B ) L’Etat est-il le seul détenteur du pouvoir ?
1 ) Où trouve-t-on du pouvoir ?
D'abord, à partir de la définition donnée du pouvoir, il est possible de repérer un ensemble de faits de pouvoirs qui n’ont pas tous un rapport avec l’Etat. Ces faits de pouvoir, nous les trouvons d’abord au sein de la vie sociale, de la société. On peut dire qu’elle est tissée de liens de pouvoir, qu’elle est faite d’une multiplicité de liens de pouvoir. L’essentiel des relations sociales peut en effet être analysées comme des relations de pouvoir. Ce qui signifie que rien n'est moins concentré, n'est plus disséminé que les faits de pouvoir et qu'une conception trop étroitement politique ou juridique du pouvoir, c’est-à-dire qui lie le pouvoir à l’Etat, occulte la réalité des faits de pouvoir.

Au sein des groupes sociaux.

Les individus ne sont pas des entités isolées et indépendantes au sein de la vie sociale : ils appartiennent tous à des degrés divers à des groupes sociaux, tels que la famille, la classe, l’atelier, la communauté religieuse, la collectivité, la communauté nationale, la caste, l’ordre, la classe sociale, le parti politique, le syndicat... au sein desquels certains individus exercent un pouvoir sur les autres.

Quelques exemples : rapport parents/enfants, rapport entre ceux qui travaillent et ceux qui organisent et surveillent le travail, rapport entre un entraîneur et des sportifs, rapport entre un parti et ses militants, rapport de domination ou d’autorité entre des individus qui appartiennent à la même classe ou au même établissement (bande, racket, influence de certains sur d’autres...)


 
Contrairement à ce qu'on pourrait penser spontanément, les relations de pouvoir au sein d'un groupe social ne sont ni secondaires, ni étrangères à ce groupe et à sa vie propre. Au contraire, ce sont les relations de pouvoirs qui produisent, organisent, déterminent la nature ou le statut, pérennisent ou détruisent des groupes sociaux. Il n'y a pas des groupes sociaux puis du pouvoir, il y a du pouvoir qui engendre des groupes sociaux.

Cf : Aristote, La politique, Livre I. Contre Platon, il refuse de dire qu'entre les différentes formes de pouvoir, de maîtrise, il n'existe qu'une différence de degré, une différence dans le nombre de subordonnés, pour soutenir au contraire qu'il y a au sein de tous les groupes sociaux des formes de pouvoirs de nature différente. Etre père de famille se distingue par nature d'être magistrat, c'est-à-dire titulaire d'une charge politique au sein de la Cité. L'enjeu de cette opposition entre les deux penseurs étant de savoir s'il existe une norme du bon usage du pouvoir commun à toutes ses formes.

Selon Aristote, ce qui permet de définir la nature et l’extension d’un groupe social, c’est la nature du pouvoir qui s’exerce entre ses membres. Ce qui signifie que c’est le pouvoir qui constitue les groupes sociaux comme tels, que c’est le pouvoir qui est toujours premier. Plus précisément, c’est la nature d’un pouvoir, définie par ses modalités et ses fins, qui détermine l’existence, l’extension et le devenir du groupe social sur lequel ce pouvoir s’exerce.

Par exemple : c’est la nature du pouvoir du chef de famille ou des parents qui détermine la nature et l’extension de la famille. Ce type de pouvoir ne concernant pas par essence un adulte indépendant, la famille ne comptera donc pas en son sein un tel être. Mais, tout être qui ne serait pas naturellement issu des parents de la famille et sur lequel des parents exerceraient un pouvoir conforme à celui qu’on exerce dans une famille serait de fait intégré à elle. Ce type de pouvoir détermine donc l’extension de ce groupe social.

