Comment est-il possible de passer de l’état de guerre à l’état de paix civile ?2 ) L’autorité de l’Etat garante de la paix civile.Le Droit. Cette question, il est possible de la poser du seul point de vue technique, indépendamment de toute considération morale et de toute recherche de légitimité. C’est précisément ce que fait Machiavel dans Le Prince. A savoir : comment est-il possible de garantir l’existence durable et stable d’un Etat nouvellement conquis, c’est-à-dire de garantir par l’existence même de l’Etat une paix civile durable qui "limite les incertitudes de la fortune" ? Réponse de Machiavel : par tous les moyens, y compris la violence, l’assassinat, la trahison, le mensonge, l’hypocrisie... Seulement, il ne faut pas perdre de vue que s’il préconise l’emploi de ces moyens, ce n’est pas seulement pour permettre au Prince de conserver son pouvoir sur ses sujets, c’est bien pour garantir à l’Etat sa stabilité et sa durée, et donc la paix civile, puisqu’il s’agit de mettre fin à toutes les contestations de l’Etat. Techniquement parlant, la fin justifie les moyens. |
Seulement, à
l’évidence, en renonçant ainsi délibérément
à rechercher une quelconque forme de légitimité, la
paix civile s’obtient malgré les individus et leur consentement.
On peut donc dire qu’une des fins d’intérêt général
peut par ces moyens être obtenue, mais pas de manière légitime.
Tout au plus peut-on dire que Machiavel révèle comment les
Princes s'y prennent d'ordinaire, mais non comment ils devraient s'y prendre
non pas seulement pour être efficace, mais pour l'être légitimement.
Il est vrai qu'on a
parfois considéré que ces moyens étaient un moindre
mal ou un mal nécessaire, que la paix civile justifie à elle
seule l’existence d’une autorité publique, quelle que puisse être
sa forme, aussi arbitraire et même fantaisiste soit-elle. C'est par
exemple ce que soutient Pascal parce que selon lui rien de vaut plus que
la paix civile. Par conséquent, il serait aussi vain que dangereux
de discuter les moyens par lesquels on l'obtient quand on l'a.
Alors, comment s’y prendre pour obtenir le même résultat, la paix civile, mais de telle sorte que les moyens employés garantissent à l’Etat cette légitimité qui ici fait défaut ? Si les libertés, les ambitions, les passions, les intérêts individuels sont causes de l’état de guerre qui est ruineux pour tous, les individus ne peuvent que prendre conscience des méfaits de l’état de nature et aspirer à entrer dans l’état civil d’eux-mêmes, sans y être contraint par une force étrangère. Les individus eux-mêmes peuvent donc décider eux-mêmes de mettre fin à l’état de guerre et d’entrer dans l’état civil. |
Comment ? Par un contrat
qui va les lier les uns aux autres. Telle est la solution proposée
par Hobbes.
La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN , ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel notre paix et notre protection." HOBBES, Léviathan. Commentaire :
Où est le paradoxe ? En cela que si les hommes vivent sous l'autorité d'un Etat qui limite leurs libertés, c'est de leur fait : Hobbes dit qu'ils se sont imposés à eux-mêmes l'Etat qui les frustre de leur désir de liberté et de domination. En quoi consiste la solution au paradoxe ? Elle est contenue dans l'état même auquel les hommes aspirent : comment pourraient-ils tous être libres de faire ce qui leur plaît si par ailleurs tous ne cherchent qu'à imposer aux autres leurs propres désirs et à ne poursuivre que les fins que posent leurs passions ? Comment peuvent-ils seulement tenir dans une telle situation qui n'est rien d'autre que l'Etat de guerre de tous contre tous ? C'est impossible et c'est bien pourquoi les individus ne peuvent que vouloir en sortir. Comment ? En créant un pouvoir, un Etat qui restreindra les libertés et veillera à ce que personne ne fasse rien de plus que ce qu'il a le droit de faire. C'est le seul moyen de vivre en paix, condition première du bonheur. Mais puisqu'ils sont assez avisés pour comprendre qu'il est dangereux et vain de laisser à chacun la liberté de faire ce qui lui plaît, pourquoi ne limitent-ils pas d'eux-mêmes leurs libertés, pourquoi les font-ils restreindre par un pouvoir qui leur est extérieur ? Parce que les passions des individus sont si fortes qu'aucun engagement ne serait respecté par eux. Comme le dit Hobbes, sans la crainte du châtiment (celui dont menace l'Etat, pouvoir visible et non celui dont menace le prêtre qui par Dieu, le Paradis et l'Enfer détient un pouvoir invisible) ils ne respecteraient rien : ni leur parole, ni même les lois de nature, c'est-à-dire ici ce que suggère la raison et ses calculs. Notons que Hobbes entend dire non pas ce qu'il faut faire pour échapper à l'état de guerre, mais ce que les hommes ont déjà fait : il ne propose rien, il explique ce qui s'est passé et pourquoi. Du moins est-ce là ce qu'il prétend. Mais comment ont-ils fait ? comment se sont-ils imposés l'Etat ? Ce que Hobbes propose comme le seul moyen de sortir de l'état de guerre (et puisqu'il est le seul moyen, Hobbes suggère qu'il est celui qui a été employé à cette fin), c'est que tous les individus qui ont à souffrir de cet état y mettent fin en confiant leur liberté à un homme ou à une assemblée. Qu'est-ce que cela signifie ? Que tous doivent abandonner le droit de se décider eux-mêmes à faire quelque chose pour le confier à un autre qui prendra donc les décisions à leur place. Il s’agit de renoncer au droit "naturel" de se conduire soi-même selon son bon plaisir et sa raison et de transmettre ce droit à un seul ou à une assemblée qui disposeront ainsi du