B ) A quelles conditions y a-t-il parole et donc langage ?
S'il ne suffit pas, pour qu'il y ait parole et langage, qu'on constate l'existence d'une langue et de communication, cela signifie que ce qui importe, ce n'est donc ni cette langue, ni même la communication, mais bien plutôt ce qui est ici négligé : l'expression, c'est-à-dire l'usage dans un but expressif qui est fait de la langue par celui qui la parle. La parole se détecterait à la manière avec laquelle on s'en sert. Or, de ce point de vue, il apparaît que nous avons jusqu'ici tenu pour indifférent de dire "exprimer" ou "s'exprimer", alors que ces deux verbes n'ont pas le même sens ici : c'est un signe qui exprime quelque chose, c'est un être qui s'exprime, comme l'indique la forme réfléchie du verbe. Or, le langage comme faculté est faculté de s'exprimer et de communiquer, tandis que le langage comme langue est système de signes qui expriment quelque chose en vue de le communiquer. 
 
1) Exprimer et s'exprimer.
Celui qui parle, qui s'exprime dit quelque chose à quelqu'un, au lieu que ce qui parle, ce qui exprime quelque chose, c'est ce qui n'est dit par personne mais qui indique tout de même quelque chose. Toute la différence entre parler et ne pas parler tient donc au caractère intentionnel, délibéré, volontaire pourrait-on dire de l'expression, caractère qui n'apparaît pas lorsque les signes parlent d'eux-mêmes, c'est-à-dire en fait lorsque ce qu'ils disent, on l'apprend en les faisant parler. 

Exprimer quelque chose et s'exprimer au sujet de quelque chose. Un signe exprime quelque chose, quelqu'un s'exprime au sujet de quelque chose. 

Exprimer en effet, c'est pour un signe quelconque indiquer quelque chose, faire connaître la présence de quelque chose à quelqu'un. Exprimer ne suppose pour être possible aucune intention expressive de la part d'un être : on peut très bien exprimer quelque chose sans le vouloir, sans en avoir l'intention, malgré soi et même sans le savoir. 

C'est ainsi que l'on peut dire de telle ou telle mimique qu'elle exprime tel ou tel sentiment, telle ou telle émotion : celui qui exprime ainsi ses sentiments et ses émotions n'en a rien décidé. On pourrait dire que ce n'est pas lui qui s'exprime, mais ses états qui se manifestent d'eux-mêmes et malgré lui. Il n'y a là rien d'intentionnel, de volontaire, il n'y a même aucune activité, mais au contraire passivité de celui qui malgré lui exprime quelque chose, sans rien dire. 

Dire que le visage ou l'expression de telle personne exprime telle ou telle émotion, cela ne signifie pas qu'elle s'exprime, mais que son état intérieur se manifeste, se révèle par une expression que l'on peut interpréter comme l'effet de telle ou telle émotion. On est ici du côté des signes compris comme indices, c'est-à-dire donc comme effets visibles, manifestes de choses qui en sont les causes invisibles. Mais si le principe de causalité est ici ce qui vaut, on ne peut pas dire qu'il y ait expression de quelque chose par quelqu'un, que quelqu'un s'exprime au sujet de quelque chose. 

Rq : Ce qui est vrai même si on peut par ailleurs soutenir qu'il entre une part de convention dans les expressions physiques de certaines émotions. 

A l'inverse, s'exprimer au sujet de quelque chose, c'est dire quelque chose avec l'intention de le faire et grâce à cette intention : ce n'est pas une réaction, l'effet d'un affect, c'est l'activité délibérée d'un être qui contrôle ses propos, les maîtrise, et maîtrise ce qu'il dit. Cela n'a rien à voir avec une réaction ou la causalité qui expliquerait que telle émotion provoque telle manifestation. Celui qui s'exprime est l'auteur de son discours, ce qui suppose une distance à l'égard de soi, de ce qu'on éprouve et même à l'égard de l'objet, de la chose dont on parle. 

Rq : on peut toujours discuter la maîtrise complète de son discours : on est parlé autant que l'on parle. On peut dire des choses qui expriment malgré nous des phénomènes sociaux, psychiques, idéologiques, … 

Dans l'exprimer, on a que deux éléments : le signe et sa cause signifiée, dans le s'exprimer, on en a trois : le signe, le locuteur et l'objet signifié par le signe choisi par le locuteur. 