Et, de même qu'il détermine la nature et l'extension des groupes sociaux, il détermine les individus, non pas seulement dans leur conduite respective, mais aussi quant à leurs statuts : ce n’est pas le fait d’être biologiquement parent, mais c'est l'exercice de l'autorité éducative qui fait être/devenir père ou mère au sein d'une famille. De même, c’est l’obéissance à l’autorité parentale qui fait l’enfant, pas son âge.

Cela signifie que les changements de statuts sociaux correspondent toujours à un changement de place au sein d’un groupe social, d’une structure de pouvoir. Je suis parent avec des enfants sur lesquels j’exerce une autorité éducative, mais je suis prof lorsque cette autorité devient celle d’un prof avec des élèves et enfin élève lorsque je suis des cours, c'est-à-dire que j’obéis à l’autorité d’un prof.


 
Entre les groupes sociaux.

Mais, les groupes sociaux ne font pas qu’exercer un pouvoir sur leurs membres, par l’intermédiaire de l’un ou l’autre de leurs membres, ils exercent aussi un pouvoir les uns sur les autres. C’est ce qui se produit dans les conflits de classe, les grèves, le lobbying, l’intervention des intellectuels dans les affaires publiques…

En outre, il faut ajouter que si des groupes sociaux se constituent par des relations internes de pouvoir, il arrive aussi qu'ils se constituent par des relations externes de pouvoir.

Cf : Marx. Même remarque que celle d’Aristote : c’est la relation de pouvoir qui constitue les groupes sociaux : la lutte des classes précède et détermine les classes sociales elles-mêmes. Les classes sociales se constituent dans la lutte contre les autres, elles ne précèdent pas le conflit, n’existent pas avant le conflit. Or, un conflit n'est rien d'autre qu'une tentative bilatérale de prise de contrôle de la conduite de l'autre ou qu'une crise dans une relation de pouvoir. C’est la conscience d’avoir des intérêts communs menacés ou fragilisés par les intérêts d’autres personnes, qui ont-elles aussi des intérêts communs, qui est à l’origine de la constitution d’un groupe de personnes en classe sociale.

C’est encore la relation de pouvoir qui est première en cela qu’elle est constitutive de certains groupes sociaux.

Le pouvoir structure la vie sociale et détermine les individus. Il n'est pas un phénomène surajouté, parasite et dont on pourrait se passer : il est constitutif de la vie sociale comme telle.

Mais, du pouvoir, n'en rencontre-t-on qu'au sein de la vie sociale ? Puisqu'on les assimile volontiers, l'Etat doit bien en avoir. Mais lequel, sur qui et sous quelle forme ?

Lorsqu'il n'exerce pas son pouvoir brutalement, c'est-à-dire à la manière d'un maître d'esclaves, en donnant des ordres qu'il fera exécuter de la manière qu'il jugera la plus efficace, l'Etat impose des interdictions et des obligations légales autant qu'il accorde des droits. Or, toutes les obligations et interdictions constituent des devoirs légaux qui s'imposent aux individus.

Comment l'Etat les imposent-ils ?

En recourant aux trois formes possibles de l'exercice du pouvoir :

    • Par la menace puisque les obligations et interdictions légales sont assorties de sanctions en cas de transgression. Par des faveurs ou l'octroi de certains avantages
    • Par l'effet de son autorité, c'est-à-dire de celle de ses représentants ou agents qui par eux-mêmes, en vertu de leur fonction, de leur uniforme ou de leur réputation peuvent obtenir que les individus fassent ce que la loi exige d'eux. L'Etat en effet n'est personne en particulier : ce sont ses agents, ses fonctionnaires, qui font respecter les lois qui obligent à faire certaines choses.
    • Par persuasion ou en parvenant à convaincre du bien-fondé de ce qu'il exige, des devoirs qu'il impose.
Donc, si l'Etat possède bien du pouvoir, il n'est pas le seul à en avoir. Mais puisque l'Etat n'a pas le monopole du pouvoir, puisque le pouvoir est partout, on fait erreur en l'assimilant au pouvoir comme tel. Soit, mais alors comment et pourquoi, compte tenu de cela, avons-nous tendance à les assimiler ? Qu'est-ce qui peut expliquer une assimilation si peu fondée ?

