (c’est le cas de la religion pour Freud en tant qu’elle rend sacrées des règles morales utiles à la pacification de la vie sociale).

Conclusion :

La culture est donc bien une nécessité dans la mesure où sans elle, les hommes ne pourraient pas survivre, mais ces activités nécessaires à leur survie, les hommes ont la liberté de leur donner différentes formes, différents sens et différentes valeurs. Il est nécessaire de s’organiser pour survivre, mais la forme, le sens et les valeurs propres à cette organisation de la survie sont du ressort de l’invention et de la liberté de l’homme.



II) L’humanisation de l’homme par la culture.


La culture est universelle : tous les hommes vivent au sein d’une culture. En effet, il n’est possible qu’un homme vive durablement parfaitement seul ou sans le secours d’autres hommes. Dans ces conditions, les hommes sont membres d’une société et donc d’une culture puisque l’organisation de toute société quelle qu’elle soit relève de la culture.
Or, même chez les animaux qui vivent en société, on ne parle pas de culture. (Ou plutôt, si on commence à parler de cultures chez les animaux – parce que des techniques qui peuvent varier d’un groupe à une autre de la même espèce sont transmises et parce qu’il existe chez certaines espèces des conduites qui visent à réguler et pacifier la vie sociale – elles n’ont pas l’importance qu’elles ont chez les hommes, à la fois par leur nécessité et par l’étendue de leur imprégnation)
On peut alors se demander quel rôle joue la culture chez l’homme. Les hommes pourraient-ils être des hommes à part entière indépendamment de la culture, comme les animaux, ou doivent-ils être membres d’une culture pour être des hommes ?


Les hommes sont-ils humains par nature ou le deviennent-ils par la culture ? La nature de l’homme peut-elle être définie indépendamment de la culture ou est-elle liée à la culture ?


Qu'est-ce qui distingue un homme d'un animal ? Si l'homme est aussi un animal, en quoi se distingue-t-il néanmoins des autres animaux ? C'est à cette question que peut répondre un extrait de La politique, d'Aristote. Livre I, Chap. 2.

" Il est manifeste, (…), que l'homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : "sans lignage, sans loi, sans foyer".
Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de trictrac. C'est pourquoi il est évident que l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et que n'importe quel animal grégaire.
Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l'avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste et des autres notions de ce genre." ARISTOTE

Commentaire :

Aristote distingue l'homme des animaux de trois manières : par la vie sociale, par le langage et par la conception du juste et de l'injuste.

1 ) L'homme est un animal politique.

C'est sa nature et sa différence avec les autres animaux. Il l'est par nature, c'est-à-dire que cette différence, l'homme la doit à la nature en tant qu'elle a produit cette nature de l'homme.
Que signifie cette formule ? Que l'homme vit en société, qu'il est sociable, que par nature il est disposé à vivre avec ses semblables ? Sans doute, mais cette lecture est insuffisante pour plusieurs raisons :
- On pourrait en dire autant de certains animaux, comme les abeilles ou les fourmis, qui elles aussi vivent en société et selon une organisation sociale complexe et efficace. Or, la socialité est présentée par Aristote comme une différence spécifique. Ce qui indique que la sociabilité n'est pas du même ordre chez l'homme que chez les animaux, qu'entre celle des hommes et celle des animaux il y a une différence de nature et non de degré.
- On pourrait aussi dire exactement le contraire et cela passerait aussi pour exact, à savoir que l'homme est un animal agressif, qui ne supporte pas tous ses semblables et qui n'hésite pas quelquefois à s'en prendre eux. Ce qui indique que la sociabilité ne désigne pas ici une disposition bienveillante à l'égard de tout le monde.
- Du reste, Aristote ne parle pas de sociabilité, mais de politique : cela veut dire que l'homme par nature est l'être qui vit en Cité, c'est-à-dire non seulement avec les autres, mais surtout en fonction de règles sociales et politiques qui définissent l'ordre social et politique, le statut, les fonctions et la valeur de tous les individus par des lois qui se doivent d'être justes.

    Alors, comment faut-il comprendre cette formule ?

    Ce qu'il y ajoute permet de le comprendre : l'homme n'est pas tant un être doué de sociabilité qu'un être qui ne devient un homme que s'il vit avec les autres dans une Cité. L'homme ne devient un homme que par cette appartenance à une cité : on ne naît pas homme en tant que tel, on le devient en vivant dans un foyer, sous l'autorité des lois et avec la conscience d'appartenir à une lignée précise. L'homme n'est pas seulement sociable, il ne devient homme qu'en société. Qu'est-ce qui autorise cette lecture ? Qu'Aristote parle d'hommes qui ne vivent pas en cité comme d'êtres qui ne sont pas des hommes, mais ou des êtres violents, dont la nature est la violence ou des êtres surhumains, des dieux. Ces êtres, qui sont des membres de l'espèce humaine, ne sont pas devenus des hommes, ne sont pas des hommes accomplis parce qu'ils ne vivent pas en cité. Dit autrement : ils sont des hommes, mais faute de vivre en société, ils ne sont pas des hommes accomplis, achevés parce qu'ils n'ont pas réalisé le programme de leur nature humaine. Il distingue toutefois ceux qui ne vivent pas en cité malgré eux, comme les naufragés ou les exilés de ceux qui ne vivent pas en cité par nature, c'est-à-dire en accord avec eux-mêmes. Soit par exemple les êtres qui vivent dans la plus totale des marginalités.
    Cette définition de l'homme est par ailleurs confirmée en quelque sorte par les enfants sauvages, notamment Victor de L'Aveyron. Certes, c'est bien malgré lui qu'il était sauvage, c'est-à-dire en forêt, mais à un âge où de toute façon il n'aurait pas pu choisir quoi que ce soit. Il n'est pas devenu un homme accompli, par exemple n'a jamais vraiment appris à parler, ni à lire ou écrire faute d'avoir passé son enfance en compagnie des hommes, en cité. Il est un homme par son appartenance à l'espèce humaine, mais n'est pas un homme accompli parce qu'il ne présente pas les traits que l'on retrouve ordinairement chez les hommes, du moins ceux de son époque, sans que ce manque puisse être mis sur le compte d'une arriération mentale, comme d'abord on l'avait pensé. Il n'est pas un homme idiot, il n'est pas devenu un homme.
    Mais, cette définition de l'homme indique du coup qu'il est possible que des êtres qui appartiennent à l'espèce humaine ne soient pas considérés comme des hommes à part entière faute d'avoir accompli leur nature au sein de la vie sociale et politique, et cela même si ces êtres ont connu une vie sociale animale.

2 ) L'homme est un animal doué de parole.

