LE LANGAGE



 
 

 I ) QUI PARLE ?


Se demander qui parle, c'est se demander si là où on peut constater la présence d'un langage ou celle d'une communication entre des êtres, il faut soutenir que ces êtres sont doués de la parole et donc du langage comme faculté. 
Si la question se pose, c'est parce que si on peut et doit soutenir que la parole suppose à la fois une langue et le langage, le contraire n'est pas toujours vrai puisque par exemple des machines peuvent communiquer sans qu'elles se parlent, c'est-à-dire sans qu'elles soient douées du langage. 
Mais par ailleurs comment savoir si un être est doué de langage, et donc qu'il parle, sinon en observant ses communications ! Puisqu'on ne peut pas avoir de saisie directe de la faculté de s'exprimer et de communiquer d'un être ou d'une espèce, on ne peut affirmer qu'elle est présente qu'en observant ses manifestations, c'est-à-dire des messages entre des êtres. Or, et c'est bien le problème, rien ne paraît distinguer un message qui n'est pas une parole d'une authentique parole ! 
L'enjeu de cette question est, entre autre, de s'interroger sur l'idée courante selon laquelle les animaux parlent. Cette idée repose sur l'observation de messages échangés entre animaux. Mais, précisément, c'est ce qui est ici en question : observer la présence de communication entre des êtres implique-t-il qu'on doive leur accorder la parole ? 

Mais attention : il ne faudrait pas croire que tout est déjà joué et donc que tout ce qui suit est destiné à assurer l'homme du monopole de la parole. 

Pour pouvoir y répondre, encore faut-il en bien comprendre les termes. 



 
 
A) Langage, langues et parole.
Il s'agit ici de préciser le sens des termes en jeu ainsi que leurs relations. 
1 ) Qu'est-ce qu'un langage ?
On a vu qu'il faut distinguer le langage des langages ou langues : le langage comme tel est une faculté : celle de s'exprimer et de communiquer, faculté sans laquelle la parole serait impossible. Cette faculté est l'objet d'étude de diverses sciences : psychologie, humaine et animale, neurologie, (étude des aphasies qui sont ou bien liées à l'absence d'apprentissage de la langue ou à des traumatismes psychiques ou bien à des lésions neurologiques), sciences cognitives, mais aussi du point de vue de sa formation, de la paléontologie (Science des êtres vivants ayant existé au cours des temps géologiques fondée sur l'étude des fossiles.) 

Les langages ou langues sont des systèmes de signes différenciés qui permettent l'expression et la communication d'informations, de messages. 

Mais qu'est-ce qu'un signe ?

La définition d'un signe en général est déterminée par sa double fonction d'exprimer et de communiquer : pour exprimer, il doit rendre présent sous une forme quelconque quelque chose qui n'est pas présent ou pas perçu comme tel et pour communiquer, il doit pouvoir être perçu et identifié comme signe. 

Un signe donc est d'une manière générale une chose, un objet, un être, peu importe quoi pourvu que cela soit sensible, c'est-à-dire susceptible d'affecter nos sens, qui exprime, représente ou seulement indique autre chose, et cette fois peu importe quoi, sans aucune restriction. Il est donc une réalité sensible qui en signale une autre, qui n'est que pour en indiquer une autre, dont la fonction est d'en signaler une autre. Il établit donc une relation. 

Toutes les réalités qui répondent à cette définition peuvent ou doivent être considérées comme des éléments, qui avec d'autres dont ils se distinguent, composent des langues ou langages. 

A savoir : les langues naturelles auxquelles on réserve le mot langue par opposition au langage (elles doivent cette différence terminologique à ce qu'elles supposent spécifiquement le langage comme faculté.), ainsi que tous systèmes de signes différenciés : langages informatiques, des signes, signalisation routière, des fleurs, le morse, les signaux de fumée, les codes vestimentaires, les blasons… On peut en fait se demander s'il existe des réalités qui échappent totalement au statut de signe… 

Rq : Cet ensemble est l'objet d'une science spécifique, non encore totalement constituée : la sémiologie, c'est-à-dire la science des signes, au sein de laquelle figure à titre de partie une science constituée qui s'occupe spécifiquement des langues naturelles, c'est-à-dire des langues humaines : la linguistique, fondée par de Saussure au début du siècle dans le Cours de linguistique générale, paru en 1916, soit 3 ans après sa mort. C'est d'ailleurs à lui que l'on doit les distinctions entre langue, langage et parole ainsi que l'idée de la sémiologie. 

Mais, on le comprend, une pareille extension pour les signes et les langages renvoie à une diversité qualitative et à une multiplicité quantitative telles qu'il est nécessaire de procéder à des distinctions, à une typologie des signes et donc des langages. En voici quelques-uns uns. 
 

