Qu’est-ce qu’une fin d’intérêt général ?1 ) L'intérêt général. Une fin d’intérêt
général est une réalisation, une action, une situation
qui en tant que telle présente un intérêt, une valeur,
une utilité pour un ensemble d’individus et donc pour chacun d’eux,
directement ou indirectement. Seulement, une fin d’intérêt
général ne s’obtient, ne se réalise que si chaque individu
renonce à certaines choses et même en sacrifie, que s’il s’abstient
de faire ce qui immédiatement lui plairait et accepte de faire des
choses qui ne lui plaisent pas toujours. La poursuite de fins d’intérêt
général n’est possible qu’au détriment de certains intérêts
particuliers et immédiats des individus et des groupes sociaux et
en raison directe de l’importance de ce à quoi il renonce. En d'autres
termes, elle impose le respect d'obligations et d'interdictions.
C’est toute l’ambiguïté de l’intérêt général : il est à la fois ce qui est utile à tous et ce qui pour être atteint ne plaît à personne. En tant qu’il est utile à tous, il ne peut qu’être voulu par tous, mais en tant qu’il ne s’obtient qu’au prix de certains sacrifices, il ne peut qu’être imposé à tous. Tel doit être le rôle de l’Etat. L’intérêt général, c’est l’intérêt de tous, mais de qui au juste ? Dire que les fins d’intérêt général sont celles qui sont utiles à un ensemble d’individus, c’est vague. Quels individus ? Quel ensemble ? On peut donner à cette question deux réponses :
On parlera de communauté lorsque ces liens sont subjectifs comme les liens affectifs, culturels, linguistiques, ethniques, religieux… Les membres des communautés sont solidaires les uns des autres au sens subjectif du terme. Solidarité active, par sympathie. (Une appartenance n’exclut pas l’autre, ni une multi-appartenance.) L'idée d'intérêt général ne peut donc avoir de sens pour les individus que s'ils ont conscience d'appartenir à une même collectivité ou une même communauté, mais à une condition toutefois : qu’au sein de ces deux types de sociétés, les individus soient et se considèrent comme égaux sans quoi l'idée de bien commun n’aurait pas de sens pour eux puisqu’on ne peut vouloir le même bien pour soi et pour ceux qu’on ne tient pas pour ses pairs. Notons au passage que cette conscience ou ce sentiment d’égalité (" Nous nous valons ") est bien souvent remplacé ou mélangé avec une conscience ou un sentiment d’identité (" Nous sommes les mêmes " , sentiment qui naît notamment à partir de l’appartenance à une même communauté, par exemple nationale, sentiment bien différent et bien moins inoffensif). |
Rq 1 : Ces deux réponses
apportées à la question de savoir pour qui peut-il être
question d'intérêt général ne sont pas tout
à fait cohérentes entre elles : il n'est pas plus nécessaire
qu'un Etat étende son pouvoir sur une population qui forme une société
au sens strict, qu'il n'est nécessaire que toutes les collectivités
et communautés soient sous l'autorité d'un Etat. Il est en
effet possible qu'un Etat étende son pouvoir sur une population éparse,
voire divisées en communautés séparées pour lesquelles
il n'existe pas de bien commun ni objectivement, ni subjectivement. Mais
s'il est possible que les collectivités et les communautés soient
infra-étatiques, extra-étatiques ou trans-étatiques,
alors l'intérêt général de leur point de vue
ne coïncidera pas du tout avec celui qu'on peut définir à
partir de la simple extension du pouvoir de l'Etat.