Exemple de différence entre exprimer et s'exprimer : entre crier de douleur et dire qu'on a mal quelque part, il y a toute la différence entre la pure expression presque mécanique de quelque chose et le fait de s'exprimer au sujet de quelque chose. 

Autre exemple : un lapsus exprime quelque chose que je n'exprime pas comme tel, que je ne voulais pas exprimer même. S'exprimer suppose une maîtrise de l'expression que je n'ai plus lorsque je fais un lapsus. Or, il exprime quelque chose de moi, de mes désirs inconscients. 
 

C'est pourquoi on peut dire que là où il n'y a que l'expression de quelque chose, il n'y a pas de parole, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'affect… Et qu'il n'y a de parole que là où il y a un s'exprimer au sujet de quelque chose, c'est-à-dire là où il y a quelqu'un qui parle. 
 

Tout cela pour dire qu'il n'y a parole et donc langage que là où au lieu d'un signe qui exprime quelque chose, c'est quelqu'un qui s'exprime au sujet de quelque chose. Qu'est-ce que cela change de le savoir ? Qu'est-ce qui caractérise un quelqu'un qui parle par opposition à un quelque chose qui ne parle pas mais qui simplement exprime quelque chose, puisque nous qui parlons nous pouvons aussi n'être que dans l'exprimer et non pas en train de nous exprimer ? 

A quelles conditions peut-on dire que l'expression de quelque chose est de l'ordre de l'expression par quelqu'un de quelque chose ? Que faut-il pour s'exprimer ? A quelles conditions s'exprime-t-on ? A quelles conditions peut-on dire qu'un être exprime intentionnellement quelque chose, le fait de manière volontaire, délibérée et maîtrisée et non pas passive, réactive, non intentionnelle ? Qu'est-ce que l'expression volontaire requiert sinon la conscience et la pensée ? 

2 ) La pensée comme condition du langage.
C'est la pensée, la conscience qui est la condition sans laquelle il ne serait pas possible de s'exprimer. Elle est par conséquent le condition sans laquelle ni la parole, ni le langage ne seraient possible. Il y a donc solidarité entre conscience ou pensée et langage. 
 

Telle est la thèse que Descartes soutient dans une lettre au Maquis de Newcastle du 23 novembre 1646. 
 

" Enfin, il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, exceptées les paroles, ou autres signes, faits à propos de ce qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, chevaux et aux singes ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions, et il n'y a point d'homme si imparfait qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument, pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont pas de pensées, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut pas dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient." Descartes
 

Commentaire du texte

1- Son point de départ est comme l'inverse du nôtre : il ne se demande pas à quelles conditions la parole est possible, mais à quoi tient la certitude selon laquelle les autres ne sont pas que des corps, des machines, mais qu'ils pensent. 

Or, rien en dehors de la parole ne pourrait nous permettre de savoir de manière certaine que les autres ont une âme parce que les paroles expriment des pensées ou idées qui se trouvent en elle, qui ne peuvent être conçues et partant exprimées que par elle. 

Mais, pour éviter toute confusion, Descartes précise d'une part que la parole peut être remplacée par des signes et d'autre part qu'il faut ajouter à la présence de la parole deux conditions : qu'elle soit à propos et qu'elle ne soit pas l'effet des passions. 

La suite du texte consiste d'abord en une explicitation de cette substitution et de ces deux conditions. 

- Si on peut remplacer la parole par des signes, c'est pour ne pas oublier les muets qui utilisent le langage des signes précisément. On comprend que par parole, Descartes n'entend que la phonétisation et non pas l'expression de quelque chose à quelqu'un comme tel. On ne peut en effet pas déduire à l'absence de pensée de l'absence de phonétisation. D'autant que les muets s'expriment eux aussi. 

- Si la parole doit être à propos de ce qui se présente, c'est pour ne pas prêter la pensée à des êtres qui n'en ont pas besoin pour dire ce qu'ils disent ou semblent dire. Parler à propos, c'est s'exprimer non pas de manière mécanique, mais en rapport avec le contexte du discours. Des propos sans rapport avec le contexte dans lequel ils sont prononcés ne peuvent pas être ceux d'un être qui pense. Descartes parle des perroquets, on pourrait parler des machines qui semblent nous parler mais qui le font comme des perroquets. (On s'étonnera donc pas que Descartes soutienne que les animaux sont des machines.) Remarquons que pour les fous, Descartes soutient qu'ils sont privés de la raison, mais non de la faculté de s'exprimer à propos de ce qui se présente : ils ne disent rien de raisonnable, mais au moins, ils parlent vraiment. 