droit de me conduire et qui outre ce droit disposeront de ma force et de celle des autres pour faire appliquer ce qu’ils exigent. Mais, que ce soit quelqu'un d'autre qui décide à la place de chacun de ce qu'il doit faire ne conduit pas à dire que chacun est sous une autorité étrangère : Hobbes dit que chacun doit pouvoir assumer les décisions prises par cet autre ou par l'assemblée, c'est-à-dire que chacun doit pouvoir se reconnaître en elle, doit pouvoir faire comme s'il était l'auteur de la décision. C'est pourquoi il dit qu'il s'agit de constituer comme une seule et même personne. Par quels moyens ? Par un contrat qu'on appelle d'association et de soumission. Qu'est-ce qu'un contrat ? Un contrat est un accord entre deux parties qui consiste en cela qui l'une des parties s'engage auprès de l'autre à faire quelque chose à condition que l'autre s'engage à en faire une autre ou autant. Et ici, à quoi s'engagent les individus ? A remettre le droit naturel qu'ils ont de se gouverner eux-mêmes à un homme ou une assemblée à condition que cette cession soit réciproque. Ce qui implique que seuls ceux qui donnent leur liberté s'engagent les uns envers les autres à le faire et par conséquent que celui qui reçoit leurs libertés n'est lui engagé à rien. Il est une clause du contrat, pas une des parties contractantes. C'est ainsi que l'Etat est institué par les individus eux-mêmes dans le but de sortir de l'état de guerre. |
Soit, mais comment l'Etat
ainsi constitué va-t-il maintenant s'y prendre pour instaurer ce
qu'il a pour fonction d'instaurer : la paix et la sécurité
civile ?
HOBBES Le Citoyen. Ce texte consiste en une série de comparaisons entre l'état civil ou société civile, c'est-à-dire la situation dans laquelle se trouve une société lorsqu'elle est sous l'autorité d'un Etat, et son contraire, l'état de nature qui est aussi état de guerre. Cette comparaison porte sur différents points successivement :
L’individu n’a dans ce cadre que le droit de faire ce qui n’est pas interdit par la loi, comme le dit Hobbes. Ces droits implicites correspondent à tout ce qui ne peut pas nuire aux autres. C’est de ce seul point de vue qu’ils sont pensés : les droits implicites de chacun ne sont que les droits que peuvent avoir les individus compte tenu de la menace qu’ils font peser sur la paix civile. Les droits qu’ils ont ne sont pas des droits attachés à la personne en tant que telle et explicitement formulés comme tels, mais les droits qui restent lorsqu’on a éliminé tous ceux qui représentent un danger pour les uns ou les autres. On le voit, pour Hobbes les individus n'ont aucun droits naturels à faire valoir auprès de l'Etat et encore moins à conserver dans l'état civil. Ce qui implique par exemple pour Hobbes que l’Etat détermine de manière autoritaire la religion que les individus doivent avoir et pratiquer et surtout qu’il n’y en ait qu’une seule parce que la pluralité des religions dans un peuple est toujours susceptible de provoquer des conflits et donc de mettre fin à la paix civile. L'Etat se mêlera de tout ce qui est susceptible de représenter une menace pour la paix et la sécurité publiques, sans aucune autre considération que l'efficacité dans cette tâche. Cela signifie donc que la sphère privée fait elle aussi l’objet de restrictions légales.
La solution proposée par Hobbes (qu'il présente comme de l'ordre du fait et non comme un projet) semble assurer à l'Etat et à l'exercice de son pouvoir une légitimité puisqu'il est crée par les individus eux-mêmes, librement, volontairement afin qu'ils soient obligés de respecter les autres, leurs vies et leurs biens et qu'ils soient respectés eux-mêmes. De cette façon, les libertés individuelles ne sont pas niées par l'Etat puisqu'elles sont au contraire à son origine. Par ailleurs, une fois institué et grâce à la loi et à la force publique, il est en mesure de réguler et de pacifier la vie sociale de telle sorte qu'il remplisse sa fonction qui est d'assurer la paix et la sécurité publiques et de telle sorte que les individus puissent jouir des libertés qui leur restent. Seulement, cette solution au problème de la légitimité de l’exercice du pouvoir de l’Etat pose à son tour certains problèmes : est-il si légitime cet Etat ? Certes, il garantit la paix civile et par là réalise une fin d’intérêt général, mais il le fait en traitant les individus seulement comme des membres d’une collectivité (ce qu'ils ont tendance à oublier pour passer outre cette appartenance et se comporter selon leur naturel qui les veut libres et enclins à s'assujettir les autres), et jamais comme des hommes qui en tant que tels méritent peut-être des droits et qu'on respecte leur liberté. De plus, il établit la paix sociale, mais de telle sorte qu’une fois constitué, l’Etat peut se comporter avec les individus comme il l’entend puisqu’il n’a de compte à rendre à personne, n’étant lié par contrat avec personne. Il est une clause du contrat, non un des contractants. Si bien que c'est au prix de leur liberté qu'ils ont obtenu la paix et la sécurité publiques. N'est-ce pas trop cher payé ? Mais qu'est-ce que cela signifie sinon que nous sommes dans une situation très proche finalement de celle que Machiavel décrit et préconise : celle dans laquelle un Etat tout puissant s'impose aux individus sans leur laisser ni droits, ni liberté ? C’est ce point qui fera dire que Hobbes est le théoricien de l'absolutisme et qui sera contesté par tous les auteurs qui suivront Hobbes. C'est pourquoi ils vont chercher à établir le moyen de réconcilier l’autorité de l’Etat avec les libertés individuelles. |