Ce qui est en jeu n'est rien de moins que la question de l'origine et du fondement de l'Etat : si on soutient que l'intérêt général n'a de sens que du point de vue des individus, donc d'une société, alors cela signifie que ce sont les sociétés qui se dotent par elles-mêmes d'un pouvoir étatique parce qu'elles ont besoin qu'un pouvoir impose des fins d'intérêt général à tous leurs membres. Si ce n'est pas le cas, alors cela signifie que l'Etat s'impose à un ensemble d'individus qui peuvent ne pas former pas une société. Thèse de Nietzsche quant à l'origine de l'Etat : des guerriers qui s'abattent sans raisons sur une population quelconque pour l'asservir. Dans le premier cas, l'Etat est conçu dans le but de poursuivre des fins d'intérêt général valables pour tous ceux sur lesquels il étend son autorité. Dans l'autre, il ne peut pas être question d'intérêt général, mais seulement des intérêts particuliers des guerriers. Sauf si l'Etat organise la vie sociale de telle sorte qu'elle finisse par constituer une collectivité, voire une communauté pour laquelle l'idée d'intérêt général prendra un sens. C'est par exemple ainsi que sont nés les Etats-Nations : par un travail d'unification sacrificielle effectué par les Etats sur des peuples culturellement hétérogènes. Travail d'unification communautaire qui sera si profond qu'il conduira aux nationalismes agressifs qui se dotent de régimes fascistes… Rq 2 : Autre ambiguïté : l’intérêt général est-il plutôt l’intérêt de tous et donc de chacun ou l’intérêt de l’ensemble, du tout et donc peut-être pas de chacun des membres du tout ? Au nom du tout peut-on porter atteinte à une des ses parties ? Peut-on amputer le membre malade pour sauver le corps ou non ? Nous y reviendrons plus loin. On peut donc finalement définir l’intérêt général comme l’ensemble de ce qui peut être utile, bon, bénéfique à l’ensemble des membres d’une collectivité ou d’une communauté, et qui ne s’obtient que moyennant des sacrifices consentis par chacun. Donc, si pour être légitime, l’Etat doit faire poursuivre des fins d’intérêt général, alors cela signifie, puisque les individus et les groupes sociaux peuvent être hostiles à ce que cela peut leur coûter, qu’il doit les imposer aux individus et aux groupes sociaux mais de telle sorte qu’ils en soient les bénéficiaires. Comment impose-t-il ces fins ? Par des lois qui déterminent des obligations et interdictions (ainsi que les sanctions encourues par ceux qui ne les respectent pas) auxquelles sont soumis les individus. Quel est le rapport entre ces devoirs légaux et les fins d'intérêt général ? C'est en les respectant que les individus accompliront ces fins. Exemples : c'est en s'acquittant de l'obligation de déclarer ses revenus et de payer des impôts qu'il sera possible à l'Etat de financer des travaux d'intérêt général, c'est en respectant le code de la route que les automobilistes pourront se déplacer librement et en toute sécurité. D’un côté, il doit imposer des fins d’intérêt général en s’opposant aux groupes sociaux et aux individus lorsqu'ils ne visent que leurs intérêts propres. Et s'opposer à eux d'autant plus fermement qu'ils sont moins enclins à sacrifier ce que la poursuite de fins d'intérêt général exige, qu'ils sont attachés à leurs intérêts particuliers et peu soucieux de leur appartenance à une collectivité ou à une communauté. C'est particulièrement le cas lorsqu'ils appartiennent à une communauté singulière à l'intérieur de la société ou lorsqu'ils cessent de considérer les autres comme leurs égaux. Mais en retour, en imposant à tous des fins d’intérêt général, il ne fait pas que s’opposer aux intérêts, aux désirs, aux volontés des individus et des groupes sociaux, il va aussi dans le sens des intérêts de chacun parce que l’intérêt général est aussi l’intérêt de chacun puisqu’il est l’intérêt de tous. Et, paradoxalement en apparence, c’est parce que les individus et les groupes sociaux le savent ou ne l’oublient pas toujours qu’ils acceptent qu’on leur impose ces fins : ils savent que c’est dans leur intérêt de le faire. L’ambiguïté
de l’intérêt général se traduit donc par une ambiguïté
du pouvoir de l’Etat lorsqu’il poursuit et fait poursuivre de telles fins,
c’est-à-dire lorsqu’il est légitime : il s’impose aux individus
tout autant qu’il les sert et ne les sert qu’en s’imposant à eux.