Mais, cette condition n'est pas suffisante : elle pourrait conduire à prêter la pensée à des êtres qui n'en disposent pas : les animaux dressés. C'est pourquoi Descartes ajoute encore une condition. 

- Il ne faut pas que les signes soient liés à des passions, c'est-à-dire à des états à la fois physiques et psychiques qui par définition échappent au contrôle de celui qui en est la proie. Par passion, ici, il faut entende donc ce que nous appelons passion, mais aussi les émotions et même les sentiments. 

Pourquoi ? 

Parce que la passion est capable de nous forcer à exprimer des signes grâce auxquels nous la reconnaissons immédiatement : la joie se reconnaît aux cris qu'elle fait pousser. 

Mais surtout parce qu'il apparaît que certains animaux, comme la pie dont parle Descartes, semblent capables de former des signes avec à propos. Nous parlerions de dressage pour expliquer ce phénomène. Or, précisément, sur quoi repose un dressage sinon les passions comme le dit Descartes : s'il est vrai qu'un dressage repose essentiellement sur la récompense et la punition, alors il repose sur l'espérance et la crainte qui sont deux passions. Et, par ce procédé, il est possible d'obtenir d'animaux des comportements qui semblent à propos, mais qui ne sont pourtant que l'effet de sollicitations étrangères à la situation telle qu'elle est vécue et interprétée par des êtres qui eux parlent. Par extension, on pourra songer à ce qui semble aussi être des paroles exprimées avec à propos par des machines qui sont conçues, c'est-à-dire programmées, pour nous assister ou nous répondre. Un distributeur automatique de billets, poli et diligent, ne nous parle pas plus qu'un animal dressé pour dire bonjour. 
 

2- Dès lors Descartes peut conclure que seuls les hommes parlent. Ce qui constitue une réponse à notre question : parti de la question de savoir ce qui permet d'être sûr que les autres pensent comme nous, Descartes, parce qu'il soutient que seules leurs paroles peuvent nous en donner la certitude, est conduit à soutenir, comme en retour, que la parole au sens plein du terme ne se rencontrant que chez l'homme, il est donc le seul être qui parle. 

Mais, Descartes ne va pas en rester là : il va proposer une série d'arguments, qui tous sont des réponses à des objections implicites, en faveur de cette thèse qui accorde conjointement à l'homme le monopole de la parole et de la pensée. 

- C'est d'abord à Montaigne et à Charron qu'il répond : qu'entre les hommes, on observe plus de différence qu'entre certains hommes et des animaux ne permet pas de soutenir qu'il n'existe entre eux qu'une différence de degré : la parole et donc la pensée établit entre les hommes et les animaux une différence de nature, une différence irréductible. Entre eux, les animaux échangent bien des signes, mais ils n'expriment pas des idées, mais leurs passions, ce qui les exclut de la parole comme telle. On notera donc que Descartes ne nie pas du tout que les animaux communiquent entre eux, mais qu'ils communiquent ne signifie pas qu'ils parlent. Leur refuser la parole ne revient pas à nier l'évidence d'une communication entre les animaux d'une même espèce. 

- En outre, les hommes incapables de phonétiser trouvent dans des gestes le moyen d'exprimer leurs pensées. Descartes tire de cette observation une idée fondamentale : on pourrait en effet objecter à Descartes que si les animaux ne parlent pas, ce n'est pas du tout parce qu'ils n'ont rien à dire, mais parce qu'ils n'ont pas les moyens physiques d'exprimer ce qu'ils pourraient dire, leurs pensées donc. Or, si les sourds et muets ont trouvé le moyen de dépasser ce handicap et de s'exprimer, c'est qu'on n'a pas besoin expressément des organes de la phonation pour parler : il suffit d'avoir quelque chose à dire, c'est-à-dire des pensées, pour se mettre à parler. Les organes de la phonation ne sont en rien des conditions nécessaires à l'expression : tout au plus la rendent-ils plus aisée. Ce sont donc nos pensées qui sont les conditions nécessaires et même suffisantes de la parole. 