    Aristote après avoir montré que l'homme est un animal politique invoque une autre différence entre l'homme et les animaux, différence qui est lié à la première et dont le rapport est introduit par le principe souvent présent chez Aristote selon lequel la nature ne fait rien en vain.
    Que signifie ce principe ? Que la nature, comprise ici comme puissance d'engendrement, ne dote pas les êtres qu'elle engendre de certaines caractéristiques au hasard, mais leur attribue les qualités dont ils ont besoin. Ici, il s'agit de la parole. Pourquoi les hommes en ont-ils besoin? Parce qu'ils vivent en société et que dans le cadre de la vie sociale, ils ont besoin de communiquer et de s'exprimer.
Suit une réponse à une objection implicite. Laquelle? L'homme n'est pas le seul être capable de communiquer puisque les animaux ont eux aussi cette faculté. C'est ici qu'intervient une distinction importante entre la voix et la parole, phonè et logos. Les animaux peuvent communiquer entre eux, mais ce qu'ils communiquent, c'est la douleur et le plaisir et non des idées, lesquelles exigent non pas seulement d'avoir une voix, mais d'avoir la parole. Or, l'homme, pour vivre en cité a besoin de l'expression d'idées et non pas seulement du plaisir et de la peine, c'est pourquoi selon Aristote il est doué de la parole.
Il faut toutefois observer que si l'homme est doué de parole pour vivre en cité, avec les autres, il ne devient en effet parlant que par la vie sociale : sans elle, l'homme a sans doute la faculté de parler, mais il ne la réalise, ne l'actualise que dans et par la vie sociale qui pour commencer lui impose l'usage d'une langue déterminée comme moyen d'expression et de communication de ses pensées.
L'explication d'Aristote est finaliste : c'est en vue de la vie en cité que l'homme est doué de la parole. C'est parce qu'il est un animal politique qu'il est doué de la parole. Cette deuxième différence d'avec les animaux est subordonnée à la première en cela que la parole est le moyen par lequel l'homme peut réaliser sa nature propre au sein de la vie sociale. Cette explication a le mérite suspect de toutes les explications finalistes et en particulier élude totalement le problème que posera Rousseau de l'origine des langues : pour parler, il faut une vie sociale, pour avoir une vie sociale, il faut parler. Du reste, Rousseau avoue ne pas savoir comment s'en sortir.

3 ) L'homme est un animal qui a des idées du juste et de l'injuste.

Troisième différence entre l'homme et les animaux, directement en rapport avec la précédente : l'homme a des idées au sujet du juste et de l'injuste, idée qu'il élabore à partir de celles de douleur et de plaisir, puis d'avantageux et de nuisible. On passe donc de ce que l'on sent à l'expression de ce qui est utile ou nuisible, c'est-à-dire qu'on se met à dire ce qui procure l'une ou l'autre de ces deux sensations, à la suite de quoi on élabore les idées du bien et du mal, du juste et de l'injuste.

Pas de Droit, de tribunaux chez les animaux. L'existence d'une règle se reconnaît à la présence d'une instance qui veille à son respect et punit ceux qui ne la transgressent.
Il n'y a pas d'interdits, de tabous chez les animaux. Or, précisément, l'anthropologie estime que l'interdit de l'inceste est chez l'homme universel et distinctif.


4 ) Conclusion :

Aristote met donc en évidence trois différences entre l'homme et les animaux qui non seulement le distingue d'eux, mais qui de surcroît font apparaître ce qui caractérise l'homme en propre. Définir, c'est toujours distinguer ; découvrir l'identité passe presque toujours par la mise en évidence des différences.
L'homme est un animal politique, doué de la parole grâce à laquelle il peut communiquer certes, mais surtout exprimer des idées que les animaux n'ont pas, celles du bien et du mal, du juste et de l'injuste.
Ces trois traits forment un tout : la parole permet d'instituer les lois qui permettent de pacifier et d'organiser la vie sociale au sein de laquelle on devient homme.


Dire que l'on ne devient un homme qu'au sein de la vie sociale, c'est dire que l'on ne devient un homme qu'au sein d'une culture déterminée et par l'éducation puisque toutes les sociétés en lesquelles et par lesquelles on devient homme, ont une culture propre.
Voilà une des causes majeures qui explique pourquoi les hommes sont si différents les uns des autres : ils ne deviennent hommes qu'au sein d'une société, donc d'une culture, or les cultures sont différentes les unes des autres et elles déterminent les individus dans leur langue, leur manières d'être, de se comporter, de penser, de sentir, de telle sorte qu'ils finissent pas tous se distinguer les uns des autres. L'homme n'advient à lui-même qu'au sein de la culture, or la culture transforme très fortement les individus qui sont en son sein de telle sorte qu'elle les distingue à la fois de ceux qui appartiennent à d'autres cultures et dans une moindre mesure entre eux au sein d'une même culture.
Ce qui fait l'homme est donc en dehors de lui, objectif et ne le fait homme que par assimilation. La nature de l'homme n'est pas dans sa nature biologique, elle est dans l'assimilation de ce qui fait la culture.

L’homme n’est pas homme par nature (par le simple fait qu’il existe, qu’il naisse, qu’il vive au sens biologique), il ne devient un homme que par la culture. La culture façonne les animaux humains de telle sorte qu’ils deviennent des hommes en devenant français ou chinois.


Le processus d’humanisation de l’homme par la culture met en œuvre une telle mise en forme des hommes qu’il est impossible ni avant ce processus (puisqu’il n’y a pas d’homme avant lui), ni après ce processus de déceler une nature humaine naturelle : tout est naturel et tout est culturel. Les formes prises par la culture ne sont pas déterminées par la nature de l’homme, par exemple par sa biologie (Merleau-Ponty). La preuve en est qu’il existe des cultures et pas une seule culture. Si la culture était déterminée par la biologie, comme celle-ci est universelle, la culture le serait également, ce qui n’est pas le cas. On ne peut donc pas à la façon de Rousseau invoquer l’existence d’une nature humaine originelle ou originaire, corrompue par la culture, à laquelle il serait possible de revenir, historiquement et anthropologiquement. La critique de la culture ne peut pas s’appuyer sur la nature.



III) La culture cultive-t-elle les individus ou les brime-t-elle ?



Problématisation du processus d’humanisation de l’homme par la culture. Bénéfice ou sacrifice ?

