II ) Avons-nous à nous soumettre ou à désobéir à l’Etat ?
Comment poser le problème de la légitimité de l’Etat ?
 

Afin de savoir s’il faut obéir ou non à l’Etat, commençons par observer comment les individus se comportent par rapport à lui.

Les rapports entre les individus ou les groupes sociaux et l'Etat sont complexes. Complexes et ambigus parce que les individus ont également tendance à obéir ou à se soumettre et à désobéir ou à se révolter contre l'Etat.

A savoir ? Se soumettre à l’Etat, lui obéir signifie respecter l’ensemble des lois et donc les interdictions et obligations légales, mais aussi respecter ses représentants et ses biens.

A l’inverse, on peut lui désobéir, c'est-à-dire ne pas respecter les lois, les transgresser : infraction, délit et crime. On peut aussi se révolter, c'est-à-dire non pas seulement ne pas respecter les lois, mais aussi s’en prendre à l’Etat lui-même, c’est-à-dire à ses représentants et à ses possessions. Il s’agit alors d'insurrection, d’émeute, de révolte et de révolution.

Soit, mais pour quelles raisons ?
Pourquoi obéissent-ils ? Pourquoi obéissons-nous ?

On peut trouver à l'obéissance deux séries d'explications différentes.

    • D'abord, bien sûr, nous obéissons pour ne pas nous exposer à des sanctions, mais très souvent, c'est par habitude, par faiblesse, par lâcheté plus encore que par peur que nous obéissons. C'est vrai aussi pour les Etats dont les régimes sont les plus répressifs.
    • Mais ensuite, on peut aussi observer que l’obéissance à l’Etat, c’est-à-dire le respect des obligations et interdictions légales, ne dépend pas toujours de ces raisons. La preuve : en cas d’impunité, on observe que les individus ont souvent tendance à respecter les règles et les lois, alors que, précisément, ils ne risqueraient rien à ne pas les respecter ! Ils se sentent donc obligés plutôt que contraints de faire ce qu’ils font. 
Rq : Ce qui signifie que ni l'adhésion ni le rejet d’un Etat, d'une politique, d'une législation ne permettent de soutenir qu'elles sont ou bien légitimes ou bien pas. En somme, les seules réactions d'une population, pour ou contre, à elles seules, ne signifient rien en la matière. Ce qui est à la fois fâcheux et heureux : fâcheux parce que le consentement aurait pu après tout être un bon critère de légitimité, heureux parce qu'ainsi on n'évite de dire que le plébiscite en faveur de tel ou tel régime musclé ou totalitaire le rend légitime… Il faut donc faire valoir des critères extérieurs et supérieurs à ces réactions d'assentiment ou de rejet de la population. Et pourquoi désobéissons-nous à l'Etat, nous révoltons-nous contre lui ?

Là aussi, deux séries de raisons.

    • On peut observer que nous transgressons les lois lorsque nous en avons l'opportunité, c'est-à-dire certes lorsque nous sommes sûrs de rester impunis. Et dans quelles circonstances ? Lorsque cela nous arrange, sert nos intérêts particuliers mais au mépris des intérêts des autres ou de la collectivité. Cas du vol par exemple.
    • Inversement, il peut arriver que des individus bravent les lois ouvertement et donc acceptent les risques d’être sanctionnés pour cela, mais parce qu’ils estiment qu’il est dans leur droit de s’opposer à l’Etat, qu’il est juste de ne pas lui obéir. Cas des révoltes ou des révolutions.
Que peut-on en conclure ?
    • Quelles que soient les raisons pour lesquelles on adopte l’une ou l’autre de ces deux attitudes que sont la soumission ou la révolte, puisqu’elles sont opposées et même contraires l’une à l’autre, il n’est pas possible qu’elles soient également justifiées. On ne peut pas à la fois et à juste titre se révolter et se soumettre. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’en elles-mêmes, la soumission comme la révolte ne sont pas plus justifiées l’une que l’autre. Il n'est pas plus valable, en soi, de se révolter ou d'obéir. Ou, ce qui revient au même, il peut être aussi valable d’obéir que de se révolter. Alors comment trancher ? Comment savoir s’il faut se révolter ou obéir ? Analysons donc les raisons de choisir l’une ou l’autre de ces attitudes.
    • L’ennui, c’est que les causes ou les raisons pour lesquelles on obéit ou n’obéit pas à l’Etat, c’est-à-dire aux lois, ne sont pas cohérentes. Pire, elles sont même contradictoires puisque d’une part, on peut ne pas obéir et obéir aux lois pour le même type de raison : notre intérêt, et, d’autre part, on peut aussi avoir ces deux attitudes pour un autre type de raisons exactement opposées aux premières : parce qu’on pense que c’est mieux, que c’est plus juste ainsi. En somme, les mêmes raisons, notamment l’idée de justice, peuvent être invoquées en faveur de l’une ou de l’autre de ces attitudes. On peut également trouver juste d’obéir et de se révolter. Autant dire que nous avons là un problème puisqu’il n’est pas possible que deux attitudes contraires soient toutes les deux justes.
    • Donc, si l’obéissance comme la révolte ne sont pas en elles-mêmes justifiées et si on peut trouver juste d’obéir comme de se révolter, c’est-à-dire de respecter ou non toutes les lois, alors cela signifie :
    • D’abord qu’on n’a pas à obéir ou à se révolter contre l’Etat par principe, parce qu’il est l’Etat. Que l’Etat soit l’Etat ne justifie ni révolte ni soumission de notre part.
    • Ensuite et nécessairement qu’il existe des situations dans lesquelles c’est la soumission qui est justifiée et d’autres dans lesquelles c’est la révolte qui l’est. Pourquoi ? Parce que ces deux attitudes ne sont pas possibles simultanément et qu’elles ne peuvent pas non plus être toutes les deux toujours injustifiées puisqu’elles sont contraires l’une à l’autre.
    • Enfin, que tout le problème est de distinguer les premières des secondes, de trouver les critères qui permettent de les distinguer les unes des autres. En vertu de quels critères peut-on décider d’obéir ou de se révolter, de respecter ou non toutes les lois ? Dit autrement : du point de vue de l’Etat lui-même, en vertu de quels critères l’Etat peut-il être en droit d’exiger l’obéissance et de réprimer toute révolte ? Et, inversement, dans quels cas perd-il ce droit, n’a-t-il plus le droit d’exercer son pouvoir et par conséquent dans quelles circonstances s’expose-t-il à la révolte légitime des individus ? 