- Pour finir, Descartes répond à l'objection qui consiste à soutenir qu'il est après tout possible que les animaux parlent entre eux, mais d'une manière telle que : soit nous ne nous en apercevions pas, soit que nous n'y comprenons rien, faute de percer le code dans lequel ils s'expriment. On pourrait dire alors que la communication que nous observons entre eux et que nous prenons pour l'effet de leurs passions ne sont rien d'autre que des paroles obscures pour nous, claires pour eux. A quoi Descartes répond que ce n'est pas possible dans la mesure où cela impliquerait une totale absence de relation entre les espèces. Or, il y a des échanges entre elles : nos animaux domestiques nous témoignent de leurs sentiments à notre égard. S'ils nous expriment leur passion, rien ne permet de penser qu'ils ne nous exprimeraient pas aussi leurs pensées, s'ils en avaient comme le dit Descartes. A quoi on pourrait ajouter qu'il serait d'autant plus probable que nos animaux cherchent à nous communiquer leurs pensées s'ils en avaient, qu'il nous arrive à nous de parler aux animaux comme s'ils pouvaient nous comprendre. 
 

3- La thèse de Descartes est donc que seuls les hommes parlent parce que seuls ils ont des pensées, ce qui permet d'être sûr qu'ils ont une âme ou, ce qui revient au même, qu'avoir un esprit implique qu'on a des pensées et qu'avoir des pensées implique qu'on les dise dans une parole. On peut en effet conclure à l'existence de pensées, et donc d'une âme, à partir de la présence de paroles (comme on passe de l'observation de l'effet à l'affirmation de la présence de sa cause ou, pour le dire en d'autres termes, comme on passe de l'indice à ce qu'il indique, la parole étant ici l'indice de l'existence de pensées qui à leur tour signalent une âme), tout comme on peut soutenir qu'il faut penser (avoir un esprit et penser à quelque chose) pour pouvoir parler au sens strict du terme. 
 

Rq : Observons en effet que Descartes utilise le mot "pensées", au sens d'idées singulières. Or, le mot "pensées" en ce sens se distingue du mot "pensée" au sens de conscience, d'esprit ou d'âme. Cette distinction implique qu'il ne soutient donc pas à proprement parler qu'il faut avoir une pensée, c'est-à-dire ici une conscience, un esprit ou une âme pour parler, mais il soutient de manière plus précise que pour parler, il faut avoir des pensées, des idées parce que nos paroles n'expriment en effet pas notre esprit, notre conscience ou notre âme (cela n'aurait aucun sens), mais les idées que nous avons à l'esprit. On dira sans doute qu'il faut bien avoir une conscience pour avoir des pensées, et même, que Descartes le dit presque en ces termes au début du texte. Certes, mais, comme il l'exprime aussi, on va des paroles aux pensées et des pensées à l'âme qui les a et non des paroles à l'âme immédiatement. L'âme est la condition de possibilité des pensées et donc aussi, mais indirectement, de nos paroles. 
 

Mais, n'est-ce pas là une réponse aux questions de savoir qui parle et quelles sont les conditions de la parole ? La parole suppose des pensées qui elles-mêmes supposent une âme ou une conscience de sorte que ne parlent que les êtres qui ont une conscience, ce qu'on peut remarquer à cela qu'ils parlent précisément ! 
 

La parole ne peut en effet que supposer des pensées puisque ce sont bien des pensées qui sont dites lorsqu'on parle. De même, elle doit supposer la conscience dans la mesure même où les caractéristiques qu'on prête à la conscience se rencontrent aussi en ce qui concerne la parole : une activité maîtrisée, intentionnelle et réflexive qui forment des représentations, des idées. 
 

Rq : D'un point de vue génétique, on retrouve une thèse voisine chez Nietzsche : la conscience est historiquement ou du point de vue de l'évolution, le résultat de la nécessité de prendre conscience de ses besoins afin de pouvoir les dire aux autres dont on attend de l'aide. En somme, il y aurait toute une série de conditionnement : la vie sociale, la nécessité pour survivre de communiquer ses besoins et demander de l'aide, la nécessaire prise de conscience de soi et de ses besoins pour pouvoir les dire et les communiquer. 

Mais, il faut remarquer que cette thèse, qu'il soutient alors qu'il n'est pas encore en possession de toute sa pensée, renvoie à un motif génétique qu'il condamnera ensuite comme purement mécanique : il refusera en effet de penser l'origine de quelque chose par sa fonction, par la nécessité de voir une certaine fonction remplie. De ce point de vue, la biologie ignore encore tout le profit qu'elle pourrait tirer de l'idée selon laquelle l'origine d'une chose n'est pas de l'ordre d'une finalité cachée ou virtuelle, pas plus que du hasard, mais d'une volonté de puissance qui pose des fins. 
 

