1 ) L'intérêt général.
Qu’est-ce qu’une fin d’intérêt général ?

Une fin d’intérêt général est une réalisation, une action, une situation qui en tant que telle présente un intérêt, une valeur, une utilité pour un ensemble d’individus et donc pour chacun d’eux, directement ou indirectement.
Ex : la sûreté, une route, la scolarité obligatoire et gratuite…
 

Seulement, une fin d’intérêt général ne s’obtient, ne se réalise que si chaque individu renonce à certaines choses et même en sacrifie, que s’il s’abstient de faire ce qui immédiatement lui plairait et accepte de faire des choses qui ne lui plaisent pas toujours. La poursuite de fins d’intérêt général n’est possible qu’au détriment de certains intérêts particuliers et immédiats des individus et des groupes sociaux et en raison directe de l’importance de ce à quoi il renonce. En d'autres termes, elle impose le respect d'obligations et d'interdictions.
Ex : payer des impôts, respecter les obligations et interdictions légales, être exproprié…
 

C’est toute l’ambiguïté de l’intérêt général : il est à la fois ce qui est utile à tous et ce qui pour être atteint ne plaît à personne. En tant qu’il est utile à tous, il ne peut qu’être voulu par tous, mais en tant qu’il ne s’obtient qu’au prix de certains sacrifices, il ne peut qu’être imposé à tous. Tel doit être le rôle de l’Etat.

L’intérêt général, c’est l’intérêt de tous, mais de qui au juste ?

Dire que les fins d’intérêt général sont celles qui sont utiles à un ensemble d’individus, c’est vague. Quels individus ? Quel ensemble ?

On peut donner à cette question deux réponses :

    • On peut se placer du point de vue de l'Etat et dire tout simplement que l'intérêt général, c'est ce qui est dans l'intérêt de tous les individus sur lesquels s'exerce le pouvoir d'un Etat. Dans ce cas, c'est l'extension géographique du pouvoir de l'Etat qui détermine l'extension de l'ensemble d'individus pour lequel on peut parler d'intérêt général.
    • Mais on peut aussi se placer du point de vue des individus eux-mêmes. Or, de ce point de vue, l’idée d’intérêt général n’a de sens que pour un ensemble d’individus qui sont liés les uns aux autres et non pour des individus qui n'auraient d'autre rapport que celui d'être sous l'autorité d'un même Etat. Ils ne peuvent avoir d’intérêt commun (ni non plus quelque chose à perdre en commun), s’ils n’entretiennent aucun rapport, s’ils sont étrangers les uns aux autres.
Ces fins ne valent donc que pour des êtres qui sont liés entre eux de telle sorte que l’existence, le sort, les actions, les projets de chacun sont en rapport avec ceux de tous les autres et donc de telle sorte qu’ils forment une société, c’est-à-dire soit une collectivité, soit une communauté. On parlera de collectivité lorsqu’il existe entre eux des liens objectifs et involontaires tels que ceux qu’instaurent le fait de vivre ensemble, les rapports économiques par la production et les échanges (ces liens sont essentiellement créés par le travail, ses divisions sociales et techniques et par les mécanismes de distribution et de redistribution des richesses produites). Les membres des collectivités sont solidaires mais objectivement, comme les pièces d’une machine. Solidarité objective ou mécanique.

On parlera de communauté lorsque ces liens sont subjectifs comme les liens affectifs, culturels, linguistiques, ethniques, religieux… Les membres des communautés sont solidaires les uns des autres au sens subjectif du terme. Solidarité active, par sympathie.

(Une appartenance n’exclut pas l’autre, ni une multi-appartenance.)

L'idée d'intérêt général ne peut donc avoir de sens pour les individus que s'ils ont conscience d'appartenir à une même collectivité ou une même communauté, mais à une condition toutefois : qu’au sein de ces deux types de sociétés, les individus soient et se considèrent comme égaux sans quoi l'idée de bien commun n’aurait pas de sens pour eux puisqu’on ne peut vouloir le même bien pour soi et pour ceux qu’on ne tient pas pour ses pairs.