La culture rend les hommes humains en leur imposant des façons de penser et d’agir déterminées. Cette mise en forme est justifiée par la nécessité d’assurer la coexistence des hommes entre eux et celle d’assurer la subsistance et la perpétuation des sociétés.
Mais les individus gagnent-ils à acquérir la forme de pensée et d’action que leur impose la culture ?
L’humanisation des hommes par la culture leur permet-elle de s’accomplir, de développer leurs capacités, est-elle une mise en forme de leurs dispositions qui les rend fécondes et qui en retour les rend heureux ou est-elle une sorte de dressage qui sacrifie certaines de leurs dispositions et leur singularité aux nécessités de la culture ou encore, est-elle une mise en forme qui développe leur faculté mais en leur donnant une forme sans grande valeur, qui les abaisse ?
La culture (le processus d’humanisation par la culture des individus) permet-elle aux hommes de développer et d’accomplir, sous des formes diverses, déterminées par les différentes cultures, leurs capacités, leurs dispositions (qui sans cette mise en forme resteraient inexprimées ou inaccomplies, elles ne seraient pas humanisées) ou la culture n’est-elle une mise en forme violente, une normalisation, un conditionnement, une transformation par lesquels les individus seraient sacrifiés, mis au service de quelque chose qui les dépassent et qui peut-être leur impose des manières de penser et d’agir d’une valeur inférieure à celles dont ils seraient capables ?

    Les contraintes imposées par la culture sont-elles bénéfiques ou nuisibles pour les individus ? La culture cultive-t-elle les individus ? La culture est-elle toujours une mise en culture au sens de mis en valeur de ce dont les hommes sont naturellement capables ?

    Quels sont les effets de la culture sur les hommes : développe-t-elle leurs facultés, les rend-elle heureux ou impose-t-elle surtout des sacrifices douloureux ou encore les rend-elle insignifiants ?


A ) La culture cultive nos dispositions naturelles.

Les bénéfices de la culture pour les individus sont nombreux, à commencer par la sécurité et un certain bien-être matériel puisque ce sont là les principales fonctions de la culture. Mais peut-on dire que les individus, en dehors de ces bénéfices voient leurs capacités mises en valeur par ce que leur impose la culture pour leur offrir la sécurité et le bien-être ?


« L e moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ces dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette Société. – J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répul­sion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus qu'homme par le développement de ses dispositions natu­relles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insocia­bilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'ins­tinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L'homme a alors parcouru les premiers pas, qui de la grossiè­reté le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l'homme; c'est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. »
Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Commentaire :

Kant parle des dispositions naturelles des hommes, de leurs capacités intellectuelles essentiellement. Il soutient que le développement des dispositions des hommes est rendu compatible avec l’ordre social (l’organisation de la vie sociale en tant qu’elle établit la paix entre ses membres) par les antagonismes qui existent entre les individus. Il soutient donc que les contraintes de la culture ne sont pas contraires au développement des facultés individuelles, mais que la culture en est l’effet, le produit.

La nature. Il faut noter que Kant invoque la nature comme la cause de cette conciliation. Il dit qu’elle se sert de l’antagonisme entre les hommes pour obtenir à la fois le développement des individus et l’ordre social. Qu’est-ce que cela signifie ? On pourrait penser que la nature est une sorte de divinité qui préside à la destinée des hommes. Mais une telle divinité n’est qu’une fiction. Invoquer la nature, c’est invoquer l’existence d’une nécessité, d’une impossibilité de faire autrement. La culture est la conséquence nécessaire de la nature des hommes en tant qu’elle les rend antagonistes et cependant incapables de se passer les uns des autres. La culture est donc une nécessité naturelle. Dans cette perspective, la culture est moins une rupture de l’homme avec la nature ou sa nature que l’accomplissement d’un processus naturel. De la nature à la culture, il y a continuité.
De la nature des individus à la culture. Il faut noter du coup que le processus de création de la culture ou d’inscription de chacun dans une culture repose sur les individus, leurs antagonismes et l’impossibilité pour eux de ne pas vivre en société : la culture se créer à partir d’eux, à partir de l’ambivalence de leurs relations, pour ensuite s’imposer à eux.
Genèse de la culture, entrée dans la culture des individus. Ce texte peut être lu à deux niveaux, soit comme le récit de la genèse de la culture, soit comme le récit du processus par lequel chaque homme passe de la nature à la culture, entre dans la culture en reproduisant la démarche empruntée par l’humanité en la créant.

L’insociable sociabilité. Les hommes sont à la fois sociables et insociables. Sociables, c’est-à-dire disposés à vivre ensemble, à vivre en société, et insociables, c’est-à-dire éprouvant de grandes difficultés à vivre avec les autres. Il existe donc en eux deux dispositions opposées, l’une qui les rassemble, l’autre qui les sépare. L’une est centripète, l’autre est centrifuge. Pourquoi ?
L’homme est sociable parce qu’il a besoin des autres, non pas tant pour vivre que pour développer ses facultés naturelles et par là se sentir plus qu’homme, c’est-à-dire plus qu’un simple animal. On a vu avec Aristote que l’homme ne devient un homme qu’avec les autres hommes, que ces facultés ne s’accomplissent qu’avec eux. La vie sociale est donc recherchée comme la condition de son accomplissement individuel.
Mais, par ailleurs, l’homme est également insociable ou asocial : il rejette la vie sociale, la fuit, cherche à s’isoler des autres. Pourquoi ? La vie sociale n’est possible que si les individus se soumettent à des règles. Or tous les hommes sont toujours immédiatement hostiles à l’obéissance à des règles et pensent facilement que les règles à suivre ne sont pas les bonnes et qu’il faudrait plutôt suivre les siennes. Les hommes, s’ils acceptent l’existence de règles aimeraient en être les auteurs et exercer le pouvoir. Comme c’est le cas de tous et que personne ne peut s’imposer contre tous les autres, chacun résiste à l’obéissance exigée par les autres et sait que les autres en font autant avec les règles qu’il voudrait imposer aux autres. Si chacun veut agir à son idée et soumettre les autres à cette idée et si chacun rejette les idées des autres, la vie sociale est impossible et chacun ne peut que souhaiter s’en retirer. Mais il ne le peut pas, il a besoin des autres, il a besoin de la vie sociale. Là est l’antagonisme principal : il est intérieur aux hommes beaucoup plus qu’entre eux. Les hommes sont déchirés entre deux mouvements opposés.

Trouver sa place. Puisqu’il lui est impossible de ne pas vivre en société et qu’il résiste aux autres autant qu’ils lui résiste, il est nécessaire de parvenir à un compromis, à la fois intérieur et extérieur : entre son besoin de vivre en société et son envie de la fuir et entre lui et les autres membres de la société. En clair : il lui faut trouver une place au milieu des autres, une place à la fois qui lui convienne et qui lui permette de supporter la présence des autres. Trouver sa place, c’est en effet d’une part faire ce qu’on a envie de faire, agir et vivre à son idée, mais le faire avec et au milieu des autres qui occupent d’autres places. C’est être soi-même au milieu et avec les autres.