  • L'indice : signe naturel dont la présence indique la présence d'autre chose qui est passé ou qui est présent, mais qui n'est pas directement perçu ou qui n'est pas de l'ordre du perceptible. C'est par exemple la fumée comme l'indice du feu, la fièvre comme indique d'une attaque virale (et d'une manière générale ce qu'on appelle les signes cliniques ou symptômes qui font l'objet d'une lecture médicale qu'on appelle le diagnostic : voir ou lire à travers, définie par ce qu'on appelle la sémiologie médicale), les cendres qui indique à S. Holmes qu'elle est la marque du cigare, etc. … La lecture de ce type de signe repose sur le principe de causalité : le signe est un des effets visibles de quelque chose qui en est la cause et qu'on identifie par lui. Ce qui comporte toujours un risque d'erreur qui fait de toute lecture de signes naturels un art délicat…
  • Le signal : signe naturel ou conventionnel qui déclenche un comportement et qui est destiné à cela, comme un feu rouge, un ordre donné à l'armée ou la sonnerie à la fin du cours. La lecture consiste en un comportement adapté au signal émis, en une réaction déterminée, le plus souvent apprise, acquise par apprentissage. Un signal n'est en effet pas un stimulus auquel on répond de manière réflexe.
  • Le symbole : signe qui indique une chose par analogie ou par métaphore avec elle, comme c'est le cas des symboles de la justice par exemple. Le rapport entre le symbole et ce qu'il symbolise n'est pas naturel, mais conventionnel ou culturel. La lecture des symboles suppose donc une certaine connaissance des repères culturels en cours là où il est employé. Sans la connaissance de cet arrière-fond culturel, la lecture des symboles est impossible ou difficile.
  • Les signes linguistiques : le mot signe est donc nom du genre et de l'espèce la plus éminente des signes. Il s'agit des signes qui composent les langues naturelles ou humaines. Les signes linguistiques entretiennent avec ce qu'ils signifient, indiquent un rapport conventionnel. Le rapport est institué et reconduit ou modifié par le groupe social qui en fait usage en parlant. Ce qui signifie qu'il n'existe aucune relation intrinsèque entre les signes linguistiques et ce qu'ils indiquent, que le lien entre le signe et ce qu'il indique est arbitraire : il aurait pu être autre. (Cf : Saussure, Le cours de linguistique générale : l'idée de sœur n'est liée par aucun rapport avec la suite de sons qui composent le mot sœur. La preuve en est les différentes langues humaines : si un lien naturel par exemple existait entre les sons des mots et ce qu'ils désignent, il n'y aurait qu'une seule langue humaine. Mais que les signes aient un sens institué, conventionnel, cela signifie aussi que les individus n'ont pas le loisir de prendre un mot pour un autre : ce ne sont pas les individus qui décident, mais le groupe, les usages collectifs, l'adoption collective des signes et de leurs sens, y compris de leur glissement, leur métamorphose. Avec justesse, Saussure suggère de ne pas dire arbitraire, mais immotivé : il n'y a aucune raison ou motivation pour que tel signe signifie ceci plutôt que cela, mais c'est ainsi pourtant. La lecture des signes de cette nature suppose la connaissance du sens des signes, c'est-à-dire un apprentissage ignoré et rapide avec la langue maternelle, long, volontaire et souvent difficile avec les autres langues. La pluralité des groupes sociaux explique la pluralité des langues.)
  • 2 ) Tous les langages sont-ils parlés ?
    Ces définitions des langues ou langages et des signes permettent de comprendre que toutes les langues ne sont pas parlées, et donc ne supposent pas le langage comme faculté. C'est du reste pour cette raison que la question de savoir si tous les êtres qui communiquent au moyen d'un langage parlent. 
    En effet, il apparaît que certaines langues ne sont pas parlées mais utilisées par nous pour exprimer quelque chose et le communiquer mais en dehors de toute verbalisation, comme toutes les langues symboliques (envoi de fleurs, code vestimentaire) ou les codes de signaux (signalisation routière). Ces langages peuvent être conçus et interprétés dans les langues naturelles, mais elles ne sont pas parlées comme telles puisque c'est impossible. 

    Rq : Il faut distinguer la parole de la seule phonétisation, de l'utilisation de la voix : les sourds-muets parlent sans phonétiser en ce qu'ils disent bien quelque chose à quelqu'un. Ce qu'on appelle le langage des signes est donc une langue parlée. 