Notons au passage que cette conscience ou ce sentiment d’égalité (" Nous nous valons ") est bien souvent remplacé ou mélangé avec une conscience ou un sentiment d’identité (" Nous sommes les mêmes " , sentiment qui naît notamment à partir de l’appartenance à une même communauté, par exemple nationale, sentiment bien différent et bien moins inoffensif).


 
Rq 1 : Ces deux réponses apportées à la question de savoir pour qui peut-il être question d'intérêt général ne sont pas tout à fait cohérentes entre elles : il n'est pas plus nécessaire qu'un Etat étende son pouvoir sur une population qui forme une société au sens strict, qu'il n'est nécessaire que toutes les collectivités et communautés soient sous l'autorité d'un Etat. Il est en effet possible qu'un Etat étende son pouvoir sur une population éparse, voire divisées en communautés séparées pour lesquelles il n'existe pas de bien commun ni objectivement, ni subjectivement. Mais s'il est possible que les collectivités et les communautés soient infra-étatiques, extra-étatiques ou trans-étatiques, alors l'intérêt général de leur point de vue ne coïncidera pas du tout avec celui qu'on peut définir à partir de la simple extension du pouvoir de l'Etat.

Ce qui est en jeu n'est rien de moins que la question de l'origine et du fondement de l'Etat : si on soutient que l'intérêt général n'a de sens que du point de vue des individus, donc d'une société, alors cela signifie que ce sont les sociétés qui se dotent par elles-mêmes d'un pouvoir étatique parce qu'elles ont besoin qu'un pouvoir impose des fins d'intérêt général à tous leurs membres. Si ce n'est pas le cas, alors cela signifie que l'Etat s'impose à un ensemble d'individus qui peuvent ne pas former pas une société. Thèse de Nietzsche quant à l'origine de l'Etat : des guerriers qui s'abattent sans raisons sur une population quelconque pour l'asservir.

Dans le premier cas, l'Etat est conçu dans le but de poursuivre des fins d'intérêt général valables pour tous ceux sur lesquels il étend son autorité. Dans l'autre, il ne peut pas être question d'intérêt général, mais seulement des intérêts particuliers des guerriers.

Sauf si l'Etat organise la vie sociale de telle sorte qu'elle finisse par constituer une collectivité, voire une communauté pour laquelle l'idée d'intérêt général prendra un sens.

C'est par exemple ainsi que sont nés les Etats-Nations : par un travail d'unification sacrificielle effectué par les Etats sur des peuples culturellement hétérogènes. Travail d'unification communautaire qui sera si profond qu'il conduira aux nationalismes agressifs qui se dotent de régimes fascistes…

Rq 2 : Autre ambiguïté : l’intérêt général est-il plutôt l’intérêt de tous et donc de chacun ou l’intérêt de l’ensemble, du tout et donc peut-être pas de chacun des membres du tout ? Au nom du tout peut-on porter atteinte à une des ses parties ? Peut-on amputer le membre malade pour sauver le corps ou non ? Nous y reviendrons plus loin.

On peut donc finalement définir l’intérêt général comme l’ensemble de ce qui peut être utile, bon, bénéfique à l’ensemble des membres d’une collectivité ou d’une communauté, et qui ne s’obtient que moyennant des sacrifices consentis par chacun.

Donc, si pour être légitime, l’Etat doit faire poursuivre des fins d’intérêt général, alors cela signifie, puisque les individus et les groupes sociaux peuvent être hostiles à ce que cela peut leur coûter, qu’il doit les imposer aux individus et aux groupes sociaux mais de telle sorte qu’ils en soient les bénéficiaires.

Comment impose-t-il ces fins ? Par des lois qui déterminent des obligations et interdictions (ainsi que les sanctions encourues par ceux qui ne les respectent pas) auxquelles sont soumis les individus. Quel est le rapport entre ces devoirs légaux et les fins d'intérêt général ? C'est en les respectant que les individus accompliront ces fins. Exemples : c'est en s'acquittant de l'obligation de déclarer ses revenus et de payer des impôts qu'il sera possible à l'Etat de financer des travaux d'intérêt général, c'est en respectant le code de la route que les automobilistes pourront se déplacer librement et en toute sécurité.