Le rôle des mauvais penchants. Cela suppose des efforts, de sortir de sa paresse naturelle. Les hommes ne sont pas disposés à faire des efforts immédiatement et sans raison. S’ils le font, c’est parce que cet effort a pour enjeu la conciliation entre la sociabilité et l’insociabilité. L’énergie de cet effort provient de l'ambition, de l'ins­tinct de domination ou de cupidité. Les hommes font des efforts pour se trouver une place parce que cette place correspond à leurs ambitions, à leur désir de pouvoir et à leur désir d’argent. Il s’agit là de motivations qui sont généralement jugées mauvaises ou sans noblesse. Or ces impulsions naturelles et moralement réprouvées vont être la cause de la création de la culture ou de l’entrée dans la culture. La nécessité pour eux de vivre ensemble donne à leurs penchants hostiles une finalité ou des effets qui vont les contraindre à cultiver d’autres dispositions qui vont rendre la vie sociale possible et les accomplir tout à la fois. La nécessité de vivre ensemble et leurs penchants hostiles les poussent à développer des dispositions nobles et utiles à la vie sociale. L’énergie des mauvais penchants est ainsi mise au service à la fois de leur développement et de la vie sociale. C’est ainsi par exemple que l’ambitieux ne pourra atteindre la place qu’il convoite que s’il s’en rend digne, c’est-à-dire s’il acquiert les compétences exigée par cette position. C’est ainsi que le cupide va tout faire pour acquérir des compétences et produire des biens ou des services utiles aux autres qu’il va pouvoir leur vendre pour s’enrichir. C’est ainsi que celui qui aime le pouvoir va devoir pour l’exercer s’efforcer d’être juste afin qu’on le lui confie. Et tout le monde y trouve finalement son compte : les individus ont ce qu’ils voulaient et la vie sociale est rendu possible.


L’entrée dans la culture. Ce processus produit donc plus que cette conciliation : elle n’est en effet possible que par la création ou l’entrée dans la culture : le développement, l’éducation, la mise en valeur des dispositions intellectuelles et morales des hommes. Pour satisfaire leurs désirs personnels et le besoin de vivre ensemble, les individus étant contraints d’effectuer un travail sur eux-mêmes, d’accepter d’être éduqués et instruits, développent leurs talents, leurs goûts, leur intelligence et pour finir leur moralité. Ce travail sur soi n’est rien d’autre que le travail de la culture, de la mise en culture, c’est-à-dire de la mise en forme et en valeur de ses dispositions, par l’éducation, l’apprentissage, l’instruction scolaire, la réflexion. Travail qui ne peut s’effectuer qu’au contact des œuvres antérieures, celles des sciences et des arts notamment. Autant de choses qui à la fois les accomplissent en tant qu’hommes et produisent ou reproduisent les formes de la culture, c’est-à-dire les manières de penser et d’agir qu’une société trouve pleine de sens et de valeur.

La culture de la société est l’effet de la mise en culture des dispositions naturelles des individus ainsi que sa condition.


    Kant accorde aux mauvais penchants, ceux qui rendent insociables et qui menacent la vie sociale un rôle moteur dans la mise en culture des dispositions individuelles qui permet l’acquisition d’aptitudes valorisées (habiletés générales, comme la lecture ou l’écriture, habiletés spécialisée comme les savoir-faire attachés à une activité déterminée, civilité et moralité) qui à la fois constituent l’expression la plus aboutie de la culture et la condition de la paix civile.
    Mais ces penchants sont-ils finalement satisfaits à travers cette acquisition ou sont-ils sacrifiés par la nécessité de se cultiver ou d’être cultivé ? Ce processus ne suppose-t-il pas le sacrifice de certains de nos désirs à la nécessité de la vie sociale et de son organisation propre ?


B ) La culture sacrifie les désirs des individus à la nécessité de ses propres buts.

« L'homme n'est pas un être doux, en besoin d'amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l'agression. En conséquence de quoi, le prochain n'est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d'exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de s'approprier ce qu'il possède, de l'humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus  ; qui donc, après toutes les expériences de la vie et de l'histoire, a le courage de contester cette maxime ? [...]
L'existence de ce penchant à l'agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l'autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation. L'intérêt de la communauté de travail n'assurerait pas sa cohésion, les passions pulsionnelles sont plus fortes que les intérêts rationnels. Il faut que la culture mette tout en oeuvre pour assigner des limites aux pulsions d'agression des hommes [...]. De là la restriction de la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l'idéal : aimer le prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait que rien d'autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle. »
Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture (1929).


Commentaire :

    L’homme est un loup pour l’homme. La formule est de Hobbes, reprise d’un auteur latin Plaute. Elle signifie que les hommes ne sont pas naturellement bons les uns envers les autres (et donc que la violence ne serait qu’une réponse à une violence antérieure, de l’ordre de la légitime défense), mais qu’au contraire, ils sont enclins à l’agression des autres. Freud ne fait pas que la reprendre à son compte, il explique cette disposition des hommes à l’agression en invoquant les pulsions, c’est-à-dire des forces psychiques, d’origine inconsciente, qui nous poussent à agir d’une façon déterminée. Ces pulsions sont naturelles, elles sont inhérentes à l’homme.
    Cette pulsion agressive nous pousse à nous rapporter aux autres non comme à des égaux, des personnes, des sujets, mais comme à des objets sur lesquels exercer des violences diverses.
Il s’appuie sur les expériences de la vie et de l’histoire pour fonder cette thèse. La vie et l’histoire fournissent la preuve de cette disposition à l’agression des hommes. Il faut noter cependant que si l’enseignement n’est guère contestable, en revanche son explication pourrait être discutée, précisément en montrant que ce n’est pas tant la nature de l’homme que la culture, l’organisation économique, sociale et politique qui peut être tenue pour sinon la cause, du moins une des causes de la violence, dans la mesure où certaines organisations sociales engendrent des injustices qui peuvent la provoquer et dans la mesure aussi où il existe des valorisations culturelles de la violence, des prescriptions culturelles d’être violent pour être tenu pour un homme. Telle n’est pas son avis : selon lui, la violence n’est pas un des effets de la vie sociale mais de notre nature.