Mais, cette ambiguïté est aussi celle des individus eux-mêmes : d’un côté, lorsqu’ils ne se soucient que de leurs intérêts propres, il est nécessaire que l’Etat leur impose les fins d’intérêt général et les sacrifices qu’elles impliquent. Lorsqu'ils ont affaire à l'Etat sous ce jour, ils vivent toujours plus ou moins mal les obligations et interdictions, les procédures et contraintes légales qu'il impose, surtout s'ils n'en comprennent pas immédiatement le sens ou si elles impliquent de lourds renoncements. Mais de l’autre, ils peuvent aussi accepter qu’on leur impose de telle fin, voire même les vouloir eux-mêmes lorsqu’ils comprennent que c’est finalement dans leur intérêt propre ainsi que dans celui de la société dans son ensemble que l’Etat impose de telles fins. Dans ce cas, les sacrifices, les renoncements que l’Etat impose aux individus et aux groupes sociaux, le fait qu’il contrarie leurs projets, la poursuite de leurs fins propres, est accepté par eux. C'est d’autant plus vrai qu’ils ont conscience d’appartenir à une société, c'est-à-dire à une communauté ou à une collectivité sur laquelle l'Etat exerce ses pouvoirs. En vertu de cette conscience, les individus et les groupes sociaux ne peuvent pas ignorer les autres, ne songer qu’à leurs intérêts particuliers et immédiats et négliger l’intérêt général et la valeur du pouvoir qui l’impose. C’est pourquoi plus cette conscience est claire et plus les individus sont disposés à faire ce que l’intérêt général exige pour être accompli. Résumons-nous :
En tant qu’il impose des fins d’intérêt général, des obligations, des interdictions, des procédures, … il est vécu comme étranger, extérieur, comme le monstre froid, mais à l’inverse, en tant que les fins qu’il fait poursuivre sont au service de tous et donc qu’elles peuvent être voulues par tous, les individus peuvent se sentir comme membres de l’Etat, le vivre comme un tout dont ils sont les éléments, comme quelque chose de proche et de chaud comme l’est une communauté qui se sait telle. En tant qu'il impose les fins d'intérêt général, il est vécu comme pouvoir, en tant que ces fins se présentent sous forme de lois que tous les individus peuvent trouver valables, il peut être confondu avec elles ce qui signifie qu'il n'est pas vécu comme pouvoir. Telle est donc la condition par laquelle l'Etat peut être tenu pour légitime au moins du point de vue de la fin qu'il vise par le pouvoir qu'il a. Mais, est-ce à dire qu’un Etat n’est légitime qu’à cette seule condition qu’il poursuive des fins d’intérêt général ? Est-ce une condition suffisante ? Si c’est le cas, alors cela implique que l’Etat est en droit de faire faire aux individus tout ce qu’il jugera bon pour eux. Mais est-il légitime de disposer des individus de cette manière ? Ne doit-il pas avoir à l’endroit des individus quelques égards ? L’Etat peut disposer des individus à sa guise pour peu que la fin qu’il vise est l’intérêt général ? L’intérêt général permet-il de tout justifier ? Pour que l’Etat soit légitime, suffit-il qu’il poursuive des fins d’intérêt général ? Autrement dit : pourvu que l’Etat poursuive de telles fins, est-il légitime qu’il n’accorde aux individus que les libertés et les droits qui entrent dans le cadre de ce projet? N’ont-ils droit à aucune autre considération que celle qui consiste à les tenir pour des membres oublieux ou pleins de duplicité d’une communauté ou d’une collectivité ? Questions qui nous renvoient celle posée plus haut à propos des modalités de l’exercice même de l’autorité de l’Etat. Si l’Etat n’accordait aux individus que les droits qui peuvent l’être dans la poursuite des fins d’intérêt général, il pourrait n’en accorder aucun puisque ces droits ne sont pas aussi importants dans cette perspective que leurs devoirs, devoirs de faire telle ou telle chose dans le but d’atteindre ces fins. Alors, l’individu n'a-t-il
que des devoirs ? L’Etat ne doit-il lui accorder que le droit de faire
ce qu’il doit faire ou des droits qui ne limitent pas l’exercice de son
pouvoir lorsqu’il s’agit de les faire agir en vue de l’intérêt
général ? Exemple : au nom de
l'intérêt général, plus exactement au nom de la
santé publique, l'Etat pourrait interdire la consommation de tabac
et d'alcool, faire limiter mécaniquement la vitesse des automobiles,
…Seulement, s'il le faisait, il porterait alors atteinte au droit que les
individus peuvent revendiquer de faire ce qu'ils jugent bon pour eux…
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