Il semble que la seule explication possible soit que le pouvoir de l'Etat possède des caractéristiques si particulières qu'elles créent l'illusion selon laquelle il est le seul a en posséder.

Toute la question est donc de savoir ce qui distingue les pouvoirs de l’Etat des pouvoirs sociaux afin de savoir pour quelles raisons on assimile à tort l’Etat et le pouvoir.

2 ) Qu’est-ce qui distingue les pouvoirs de l’Etat des pouvoirs sociaux ?
Qu’est-ce qui distingue le pouvoir de l’Etat des pouvoirs observables au sein de la vie sociale ?

Rq : Comparer et distinguer les pouvoirs de l’Etat avec les formes de pouvoir observables dans le cadre de la vie sociale va nous permettre de déterminer les caractères propres au pouvoir de l’Etat, mais cette comparaison peut avoir d’autres enjeux : elle peut aussi permettre de savoir si le pouvoir de l’Etat peut trouver des modèles dans la vie sociale ou s’il faut le considérer comme unique et original.

C’est dans ce but que des auteurs de philosophie politique, comme Aristote ou Rousseau, commencent leur réflexion sur le pouvoir politique ou l’Etat en cherchant à établir ce qui distingue les pouvoirs de l’Etat de certains pouvoirs sociaux. L’enjeu étant toujours de savoir si l’Etat peut trouver dans la vie sociale des formes de pouvoirs qui pourraient lui servir de modèle.

Cf : Aristote, La politique, Livre I, et Rousseau, Le Contrat Social, livre I.

Une première différence apparaît assez nettement : si les pouvoirs sociaux sont tous limités quant au nombre d’individus sur lesquels ils s’exercent, le pouvoir de l’Etat lui s’étend sur la totalité des individus qui vivent sur un territoire déterminé.
 


 
 
a ) La souveraineté.
La première caractéristique distinctive du pouvoir de l’Etat, c’est sa souveraineté. L’Etat dispose de pouvoirs souverains en cela qu’il n’existe pas de pouvoirs supérieurs ou égaux aux siens sur le territoire sur lequel il exerce son pouvoir. Cela signifie d’une part qu’il exerce son pouvoir sur tous sans distinction et de telle sorte qu’il n’y ait aucun pouvoir qui puisse le contredire ou s’opposer à lui sur le territoire sur lequel il exerce son pouvoir. Rien ni personne n’a plus de pouvoir que lui, c’est-à-dire donc que ceux qui temporairement ou définitivement disposent des pouvoirs de l’Etat.

On peut lui résister de fait, mais en droit aucun pouvoir ne peut ni ne devrait rivaliser avec le sien.

Cela signifie que là où l’Etat a un pouvoir, son pouvoir est souverain. Tous les pouvoirs de même nature que ceux qu’il a et qui sont détenus par d’autres que lui, sont soumis à celui de l’Etat.

Conséquences :