La réponse de la culture. C’est parce que l’homme est naturellement disposé à la violence alors que la vie sociale lui est nécessaire que la culture doit s’imposer. Elle est une réponse à cette disposition naturelle. Encore ne s’agit-il pas de tous les aspects de la culture. Freud en effet distingue au sein de la culture, les moyens d’assurer la subsistance de tous, présente ici à travers l’expression de « l'intérêt de la communauté de travail » des moyens d’assurer la coexistence des individus, à savoir l’organisation sociale et politique, adossée à des principes moraux. La seule organisation économique ne peut pas juguler la violence : l’intérêt commun d’organiser le travail, de distribuer les tâches et les biens n’est pas conçu immédiatement, il suppose une réflexion qui permette de le comprendre l’intérêt d’une telle organisation, de la mettre en œuvre et d’y collaborer. Cette organisation est une réponse rationnelle, réfléchie aux problèmes posés par la survie. Or, les pulsions sont plus fortes que les conclusions d’une telle réflexion. Même s’il en coûte de mettre en danger sa survie et la vie sociale toute entière, notre penchant à l’agression l’emporterait sur toute autre considération si la culture n’imposait pas en plus de l’organisation économique une organisation sociale et politique destinée à juguler la violence.
Or, de ce point de vue, la réponse de la culture, au-delà de la répression et de la menace qui ne sont que des instruments au service de ses buts, a consisté surtout à imposer aux hommes qu’ils inhibent d’eux-mêmes ce penchant, qu’ils ne lui donnent pas libre cours, qu’ils le contiennent. Comment ? C’est en poussant les hommes à se tenir pour des semblables et des égaux, en contrôlant étroitement leur vie sexuelle et en les poussant ainsi à transformer leur pulsion sexuelle de façon à la rendre inoffensive (sous la forme de l’amitié, de la cordialité, de la civilité. Processus de sublimation de la pulsion sexuelle) et finalement en imposant un idéal moral et religieux de l’amour de l’autre que la culture réussit à imposer la coexistence des individus. La culture provoque ainsi une transformation profonde des hommes, contraire à leur nature brute, afin d’imposer la paix, à laquelle ils aspirent et dont ils sont besoin par ailleurs.
 
    Le coût de cette réponse. Cette solution imposée par la culture a un coût pour les individus. D’abord, elle modifie profondément leur psychisme, leur fonctionnement psychologique. L’agressivité qu’il ne peuvent plus exercer sur les autres n’est pas détruite : elle change de direction, est retournée contre soi-même sous la forme de la conscience morale (du Surmoi pour être précis) qui se manifeste comme sentiment de culpabilité et du besoin d’être puni pour en être délivré. Les désirs des individus sont la cible de leur propre agressivité retournée contre eux après avoir été structurée par l’éducation parentale sous la forme d’interdits divers.

Par ailleurs, ne pouvant plus satisfaire leurs pulsions ou seulement sous des formes inoffensives et donc assez éloignées de leur forme immédiate, les individus souffrent de la perte de cette satisfaction. Si les pulsions ne sont pas sans débouché ni donc sans satisfaction, les satisfactions permises et valorisées par la culture sont moins satisfaisantes que celles que se donnent les pulsions brutes. Ce qui engendre des frustrations et des maladies mentales qu’on appelle des névroses. Les désirs refoulés ou les formes de satisfactions interdites travaillent de l’intérieur le psychisme des individus et les perturbent dans leur rapport à eux-mêmes et aux autres. C’est le cas par exemple des individus qui ont à subir une morale sexuelle très sévère. (On pourrait ajouter qu’une morale sexuelle permissive ou des mœurs qui encouragent certaines formes de vie sexuelle ont les mêmes effets, à ceci près qu’ils ne concernent pas les mêmes personnes.)

La culture ne cultive pas tant en l’homme ses dispositions naturelles qu’elle ne les métamorphose de façon à les rendre inoffensives, mais au prix de leur satisfaction.

Contrairement à Kant, Freud estime que tous les mauvais penchants, ceux qui conduisent à la destruction de la vie sociale ne concourent pas à faire entrer les hommes dans l’ordre de la culture, mais doivent au contraire être inhibés ou sublimés par la culture. Pour Freud, on ne peut pas dire que la nature a bien fait les choses, comme le soutient Kant. Il faut au contraire la rompre et la métamorphoser par la culture pour que la vie sociale, qui est toujours l’enjeu, soit possible.


La culture du groupe auquel on appartient provoque (ce qui permet de la perpétuer) toujours l’acte de cultiver quelque chose en chacun : cultiver au sens de faire croître ce quelque chose mais toujours sous une forme socialement acceptable ou même valorisée.
    Selon Kant, la forme finalement prise par nos dispositions leur donne non seulement une valeur sociale et culturelle, mais, en tant qu’elle permet à l’homme de s’accomplir, permet d’offrir aux individus une satisfaction générale (cela les rend heureux pour le dire autrement) qui en rend le coût nul ou mineur. Selon Freud, cette mise en forme, quoique nécessaire, conduit surtout à des sacrifices, à des insatisfactions et pour finir à des souffrances.
La culture impose donc aux individus à la fois une restriction à leurs aspirations spontanées et une mise en forme de soi, une mise en culture de soi par un travail sur soi qui permet l’acquisition d’une forme imposée par la culture à ce que chacun est. Selon la forme imposée par la culture, selon les aspirations considérées, selon aussi la conception qu’on a de l’homme (soit la rationalité et une certain cohérence des aspirations dominent, soit ce sont les pulsions et l’absence de cohérence spontanée ou finale entre les diverses aspirations et moteurs de l’action qui dominent), on trouvera que ce sont les bénéfices ou les sacrifices qui l’emportent.


Au fond, la culture permet à toutes les aspirations ou presque de se trouver une forme acceptable. La culture peut tout recycler. Mais selon les formes et selon les aspirations, une tension peut perdurer au terme du processus de mise en culture entre l’aspiration initiale et la forme qu’elle est amenée à prendre.  La culture peut permettre de tout sublimer : le désir sexuel dans l’amour, le ressentiment dans la création de valeurs (Nietzsche), dans l’action politique, la violence dans l’armée ou la police, un traumatisme dans la psychiatrie ou la philosophie… Mais, en fin de compte, ce qui est sublimé dans la culture peut ne pas y trouver son compte.

Il faut également noter que les bénéfices pour les individus de la culture sont de deux ordres distincts qui sont ou non réconciliés par la mise en culture des dispositions individuelles : l’accomplissement de soi selon les formes imposées par la culture et le bonheur (ou à défaut, l’absence de souffrance).


C ) La culture abaisse ou se perd dans le loisir et la consommation.


Parler du coût de la culture pour les individus en terme de sacrifice avec Freud ne suffit pas : on peut aussi se demander si la culture n’a pas aussi un coût au sens où elle ne cultive pas les dispositions individuelles qui pourraient l’être au bénéfice de chacun et de tous et/ou au sens où elle cultive en les individus ce qui est bas ou de moindre valeur : la violence, le racisme, la haine, le plaisir veule, la consommation effrénée.

Cette question, rapportée à certains phénomènes contemporains dans les sociétés occidentales, pose le problème que Hannah Arendt appelle la crise de la culture.