D’un côté, il doit imposer des fins d’intérêt général en s’opposant aux groupes sociaux et aux individus lorsqu'ils ne visent que leurs intérêts propres. Et s'opposer à eux d'autant plus fermement qu'ils sont moins enclins à sacrifier ce que la poursuite de fins d'intérêt général exige, qu'ils sont attachés à leurs intérêts particuliers et peu soucieux de leur appartenance à une collectivité ou à une communauté. C'est particulièrement le cas lorsqu'ils appartiennent à une communauté singulière à l'intérieur de la société ou lorsqu'ils cessent de considérer les autres comme leurs égaux.

Mais en retour, en imposant à tous des fins d’intérêt général, il ne fait pas que s’opposer aux intérêts, aux désirs, aux volontés des individus et des groupes sociaux, il va aussi dans le sens des intérêts de chacun parce que l’intérêt général est aussi l’intérêt de chacun puisqu’il est l’intérêt de tous. Et, paradoxalement en apparence, c’est parce que les individus et les groupes sociaux le savent ou ne l’oublient pas toujours qu’ils acceptent qu’on leur impose ces fins : ils savent que c’est dans leur intérêt de le faire.

L’ambiguïté de l’intérêt général se traduit donc par une ambiguïté du pouvoir de l’Etat lorsqu’il poursuit et fait poursuivre de telles fins, c’est-à-dire lorsqu’il est légitime : il s’impose aux individus tout autant qu’il les sert et ne les sert qu’en s’imposant à eux.
 

Mais, cette ambiguïté est aussi celle des individus eux-mêmes : d’un côté, lorsqu’ils ne se soucient que de leurs intérêts propres, il est nécessaire que l’Etat leur impose les fins d’intérêt général et les sacrifices qu’elles impliquent. Lorsqu'ils ont affaire à l'Etat sous ce jour, ils vivent toujours plus ou moins mal les obligations et interdictions, les procédures et contraintes légales qu'il impose, surtout s'ils n'en comprennent pas immédiatement le sens ou si elles impliquent de lourds renoncements.

Mais de l’autre, ils peuvent aussi accepter qu’on leur impose de telle fin, voire même les vouloir eux-mêmes lorsqu’ils comprennent que c’est finalement dans leur intérêt propre ainsi que dans celui de la société dans son ensemble que l’Etat impose de telles fins. Dans ce cas, les sacrifices, les renoncements que l’Etat impose aux individus et aux groupes sociaux, le fait qu’il contrarie leurs projets, la poursuite de leurs fins propres, est accepté par eux.

C'est d’autant plus vrai qu’ils ont conscience d’appartenir à une société, c'est-à-dire à une communauté ou à une collectivité sur laquelle l'Etat exerce ses pouvoirs. En vertu de cette conscience, les individus et les groupes sociaux ne peuvent pas ignorer les autres, ne songer qu’à leurs intérêts particuliers et immédiats et négliger l’intérêt général et la valeur du pouvoir qui l’impose. C’est pourquoi plus cette conscience est claire et plus les individus sont disposés à faire ce que l’intérêt général exige pour être accompli.

Résumons-nous :