 
Tout le problème, c’est que ce critère ne saurait être la légalité de l’Etat ou de l’exercice de son pouvoir puisque la loi ne peut pas être ici juge et partie : on ne peut pas soutenir que c’est la loi qui exige avec raison qu’on obéisse à l’Etat, c’est-à-dire à ses lois. Et puisque la seule légalité de l’Etat et de l’exercice de son pouvoir ne permettent pas de trancher, cela signifie qu’il faut faire appel à des critères extérieurs et supérieurs à la seule légalité, à des critères capables de juger de la valeur de la légalité même. C’est pourquoi notre question est celle des conditions de la légitimité de son pouvoir et non celle de sa légalité.

Rq : Par conséquent, ce critère ne peut pas non plus être le régime politique de l’Etat. Sans doute qu’un Etat démocratique a plus de chance de faire un usage légitime de son pouvoir qu’un autre, mais il est possible que ce ne soit pas le cas et qu’un autre fasse aussi bien. C’est donc que cette légitimité tient moins directement au régime politique qu’à la manière avec laquelle, au sein de chaque régime, le pouvoir est exercé.

A ) Dans quelles conditions l’Etat est-il légitime et l’obéissance exigible ?
S’interroger sur la légitimité de l’Etat, de l’autorité de l’Etat, c’est se demander à quels critères il doit répondre pour pouvoir être dit légitime. C’est du respect ou non de ces normes dont dépendra sa légitimité.

Or, si on définit l’Etat essentiellement par le pouvoir souverain dont il dispose sur les individus, et qu’on définit le pouvoir comme capacité de faire vouloir faire, il apparaît que c’est à ce sujet que se joue sa légitimité. Pour qu’il puisse être légitime, il doit faire un usage déterminé de son pouvoir.

Or encore, puisqu’il dispose toujours de ce pouvoir, et ce par définition, ce n’est pas dans la possession ou non de ce pouvoir qu’on pourra trouver les critères qui déterminent sa légitimité, mais dans l’usage qu’il fait de ce pouvoir.

D’où la question : quel est l’usage que l’Etat doit faire du pouvoir dont il dispose pour être légitime ?

La réponse se trouve presque dans la question : puisqu’il s’agit pour l’Etat de faire un bon usage du pouvoir qu’il a, et, puisque le pouvoir est l’aptitude à faire vouloir faire certaines choses à certains individus, alors il s’ensuit que l’Etat ne fait un usage légitime de son pouvoir que s’il fait poursuivre certaines fins aux individus et d’une certaine manière.
A savoir :

1 - Puisque avoir du pouvoir permet de faire vouloir faire quelque chose aux individus, il s’agit d’abord de se demander ce que doit viser l’Etat, quelles sont les fins qu’il doit poursuivre grâce à son pouvoir pour être légitime ? La question est celle de la justice des fins visées par le pouvoir.

2 - Puisque ce pouvoir s’exerce sur les individus, il s’agit aussi de se demander qu’elles sont les formes prises par l’exercice même de ce pouvoir qui sont acceptables pour eux compte tenu des fins qu’il vise ? La question est alors celle de la justice des modalités, des conditions d’exercice du pouvoir.

En ce qui concerne la première question, la réponse est à trouver du côté de la définition même du pouvoir de l’Etat. Puisqu’il est souverain, le pouvoir de l’Etat s’exerce sur tous les individus qui vivent sur un territoire déterminé. Or, dans ces conditions, comment imaginer qu’il puisse user de son pouvoir de manière légitime s’il ne s’en sert pas de telle sorte que tous les individus en tire un bénéfice ? L’Etat ne semble avoir de légitimité que si les fins qu’il fait poursuivre par tous ceux sur lesquels son pouvoir s’exerce sont utiles à tous, servent à tous. Puisqu’il s’exerce sur tous, il ne vaut que s’il est utile à tous.

Or, comment nomme-t-on des fins que l’Etat peut viser et faire vouloir aux individus et qui ont comme caractéristique d’être utiles à tous ? Des fins d’intérêt général.

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