Elle peut être comprise comme l’effet d’un retrait de la culture au profit d’une sous culture, celle des loisirs, c’est-à-dire comme une mutation de la culture (des moeurs) qui étant considérée comme une altération de la culture (une culture idéale, capable de développer les aptitudes individuelles). Cette critique de la culture actuelle appelle à une restauration (position réactionnaire) de la culture au plein sens du terme.

Les arguments de cette critique sont des deux ordres.

La société de consommation s’est accaparée les œuvres culturelles, les a transformées de façon à en faire des objets de consommation, qui comme tels ne sont plus des œuvres, mais des produits destinés à la destruction. C’est ainsi que les œuvres du passé sont transformées pour en faire des moyens de distraction (adaptations cinématographiques de livres qui au lieu d’en faire une interprétation, les affaiblissent, les aplatissent pour pouvoir les vendre au plus grand nombre. (Position de Arendt)
Les moeurs actuelles privilégient la liberté individuelle et la recherche du plaisir immédiat au détriment du travail sur soi afin de développer nos dispositions. L’émancipation générale des individus joue contre la mise en valeur de leurs capacités et leur ouverture à l’universel, à des formes multiples de transcendances, d’altérité. (Ce qui suppose des valeurs en fonction desquelles on juge cette mise en valeur). On privilégie le plaisir immédiat au détriment du travail sur soi, du soin apporté à ses dispositions. C’est l’effet de certaines formes actuelles du mode de vie des occidentaux qui les poussent à l’amnésie, les coupent du passé, dans le refus des traditions.

Ce qui est en question, c’est le rapport à la tradition et la mémoire dans la mise en valeur des dispositions naturelles. Ce qui est mis en cause selon cette critique, c’est notre rapport au passé, c’est-à-dire aux œuvres produites par la culture par le passé. Selon cette critique, le contact exigent avec ses œuvres est le seul moyen de développer nos dispositions naturelles, de nous former et de nous permettre de créer à notre tour par reprise et transformation de ce dont on hérite. A quoi s’oppose l’idée selon laquelle cette mise en culture de nos dispositions ligote dans une tradition, enferme dans la répétition et le culte et ne rend pas plus heureux que la consommation et la rupture avec le passé. Le bonheur individuel et l’accomplissement de soi en rapport avec la culture entrent en conflit de telle sorte qu’en privilégiant le bonheur sous la forme du loisir et du plaisir immédiat, on s’interdit de s’accomplir, parce que cet accomplissement suppose un travail, un effort qui est contraire au plaisir qu’on attend de la consommation.



IV) La diversité des cultures.


Sachant qu’il existe une diversité des cultures et une diversité du matériau humain (qui n’est pas sans rapport avec le travail de la culture, mais qui ne se réduit pas être le pur produit de ce travail), l’accomplissement de soi et le sacrifice ne sont-ils pas relatifs à la culture dans laquelle on naît ? La force physique, la forme du corps, l’appétit sexuel, la docilité, tout ce qui est individuel, singulier … peut être accompli ou brimé selon les cultures.
D’où : existe-t-il des cultures plus propices que d’autres au bonheur individuel et à l’accomplissement de soi : chaque culture est-elle plus ou moins favorable au bonheur et à l’accomplissement individuel, selon qu’elle sélectionne par ses normes tels ou tels types de dispositions et donc tels ou tels types humains ?




Rq : La question de la délimitation des aires culturelles dans l’espace (et dans le temps) est délicate et instructive. Des différences culturelles grandes ou petites s’observent à des échelles diverses. L’étendue des cultures et leurs frontières varie en fonction des critères de différenciation employé (politique, ethnique, linguistique, religieux, moraux…). Vouloir déterminer de manière absolue des cultures suppose d’élire un de ces critères pour en faire le socle fondamental de la culture et par là des différences culturelles. La religion, actuellement, joue souvent ce rôle discriminant. Mais on peut contester l’idée même qu’un critère soit plus décisif que les autres.

Cette délimitation est devenue d’autant plus délicate du fait de la quasi disparition du cloisonnement ou de l’isolement des peuples et des cultures. C’est ce qu’on appelle la globalisation au sens d’homogénéisation des modes de vie, qui mène à la destruction partielle ou complète des différences culturelles. Homogénéisation qui résulte moins d’un mélange des cultures que d’un alignement ou d’une aspiration à l’alignement de tous sur le mode de vie des pays dits occidentaux. La globalisation est à distinguer de la mondialisation qui concerne essentiellement la production et les échanges économiques.


La rencontre entre les cultures, avec l’altérité culturelle, produit des réactions diverses : distance, mépris, rejet, conflit, séduction, transposition, adoption. Ces réactions se fondent sur des jugements de valeur par lesquels on affirme soit une supériorité de sa culture sur celles des autres, soit une supériorité d’autres cultures par rapport à la sienne.

Le problème posé par ces jugements : c’est en fonction de sa propre culture qu’on juge celles des autres. Et que les autres jugent la sienne. Il ne peut en être autrement. Ce jugement de valeur procède donc d’une comparaison entre des cultures à partir d’une culture posée comme la culture de référence (que ce soit la sienne ou une autre). Or pourquoi faire d’une culture parmi d’autres, notamment la sienne (ethnocentrisme), la référence ? Toutes les cultures ne pourraient-elles pas prétendre être la culture de référence ? Dans ces conditions, les jugements portés sur une autre culture n’auraient pas de valeur absolue : ils seraient relatifs au choix de la culture de référence, choix toujours contestable.

La question qui se pose alors : est-il possible de fonder un jugement de valeur absolu, c’est-à-dire qui ne soit pas relatif à une culture érigée en référence, sur les cultures (la sienne et les autres) ?

A cette question, on peut donner trois réponses qui toutes conduisent à des impasses.

    A ) La barbarie.

La première façon de juger les autres cultures est ethnocentrique ; elle consiste à juger les autres cultures en fonction de la sienne. Dans cette perspective, toutes les différences culturelles sont jugées étranges et comme des formes inférieures à la sienne de culture. Dans ces conditions, on a vite fait de tenir les autres cultures pour des formes de barbarie et les autres pour des sauvages.

« L’attitude la plus ancienne, et qui tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », «cela n'est pas de chez nous », «on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l'Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement: il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l'inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui veut dire «de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. [...] C'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus «sauvages» ou «barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. »
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire.


Commentaire :

Historiquement et psychologiquement, notre rapport immédiat aux autres cultures est un rapport de rejet de toutes les formes d’altérité. Ce rejet n’est pas de l’ordre du jugement, mais du sentiment, de l’émotion : répulsion, frisson, indignation, horreur.