    • La souveraineté se traduit par l’unité et la concentration des lieux de pouvoir, de l’exercice du pouvoir. Puisqu’il n’y a pas de pouvoir supérieur ou égal au sien, il est unique, unifié.
    • La souveraineté du pouvoir de l’Etat implique que l’Etat n’est lui-même soumis qu’aux limites qu’il s’impose à lui-même. Il peut donc passer outre ce qu’il exige de ceux sur lesquels ils exercent son pouvoir, puisque souverain il n’a de compte à rendre à personne. Ce qui peut se traduire par ce qu’on appelle des abus de pouvoir, c’est-à-dire par l’usage de ses pouvoirs au-delà des limites dans lesquelles il est sensé agir.
Ces abus de pouvoir sont souvent expliqués et justifiés par ce qu’on appelle la raison d’Etat, c’est-à-dire que dans certaines circonstances qui mettent en jeu la sécurité de l’Etat, ses intérêts, son influence, sa puissance, ses secrets, l’Etat s’autorise à recourir à des moyens d’action qu’il interdit aux individus et cela pour sa propre sauvegarde. Exemples : terrorisme d’Etat, atteinte aux libertés publiques. Rq : La souveraineté est un trait fondamental, mais qui tend à s'estomper : les transferts et les abandons (souverains) de souveraineté à des niveaux infra-étatiques ou extra-étatiques tendent à limiter, voire annuler tout à fait cette souveraineté. Ce qui se traduit par exemple par la possibilité offerte aux individus de s'opposer aux Etats auxquels ils appartiennent, par la cour européenne des droits de l'homme par exemple, ou pour une entreprise, par l'intermédiaire de l'Etat auquel elle appartient de s'en prendre à un autre Etat, comme c'est possible avec l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce).

Mais, ce n’est pas la seule caractéristique du pouvoir de l’Etat. La plupart des pouvoirs sociaux sont passagers, fugaces, changeants, disparaissent et apparaissent au fil des événements. Ce n’est pas le cas du pouvoir de l’Etat qui a pour lui la durée. A quoi tient cette durée ? A son caractère institutionnel.

b ) L’institutionnalisation.
Les pouvoirs dont disposent les hommes d’Etat ou ceux qui sont mandatés par l’Etat pour les exercer ne leur appartiennent pas et ne disparaissent pas avec eux. Ils ont une durée qui dépasse celle des détenteurs du pouvoir, une continuité dans le temps en dépit des changements de personnes. Cette caractéristique de l’Etat est déterminée par son caractère institutionnel : ceux qui disposent d’un pouvoir en disposent au sein d’une institution ou grâce à une institution qui les dépasse et en vertu de laquelle ils ont ce pouvoir.

Cela signifie que les pouvoirs dont ils disposent ne sont pas des pouvoirs qu’ils possèdent en propre, dont ils ont la propriété, mais que ce pouvoir appartient à l’institution au sein de laquelle ils sont et en laquelle ils ont un statut particulier et une fonction déterminée.

Un fonctionnaire de police ne dispose pas personnellement des pouvoirs qu'il a : il en dispose en tant que fonctionnaire, donc en tant que l'institution policière lui a confié ce pouvoir et tant qu'elle peut le lui ôter.

Mais, qu’est-ce qu’une institution exactement ? Une institution, c’est quelque chose que les hommes ont institué, c’est-à-dire crée, décidé et qui détermine des usages, les comportements. Ici, ce sont des organisations, des organismes, des structures hiérarchisées (comme une armée) par lesquelles l’Etat exerce son pouvoir propre. L’ensemble des administrations sont à ce titre des institutions : police, armée, fisc, Justice... Mais, plus largement, les structures même de l’Etat, son régime, son organisation sont des institutions, politiques celles-là. On comprend en ce sens qu’il est possible de détenir un pouvoir par l’appartenance à une institution, par un statut et une fonction à l’intérieur d’une institution. Ainsi, grâce à la durée de l’institution elle-même, l’Etat peut-il assurer sa propre durée, sa pérennité.

Mais, ce qui est ici important, c’est que le caractère institutionnel de l’Etat s’accompagne presque toujours d’une législation et donc d’une légalisation de l’Etat. Pourquoi ? Parce que la loi est précisément le moyen par lequel l’Etat s’institutionnalise, se donne une structure, une organisation, ainsi qu'un régime (sous la forme d’une constitution, c’est-à-dire de lois dites fondamentales). Sans quelques lois, décrets, décisions définitives du pouvoir, il n’y a pas d’Etat. Or, c’est par la loi que l’Etat crée des institutions, les organise et les fait agir de telle sorte qu’elles soient l’expression même de son pouvoir sur l’ensemble des individus. Sans administration, il ne peut y avoir d’Etat.

