B ) Comment réconcilier l’autorité de l’Etat avec les libertés individuelles ?


Etablir la paix civile en limitant les libertés individuelles ne suffit pas à garantir la légitimité de l’Etat si c'est au détriment des droits naturels des individus ou de leur liberté qu'elle est obtenue.

Mais comment y parvenir autrement puisqu'on ne peut parvenir à la paix et à la sécurité publique qu'en limitant les libertés et droits individuels ?

Comment l'Etat peut-il simultanément tenir les individus pour des hommes qui comme tels ont des droits et comme des citoyens qui comme tels ne peuvent qu’avoir des devoirs envers tous les autres et la collectivité dans son ensemble ?

Comment l’Etat peut-il exercer une autorité qui nie les libertés individuelles en ce qu’elles ont d’absolu et néanmoins les respecter intégralement ?

Ce problème est le symétrique de celui qu’on avait d'abord posé. Avant, on se demandait comment parvenir à établir la paix et la sécurité publiques. Maintenant qu'on les a obtenues et qu'on connaît leur prix, il s'agit de savoir comment maintenir cet état mais de telle sorte que les droits et la liberté individuelle ne soient pas niés.

Avant, notre problème avait pour cause les libertés individuelles, maintenant, il a pour cause la solution mise en oeuvre pour mettre fin à l'état de guerre : l'autorité de l'Etat.


 
 
1 ) L’autorité de l’Etat contre les libertés individuelles.
C'est précisément ce problème que pose et qu'analyse Rousseau dans le Contrat Social. " Si un particulier, dit Grotius, peut aliéner sa liberté et se rendre esclave d’un maître, pourquoi tout un peuple ne pourrait-il pas aliéner la sienne et se rendre sujet d’un roi ? Il y a là bien des mots équivoques qui auraient besoin d’explication, mais tenons-nous-en à celui d’aliéner. Aliéner c’est donner ou vendre. Or un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas, il se vend, tout au moins pour sa subsistance : mais un peuple pour quoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse à ses sujets leur subsistance il ne tire la sienne que d’eux, et selon Rabelais un roi ne vit pas de peu. Les sujets donnent donc leur personne à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste à conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vînt d’être dévorés.

Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous : la folie ne fait pas droit.

(…)

Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. "

Rousseau, Contrat Social, Livre I, chap. 4, De l'esclavage.


 
 
Commentaire :

Rousseau commence par analyser un raisonnement par analogie proposé par Grotius nous dit-il, encore qu'on puisse penser que Hobbes soit lui aussi concerné.

L'analogie est la suivante : puisqu'un homme peut se donner à un autre, c'est-à-dire se faire son esclave (et non devenir son esclave par force), alors un peuple peut faire la même chose avec un roi. Raisonnement qui justifie la monarchie et le contrat d'association et de soumission de Hobbes.

L'analyse de Rousseau va consister non pas à récuser le premier terme de l'analogie, mais à contester l'analogie elle-même de deux manières. Il accepte donc qu'on puisse donner sa liberté à un autre, mais à condition qu'en échange, il en tire un bénéfice : soit la subsistance, soit la protection.

Un peuple peut-il espérer obtenir ces deux choses d'un roi, ce qui pourrait sinon justifier du moins expliquer qu'il lui donne sa liberté ?

Non en ce qui concerne la subsistance, parce qu'un seul ne peut pas nourrir tout un peuple, mais au contraire, il ne tire sa propre subsistance que du travail de ce peuple.

Non en ce qui concerne la protection, parce que si le roi protège les individus les uns des autres, tous peuvent craindre qu'il ne s'en prenne à eux, avec ou sans raison. Mais il y a pire : puisqu'il a tous les droits, pourquoi ne s'en servirait-il pas pour poursuivre les fins qu'il veut, y compris les plus éloignées de l'intérêt général ? Dans ces conditions, l’Etat n'est plus qu'un instrument au service des intérêts particuliers d’un groupe social quelconque ou d’une cause qui n’a rien à voir avec l’intérêt général.

Ce qui signifie que tant en ce qui concerne les libertés publiques qu'en matière de fins d'intérêt général, un tel Etat n'a aucune légitimité.

Par conséquent, puisqu'un peuple n'aurait rien à en espérer finalement en retour, il est vain qu'il vende sa liberté à un roi : cela reviendrait à la donner, ce qui n'est rien moins qu'un acte de folie. Pourquoi ?

Parce qu'un tel don serait un acte contre nature : un acte par lequel on se séparerait de ce qui fait notre nature, un acte par lequel on donnerait une qualité essentielle. Un acte de dénaturation. Ce serait contraire à nos droits : on n'a pas le droit de se séparer de ce qui fonde nos droits, ce serait renoncer à tout. Ce serait donc contraire à nos devoirs parce que nous avons le devoir de ne pas attenter à notre propre dignité, à notre qualité d'homme. Je ne peux m’en défaire sans me perdre

Soit, mais alors comment établir un Etat légitime sans rien perdre si par ailleurs on ne peut pas vivre dans l'état de nature parce qu'il devient vite état de guerre de tous contre tous ? N'est-ce pas vouloir une chose et son contraire, le beurre et l'argent du beurre ?

Rappelons les formulations du problème :

    • comment trouver un accord entre les exigences de l'intérêt général et celles des individus, entre devoirs et droits donc. C'est en ces termes que le problème de la légitimité de l'Etat est posé par les tenants de droits naturels individuels. Or, rien ne semble plus contraire que ces deux exigences.
    • comment parvenir à réconcilier l'autorité de l'Etat avec les libertés individuelles, l'exercice du pouvoir sur les individus et l'exercice des libertés individuelles. Le problème est posé en ces termes par ceux qui posent que l'homme a non pas des droits, mais une liberté inaliénable. Or, on ne voit pas comment il est possible d'être libre et soumis à un pouvoir, comment il est possible d'être libre tout en obéissant.
Ces deux formulations, qui tiennent à la différence entre ceux qui le posent en terme de droits naturels et ceux qui le posent en terme de liberté, ou, entre ceux qui pensent qu'il existe des droits en dehors de l'Etat et ceux pour lesquels il n'existe de droits que par l'Etat, renvoient à deux types de solutions. L'un est exemplairement celle de Locke, l'autre celle de Rousseau.

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