Ce ne sont pas des hommes. Déclarer que les autres hommes sont des barbares ou des sauvages, c’est bien plus que déclarer que les autres sont une culture inférieure à la sienne, c’est affirmer que les autres n’ont pas de culture, que leur culture n’en est pas une du tout (ou de manière partielle) et, du coup, c’est rejeter en dehors de l’humanité les hommes qui n’appartiennent pas à sa propre culture, c’est soutenir que les autres sont plus des animaux que des hommes. Dévaloriser la culture des autres ou nier qu’ils aient une culture, c’est nier leur appartenance à l’humanité.
Dans bon nombre de cultures jugées primitives, le mot par lequel on désigne son peuple est le mot « homme » ou de mots comme « les excellents », « les bons », « les complets ». C’est l’origine du mot aristocrate qui étymologiquement signifie excellent, beau et bon.
Ce rejet en dehors de l’humanité de tous ceux qui n’ont pas la même culture que nous s’explique par le fait que notre humanité se joue dans la culture : comme on ne devient humain qu’au sein d’une culture, comme on ne devient un homme qu’en devenant chinois ou français, chacun est tenté d’en conclure que tous ceux qui ne sont pas chinois ou français comme soi n’est pas un homme, mais un animal, un sauvage.

Le paradoxe. Conclure que les hommes qui n’ont pas la même culture que soi n’ont pas de véritable culture et qu’ils ne sont pas des hommes mais des barbares ou des sauvages, c’est cela la barbarie. En effet, juger que les autres sont des barbares parce qu’ils sont différents de soi, c’est l’attitude caractéristique de ceux qu’on juge les plus barbares d’entre tous, ceux qui appartiennent à des cultures primitives. La barbarie se reconnaît à cela qu’on tient les autres pour des barbares.
Conséquence : c’est lorsqu’on reconnaît que les autres ne sont pas des barbares, mais des hommes qui ont une autre culture que la sienne qu’on sort soi-même de la barbarie. Ce qui veut dire qu’on reconnaît alors que l’humanité des hommes ne se réalise pas dans une seule culture, mais dans toutes les cultures, chacune à leur façon. De la sorte, au lieu d’établir une hiérarchie entre différents groupes humains, hiérarchie qui rejette en dehors de l’humanité ou de l’humanité accomplie certaines populations, on accorde à tout homme, quel que soit sa culture, qu’il est un homme à part entière et qu’il a un égale dignité que tout autre. C’est un des sens de la déclaration des droits de l’homme.

Ce paradoxe pose un problème. Dire que le barbare est celui qui croit à la barbarie, cela signifie que Lévi-Strauss maintient l’idée de barbarie. En disant que les peuples des cultures primitives jugent les autres barbares et que cela est typique de la barbarie, il en fait des barbares, ce qui correspond précisément au jugement qu’on porte sur eux lorsqu’on les déclare primitifs, c’est-à-dire sauvages. Réciproquement, en tant que nous sommes imprégnés de l’idée d’humanité en tant qu’elle englobe tous les hommes, nous pouvons dire que nous ne sommes pas nous-mêmes des barbares, ce qui correspond bien à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. De la sorte, la hiérarchie des cultures et des hommes est reconduite. Cette position peut servir à justifier par exemple la colonisation, quelle qu’en soit la forme, lorsqu’elle se donne pour but (réel ou apparent) de civiliser les populations colonisées, c’est-à-dire de les sortir de leur barbarie pour les faire accéder à l’idée d’humanité étendue à l’échelle du genre humain. En d’autres termes, on ne dira plus que les autres hommes sont des sauvages, mais on dira qu’ils sont des enfants à éduquer (donc certes des hommes mais pas encore accomplis). Ce qui est très exactement ce qu’on disait en France pour justifier la colonisation en Afrique… C’est aussi de cette manière que les Etats-Unis pensent être en droit d’exporter la démocratie…
On le voit le relativisme culturel qu’on prête à Lévi-Strauss est très relatif… On ne se débarrasse pas si facilement de tout jugement de valeur et de toute hiérarchisation. Ce qui maintient le problème de la valeur du jugement de valeur porté sur les autres cultures.


    Ce rejet des autres cultures tenues pour barbares conduit donc à une impasse : être un barbare soi-même. Mais cette critique conduit elle-même à une autre impasse : maintenir l’idée de barbarie qu’elle semble nier. Ce qui oblige à dépasser ce premier stade du rapport aux autres cultures. On peut alors adopter une autre façon de les considérer, rigoureusement opposée à la première : être séduit par les autres formes de culture.


  B ) Le relativisme culturel.

On peut poser que toutes les cultures se valent, qu’elles ont toutes une égale dignité, donc un égal droit à l’existence.
 
Les arguments du relativisme culturel.

Cette attitude repose d’abord sur l’idée selon laquelle on ne peut pas juger les autres cultures parce qu’on le fait toujours en fonction de la sienne qui ne peut prétendre être un modèle ou une référence. On s’en rend compte par exemple en constatant qu’il existe des cultures très différentes de la notre qui sont cependant aussi voire plus riches en œuvres diverses que la notre. Ne pouvant pas juger de manière absolue de la valeur des autres cultures, on renonce à les hiérarchiser en les posant comme égales.

Elle repose aussi sur l’idée selon laquelle pour hiérarchiser les cultures, il faut disposer d’un critère de jugement, d’évaluation. Or, comme le fait remarquer Lévi-Strauss, selon le critère retenu, la hiérarchie ne sera pas la même. Si on retient le critère de la maîtrise technique de la nature, on place les sociétés occidentales au sommet de la hiérarchie. Mais si on retient l’aptitude à triompher de milieux hostiles, ce sont les Eskimos et les Bédouins du désert qui l’emportent. Si on retient l’intégration des hommes dans leur milieu naturel, les Aborigènes d’Australie ou les Bushmen d’Afrique du Sud l’emportent sur les autres.

Seulement, le relativisme culturel, sous des dehors du respect des différences, pose lui aussi des problèmes.

  C ) Le dépassement de la barbarie et du relativisme.

Le relativisme culturel peut être une forme de mépris : on peut juger que les autres ont des mœurs indignes, sauvages, fondées sur des erreurs, arriérées, dangereuses, immorales et s’abstenir d’en faire état et d’intervenir en disant que c’est leur culture qui veut ça.  Mais dans ce cas, de deux choses l’une : si nous pensons que nos jugements sont fondés, alors c’est qu’on refuse de se donner la peine d’améliorer la situation, de corriger des erreurs, de faire valoir des principes moraux, ou alors parce qu’on ne dit rien, ne fait rien, c’est qu’on n’accorde pas à nos jugements une grande valeur. Or presque toujours en fait, on accorde de la valeur à nos propres jugements de valeur sur les autres cultures même quand on ne dit rien et ne fait rien.  Qu’est-ce que cela signifie ? Que le respect affiché signifie simplement qu’on ne juge pas les autres dignes de voir leur condition culturelle s’améliorer. Donc qu’on n’estime pas les autres, qu’on ne les traite pas en égaux, c’est-à-dire comme des semblables. Ainsi lorsqu’on excuse quelqu’un pour des propos ou des conduites qu’on réprouve en invoquant sa culture comme l’origine de ses propos ou de sa conduite, on ne le tient pas pour un égal, pour un homme en somme.