C'est ce trait qui assure à l'Etat sa pérennité : c'est grâce à la réappropriation des cadres administratifs romains que les royaumes francs, mérovingiens puis carolingiens, ont pu connaître une certaine stabilité. C'est faute de toute structure de ce genre que les conquêtes de Attila (395-453) ou de Gengis Khan (1167-1227) ne devinrent jamais des Etats.


 
En résumé, les pouvoirs de l'Etat se distinguent des pouvoirs sociaux en cela qu'ils sont souverains et institutionnalisés.

Nous sommes en mesure à présent de répondre à la question que l’on se posait pour commencer. L’Etat est-il la seule réalité du pouvoir ?

Il apparaît d’une part qu’il n’est pas la seule réalité du pouvoir dans la mesure où on rencontre des pouvoirs sociaux indépendants de l’Etat, c’est-à-dire qui ne sont ni des pouvoirs de l’Etat ni des formes dérivées du pouvoir de l’Etat lui-même.

Mais, d’autre part, il apparaît aussi que ce n’est que par l’idée de pouvoir qu’il est possible de le définir puisque ce qui le caractérise en propre, ce sont certaines déterminations relatives au pouvoir, à ces pouvoirs. Il n’est pas tout le pouvoir, mais ne se définit que par l’idée de pouvoir, à condition de préciser que ce pouvoir est souverain, institutionnalisé et légalisé.

C’est sans doute pour ces raisons qu’il est commun d’assimiler l’Etat et le pouvoir : d’abord parce que c’est par le pouvoir qu’il faut le définir, (mais sous prétexte qu’il se définit ainsi, on a fini par assimiler le pouvoir à l’Etat, ce qui est une erreur de jugement ), ensuite parce que les caractéristiques propres à ses pouvoirs les rendre visibles, présents, inscrits dans le quotidien des individus alors que les pouvoirs sociaux sont souvent plus furtifs, plus discrets. La souveraineté implique son omniprésence, son institutionnalisation rend sa présence identifiable (bâtiments, uniformes, statuts reconnus, …)

Toutefois, ce n'est pas si simple.

Dire que l'Etat se définit comme pouvoir souverain et institutionnalisé qui use pour nous faire vouloir faire ce qu'il juge bon de tous les moyens possibles en la matière ne rend pas bien compte des rapports que nous entretenons avec l'Etat.

Si l'Etat n'obtenait notre respect des lois, c'est-à-dire des obligations et interdictions qu'en faisant usage de son pouvoir, nous ne les respecterions pas très souvent. Si seules les menaces, les incitations, les effets d'autorité et la persuasion nous faisaient respecter les lois, puisqu'il n'y a pas un agent de l'Etat derrière chaque personne, et un autre agent pour surveiller le premier, c'est-à-dire compte tenu de l'impunité dont on bénéficie le plus souvent, les lois seraient sans cesse bafouées. Or, ce n'est pas le cas ! Même s'ils rechignent souvent, ils se soumettent sans trop tricher.

Mais il y a plus : l’essentiel des obligations et interdictions légales sont respectées en l’absence de la conscience d’une menace et en l’absence des fonctionnaires en droit de nous sanctionner.

Si le meurtre n'est pas une pratique courante, ce n'est pas tant parce qu'il est lourdement sanctionné, pas tant parce que la peur du gendarme dissuade d'y recourir, pas tant parce que l'Etat nous a démontré que ce n'est pas bien de tuer, mais par-delà toutes ces raisons qui à l'occasion peuvent jouer, parce qu'on estime qu'on n'a pas le droit de tuer, que l'interdiction de le faire est valable, bonne, qu'il faut la respecter.
Qu'est-ce que cela signifie ?