    Mais, il y a plus : on peut détecter la présence de langues comme telles en dehors même d'une quelconque intention expressive et communicationnelle, c'est-à-dire sans qu'un être décide par des signes de dire quelque chose, y compris sans parler. C'est le cas par exemple des langages "naturels" que sont les indices : ils ne sont des signes que par un être qui sait qu'ils sont les effets de telles ou telles causes. Par exemple, la lecture des symptômes cliniques, celle de la gestuelle de quelqu'un comme expression de ses états intérieurs. Dans tous ces cas, on a affaire à des signes expressifs et lisibles, différenciés et porteurs d'une signification en dehors de toute intention expressive et communicationnelle. 

    Rien ne parle : on fait parler des choses après avoir compris qu'elles ne sont pas que des choses, mais des signes en tant qu'elles sont les effets visibles qui accompagnent toujours et spécifiquement certains événements qui en sont la cause. Comme les boutons qui révèlent la rougeole. 

    Mais, on peut aller encore plus loin en éliminant toute subjectivité : entre deux ordinateurs, il peut y avoir de la communication qui utilise un langage commun dans lequel l'information est codée par l'émetteur et interprétée par le récepteur sans que cela ne suppose une intention expressive de la part du récepteur et une intention interprétative de la part du récepteur. 

    C'est pourquoi on peut légitimement se demander à quelles conditions un langage n'est pas qu'un moyen d'expression et de communication, mais aussi un ensemble de signes avec lesquels quelqu'un s'exprime et communique, c'est-à-dire parle. Ce qui revient à se demander quels sont parmi tous les êtres qui expriment et communiquent par signes ceux qui parlent, et pourquoi ? Question qui concerne exemplairement le cas des animaux. 

    Disons le donc nettement : l'expression par signes et la communication qu'on peut observer chez les animaux manifestent-elles la présence d'une parole au sens strict et donc celle du langage comme faculté d'expression et de communication ? 

    Encore faut-il préciser et illustrer ce que l'on entend par observation de langages animaux, c'est-à-dire d'expression et de communication chez les animaux. Des exemples : 
     
     

  • Chez les animaux sociaux qui ont des prédateurs, le plus souvent, certains individus ont pour tâche de guetter et d'alerter le groupe, par des cris par exemple, en cas de danger. Les cris d'alerte sont parfois très fortement différenciés selon la nature du danger ou la direction d'où il surgit. Ainsi certains singes arboricoles ont-ils un cri pour signaler un danger qui vient du sol, un autre pour ceux qui viennent des arbres et un dernier pour ceux qui viennent du ciel. On comprend que cela permette de savoir dans quelle direction il faut fuir.
  • On connaît par ailleurs l'existence de signes de reconnaissance entre parents et petits ou mâles et femelles ou de signes sociaux indiquant la soumission ou la domination, c'est-à-dire des positions sociales précises, qu'il s'agisse de cris divers, d'odeurs, de gestes, de postures, de phéromones.
  • Un exemple fameux : celui de la danse des abeilles décrites par Karl von Frisch dans Vie et moeurs des abeilles, (1960). Les danses des abeilles butineuses qui ont découvert un gisement de pollen permettent d'indiquer à celles qui ne le connaissent pas où il se trouve, c'est-à-dire, et de manière précise, dans quelle direction et à quelle distance par rapport à la position du soleil il est situé. Des expériences faites par Frisch indiquent par ailleurs qu'elles ne peuvent pas donner certaines informations, comme par exemple la hauteur du gisement relativement au sol. Mais on a affaire là à un système d'expression et de communication très riche et très sophistiqué.
  • Mais la diversité des langages, leur raffinement, leur complexité, leur efficacité suffisent-ils pour pouvoir soutenir que les animaux parlent ? Est-ce parce qu'ils communiquent qu'ils parlent ? On sait que ce n'est pas suffisant pour l'affirmer. 

    On s'en convaincra en songeant que parler ainsi de communication et d'expression spécifique aux animaux est déjà une erreur en cela que presque tous les moyens d'expression et de communication rencontrées chez les animaux sont présents chez l'homme et même chez des plantes ! Pour les hommes, ce n'est guère surprenant puisque nous sommes aussi des animaux. 

    Mais, du coup, on comprend : 

  • D'une part qu'on ne peut vraiment pas imputer le langage et la parole aux animaux au seul prétexte qu'ils expriment et communiquent quelque chose puisque lorsque nous en faisons autant par les moyens qu'on rencontre chez eux, on ne dit pas que nous parlons. Manifester notre état de santé ou notre désir sexuel à quelqu'un par nos phéromones ou nos mimiques et nos gestes ou l'éclat de nos yeux n'est pas lui parler.
  • D'autre part que puisqu'il faut faire la différence entre l'expression et la communication qui relève de la parole et celles qui n'en relève pas, il nous faut donc trouver ce qui les distingue et donc les conditions sans lesquelles la parole ne serait pas possible.
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