La culture d’origine n’excuse pas l’erreur ou la faute si erreur ou faute il y a. Si on s’en sert pour excuser les erreurs ou les fautes, c’est qu’on accorde à l’autre un droit à l’erreur ou à la faute qu’on n’accorde pas cependant à ceux qu’on tient pour ses semblables.

Par ailleurs, le relativisme culturel qui défend le principe du respect des différences (différentialisme) conduit logiquement à respecter toutes les cultures qui elles ne font preuve d’aucun respect.

« Il y a des gens qui croient que le relativisme est le bon moyen de défendre le respect des autres cultures, c'est totalement faux. Si vous êtes relativiste, tout le monde a raison de son point de vue, donc si vous voulez brimer les autres cultures, vous avez raison de votre point de vue ; de même si elles veulent vous brimer, elles ont raison de leur point de vue. Ce n'est pas avec des arguments qui consistent à valoriser systématiquement la différence culturelle, anthropologique, que nous allons lutter contre le racisme. C'est malheureusement avec cela que l'on est en train d'essayer de lutter en disant : vive la pluralité, la diversité et surtout ne parlons jamais de ce qui pourrait être commun à tous les hommes, parlons uniquement de ce qui les sépare et grâce à cela nous allons lutter contre le racisme. »
Jacques Bouveresse. La philosophie et son histoire. In Le Noroît,  numéro 296, février 86

Commentaire :

L’enjeu du relativisme. L’enjeu du relativisme, en tant qu’il accorde une égale valeur à toutes les cultures, c’est d’imposer la respect des cultures et des autres, donc de lutter contre le racisme ou la xénophobie (le racisme est la haine des autres en tant qu’ils ne sont pas physiquement semblable à soi-même, la xénophobie est la haine des étrangers en tant qu’ils sont culturellement différents ou d’une autre nationalité, qu’il y ait ou non des ressemblances physiques). C’est deux notions sont généralement confondues parce qu’on identifie facilement mais à tort l’apparence physique et l’appartenance culturelle et/ou la nationalité.
La contradiction interne du relativisme. Promouvoir le respect de toutes les cultures comme telles peut conduire à défendre l’absence de respect dont certaines cultures font preuve avec les autres (et on peut ajouter avec leurs propres membres). Cela peut aussi servir de moyen de justifier ses propres agressions. Si le relativisme conduit finalement à cautionner la violence, il manque son but qui était le respect des autres cultures.
C’est de ce moyen que les promoteurs de conduites violentes ou irrespectueuses se servent pour se justifier : lorsqu’on les critique pour les idées qu’ils défendent, ils crient au racisme et appellent au respect de leur identité culturelle.
En outre, si on insiste sans cesse sur ce qui nous différencie, on favorise les confrontations et non le respect.
Ce qui est commun à tous les hommes. Ce qui peut fonder le respect de tous les hommes, ce n’est pas ce qui les différencie, mais ce qu’ils ont en commun. En effet, ce qu’ils ont en commun est ce qui les rend semblables les uns aux autres. Or dès lors qu’on tient les autres pour des semblables, on les tient pour des égaux ce qui invite au respect. C’est tout le contraire qui se passe si on ne voit que des différences.

Mais qu’est-ce qui est commun à tous les hommes, sinon qu’ils sont tous des hommes ?

La solution est donc de promouvoir non pas le respect des cultures, mais le respect des hommes en tant que tels quelle que soit leur culture. Ce qui faut défendre, ce sont les hommes, pas les cultures qui, ne serait-ce que lorsqu’elles sont agressives avec leurs membres ou avec les autres méritent d’être critiquées. Dire que les hommes ont droit au respect n’interdit pas de critiquer leur culture et parfois même oblige à critiquer leur culture si elle nous paraît comporter des erreurs ou mener à des conduites condamnables. Le respect des hommes peut passer par la critique de leur culture. Il ne faut pas confondre respect des droits de l’homme en tant qu’individu et respect des différences culturelles.

Rq : Du coup, le problème posé par le paradoxe de Lévi-Strauss est résolu. On l’a vu, il maintient l’idée de hiérarchie des cultures et de barbarie en critiquant la notion de barbarie. Il soutient en effet qu’il existe des barbares (ceux qui nient l’humanité des autres hommes) et qu’il vaut mieux ne pas être un barbare, c’est-à-dire tenir tous les hommes pour des membres de l’humanité. Ce faisant, il maintient une hiérarchie des cultures en accordant plus de valeur à celles pour lesquelles les autres ne sont pas des barbares. Or, le critère de cette hiérarchisation des cultures n’est autre que la reconnaissance de l’humanité de tous, c’est-à-dire de la commune appartenance de chacun à l’humanité. Le respect des hommes prime sur le respect des cultures.


Ce qui pose cependant un sérieux problème : les hommes ne sont des hommes que par leur appartenance à une culture déterminée qui leur impose une manière déterminée d’être un homme. Il est dans ces conditions très difficile pour ne pas dire impossible de distinguer en soi et en les autres ce qui relève de sa culture de ce qui relève d’une commune humanité. On peut très facilement juger que notre humanité est inséparable de la forme que la culture lui a donné et par là vouloir défendre et étendre sa propre manière de vivre et de penser à tous les autres en pensant défendre et étendre l’humanité elle-même. De même, on peut facilement juger qu’on est attaqué dans son humanité même lorsqu’on se voir reproché certaines conduites ou pensées qui relèvent de sa culture. C’est ainsi par exemple qu’on peut affirmer que promouvoir les notions d’humanité commune à tous les hommes et de respect des droits de l’homme est une forme d’impérialisme culturel occidental, qu’on peut affirmer que critiquer des idées religieuses est attentatoire à l’humanité, à l’intégrité humaine de ceux qui y adhérent. On retombe alors dans l’impasse du relativisme, déplacée vers l’anthropologie.
Cependant, il n’en reste pas moins qu’il existe au moins un critère qui peut justifier qu’on préfère le respect des hommes à celui des cultures : ménager les conditions de la coexistence, de la paix entre les hommes, les peuples et les cultures, quelles que soient leurs différences par ailleurs. Nul ne peut vouloir la violence ou la guerre durablement et nul ne veut les subir. En vertu de quoi, il est légitime de critiquer tous les aspects des cultures qui peuvent conduire à l’agression des autres ou de ses membres.

 


 
 

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