    • Du point de vue de l’Etat, la poursuite de fins d’intérêt général implique qu’il s’oppose aux individus ainsi qu'aux groupes sociaux et les oblige à faire des sacrifices, mais de telle sorte qu’ils en bénéficient finalement. Telle est l’ambiguïté du pouvoir politique : il doit s’imposer pour être utile à ceux à qui il est imposé.
    • Du point de vue des individus, le fait de vivre ensemble, d’être liés par des liens subjectifs ou objectifs et d’en avoir conscience les invite à vouloir qu’un pouvoir impose à tous des fins d’intérêt général pour le bien de tous, mais dès qu’un tel pouvoir existe, il est vécu comme sacrificiel, violent, frustrant. Je peux parfaitement comprendre que l’impôt est nécessaire à l’accomplissement d’action d’intérêt général, et donc qu’il faut s’en acquitter, et néanmoins trouver que j’en paye trop, ou même tâcher par tous les moyens d’en payer le moins possible. Avoir le beurre et l’argent du beurre. Telle est l’ambiguïté des individus face à l’Etat qui leur fait vouloir des fins d’intérêt général : ils le veulent et le refusent à la fois.
    • Ces deux ambiguïtés se répondent : l’Etat qui oblige est celui que les individus refusent tandis que celui qui les sert est celui qui est voulu d’eux, mais c’est dans tous les cas, le même Etat et les mêmes individus !


C’est en raison de cette ambiguïté des individus à l’égard de l’Etat qu’il peut être défini de deux manières différentes, comme nous l’avions constaté dès le début du cours puis à nouveau à la fin de la première partie.

En tant qu’il impose des fins d’intérêt général, des obligations, des interdictions, des procédures, … il est vécu comme étranger, extérieur, comme le monstre froid, mais à l’inverse, en tant que les fins qu’il fait poursuivre sont au service de tous et donc qu’elles peuvent être voulues par tous, les individus peuvent se sentir comme membres de l’Etat, le vivre comme un tout dont ils sont les éléments, comme quelque chose de proche et de chaud comme l’est une communauté qui se sait telle.

En tant qu'il impose les fins d'intérêt général, il est vécu comme pouvoir, en tant que ces fins se présentent sous forme de lois que tous les individus peuvent trouver valables, il peut être confondu avec elles ce qui signifie qu'il n'est pas vécu comme pouvoir.

Telle est donc la condition par laquelle l'Etat peut être tenu pour légitime au moins du point de vue de la fin qu'il vise par le pouvoir qu'il a. Mais, est-ce à dire qu’un Etat n’est légitime qu’à cette seule condition qu’il poursuive des fins d’intérêt général ? Est-ce une condition suffisante ?

Si c’est le cas, alors cela implique que l’Etat est en droit de faire faire aux individus tout ce qu’il jugera bon pour eux. Mais est-il légitime de disposer des individus de cette manière ? Ne doit-il pas avoir à l’endroit des individus quelques égards ? L’Etat peut disposer des individus à sa guise pour peu que la fin qu’il vise est l’intérêt général ? L’intérêt général permet-il de tout justifier ?

Pour que l’Etat soit légitime, suffit-il qu’il poursuive des fins d’intérêt général ? Autrement dit : pourvu que l’Etat poursuive de telles fins, est-il légitime qu’il n’accorde aux individus que les libertés et les droits qui entrent dans le cadre de ce projet? N’ont-ils droit à aucune autre considération que celle qui consiste à les tenir pour des membres oublieux ou pleins de duplicité d’une communauté ou d’une collectivité ?

Questions qui nous renvoient celle posée plus haut à propos des modalités de l’exercice même de l’autorité de l’Etat.

Si l’Etat n’accordait aux individus que les droits qui peuvent l’être dans la poursuite des fins d’intérêt général, il pourrait n’en accorder aucun puisque ces droits ne sont pas aussi importants dans cette perspective que leurs devoirs, devoirs de faire telle ou telle chose dans le but d’atteindre ces fins.

Alors, l’individu n'a-t-il que des devoirs ? L’Etat ne doit-il lui accorder que le droit de faire ce qu’il doit faire ou des droits qui ne limitent pas l’exercice de son pouvoir lorsqu’il s’agit de les faire agir en vue de l’intérêt général ?
On peut en douter.

Exemple : au nom de l'intérêt général, plus exactement au nom de la santé publique, l'Etat pourrait interdire la consommation de tabac et d'alcool, faire limiter mécaniquement la vitesse des automobiles, …Seulement, s'il le faisait, il porterait alors atteinte au droit que les individus peuvent revendiquer de faire ce qu'ils jugent bon pour eux…
 

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