Qu'il est fréquent que nous obéissions à la loi parce qu'elle est la loi.
Mais, si on obéit à la loi parce qu'elle est la loi, alors on n'obéit à personne, et si on n'obéit à personne, on n'agit pas sous l'effet d'un pouvoir qui nous ferait faire ce qu'on fait, on agit parce qu'on juge que c'est ce qui est le mieux, y compris si cela doit nous coûter quelque chose. On se sent obligé sans être "contraint" de faire sous la menace par exemple. Se sentir obligé voulant dire que nous ressentons la nécessité de faire telle ou telle chose non pas parce que nous sommes inviter à le faire par quelque chose d'extérieur (une menace, une autorité, un discours), mais parce que nous sommes intimement, intérieurement convaincus d'être en présence d'un principe qu'il ne faut pas transgresser.

C'est en ce sens qu'on peut parler d'une force des lois.
Mais qu'est-ce que cela signifie sinon que dans ce cas, l'Etat n'exerce sur nous aucun pouvoir ! D'autant moins que les relations de pouvoir impliquent par définition la présence d'au moins deux individus (elle est une relation inter-subjective), de sorte que lorsqu'on obéit à la loi parce qu'elle est la loi, on obéit à personne ! L'Etat n'exercerait dans ce cas aucun pouvoir ! Ce qui est tout le contraire de ce qu'on pense d'ordinaire et aussi contraire à ce qu'on vient d'établir !

Donc, puisqu'il apparaît que l'Etat peut parfaitement obtenir de nous ce que les lois exigent sans pour autant avoir à user de ses pouvoirs, on peut soutenir que l'Etat peut ne pas exercer de pouvoir et obtenir qu'on lui obéisse tout de même ! Donc qu'il n'a pas toujours besoin de pouvoir !

Mais alors on se contredit : on dit d'un côté que l'Etat, s'il n'a certes pas le monopole du pouvoir, a les plus grands pouvoirs, mais de l'autre qu'il peut s'en passer. Mais pourquoi aurait-il les plus grands s'il peut s'en passer ? Ou, pourquoi s'en passe-t-il, n'en a-t-il pas besoin si par ailleurs il en dispose ?

On peut répondre à cela qu'on ne parle pas exactement de la même chose dans les deux cas : d'un côté, l'Etat qui exerce un pouvoir, c'est l'Etat compris comme l'ensemble des représentants et agents de l'Etat en tant qu'ils font respecter la loi, sanctionnent les contrevenants et éventuellement expliquent le bien fondé des lois, de l'autre, l'Etat qui n'exerce pas de pouvoir mais auquel on obéit parce que se sent obligé de le faire, c'est l'Etat compris comme étant la loi elle-même. D'un côté le pouvoir exécutif, de l'autre la loi, qui n'est pas un pouvoir.

Soit, mais pourquoi tantôt assimiler l'Etat à un pouvoir et tantôt à la loi ? Qu'est-ce qui fait que tantôt on se sent "contraint" par l'Etat, tantôt non ? Pourquoi tantôt obéir sans qu'il l'exige explicitement et tantôt obéir parce qu'il fait en sorte qu'on lui obéisse ?

Pourquoi sinon parce que nous trouvons que les lois sont justifiées, valables, respectables, justes ?

Soit, mais pourquoi, en quoi ? Qu'est-ce qui permet de dire que les lois sont justes et donc que l'Etat qui les impose l'est aussi ?

A quelles conditions le pouvoir de l'Etat et les lois qu'il impose sont-ils acceptables par ceux sur lesquels il s’exerce et, à l'inverse, à quelles conditions ils ne le sont pas ou cessent de l’être ?

En effet si on admet que sa réalité est indépassable ou indispensable, il faut alors définir les conditions qui rendent son pouvoir et ses exigences acceptables, donc aussi, à l'inverse, les conditions dans lesquelles la résistance, la lutte contre l’Etat est autorisée, voire nécessaire.

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