Ceci dit, le mot "pensées", au sens d'idées, n'est pas sans ambiguïté : qu'est-ce au juste qu'une pensée ? On a vu qu'il faut écarter de l'ensemble des pensées tout ce qui relève de la vie affective : les passions, les sentiments, les émotions, … mais une perception, une image, un souvenir sont-ils des pensées au même titre qu'une idée comme l'idée de triangle par exemple ? Descartes le soutient par exemple dans les Méditations métaphysiques. Ce qui n'est pas sans conséquence : si par pensée, on entend tout cela, alors, puisqu'après tout les animaux ont eux aussi des perceptions, des souvenirs et pourquoi pas des représentations sous forme d'images, notre thèse qui consiste à réserver la parole et la pensée aux hommes ne tient plus. Une élucidation des rapports entre la pensée ou les pensées et la parole s'impose donc. 

Nous y reviendrons plus tard, parce que dans l'immédiat, cette thèse qui consiste à dire que la pensée ou la conscience sont les conditions du langage et donc de la parole n'est pas totalement satisfaisante dans la mesure où cela rend incompréhensible ce qui se passe exactement entre les êtres qui ne peuvent pas parler mais qui expriment et communiquent. 


 
3 ) Alors, que font les êtres qui communiquent sans parler?
Comment penser la communication entre des êtres dont on ne peut pas dire qu'ils parlent, qu'ils sont doués du langage, encore qu'ils ne soient pas dépourvus d'affects ? Que font les êtres qui expriment et communiquent des informations ? 

Mais, précisément : quelles informations ? 
 

Les communications entre les animaux sont tournées vers la survie du groupe et son organisation sociale, elle-même le plus souvent en rapport avec la pérennité du groupe et la transmission génétique de certains caractères. Les messages n'existent donc que parce qu'ils sont utiles à la survie, non pas tant la sienne propre que celle du groupe. 

Ce qui signifie que les messages émis par un individu n'ont pas de réponse sous la forme d'un autre message qui utiliserait le même code, mais déclenche un comportement adapté à la situation indiquée par le message. Les messages commandent donc des comportements. Or, tous les messages qui ont cette caractéristique sont des messages qui utilisent des signaux, des codes de signaux. 

Un code de signaux n'est donc finalement rien d'autre qu'un ensemble de stimulations différenciées qui déclenchent chacune un comportement spécifique. Ce qui signifie que l'on peut analyser les communications animales comme une série ou un enchaînement de stimulations : un fait, interne ou externe, comme un danger perçu ou le désir sexuel ou la faim, déclenche l'émission d'un message sous une forme quelconque. Ce message une fois perçu déclenchera à son tour un comportement déterminé correspondant au contenu du message. ( Schéma béhavioriste strict, mais valable seulement pour les animaux qui sont dans l'exprimer et non dans le s'exprimer ) 

On peut dire que les signes sont des indices par rapport à ce qui les provoque et des signaux par rapport à ce qu'ils provoquent. 

On peut ainsi comprendre qu'il n'y a pas de parole, ni donc de langage quoi qu'il y ait ici expression et communication. Mais l'expression est passive, provoquée de telle manière que l'on peut soutenir qu'elle est non pas expression de quelque chose par quelqu'un, mais expression passive de quelque chose. 

Ils ne sont en effet pas possibles sans stimulations internes ou externes : leurs émissions sont elles-mêmes déclenchées : il peut y avoir des erreurs de la part des animaux, mais il n'y a pas de mensonge, de canular, de jeux, autant de choses qui seraient l'indice infaillible d'une expression maîtrisée de quelque chose. Le mensonge est en effet le propre de l'être qui réellement s'exprime : pour pouvoir dire autre chose que ce que l'on sait ou croit être la vérité, il faut avoir la maîtrise de son discours, donc s'exprimer authentiquement. 

Rq : On peut ainsi faire du mensonge non pas la condition même de la parole, mais le propre des êtres qui authentiquement parlent, le critère qui les distingue des autres. 

Il n'y a entre celui qui émet le message et son message aucune distance : il ne dit pas quelque chose, il est lui-même un signe, compris à la fois comme l'indice de la présence de quelque chose en lui ou en dehors de lui et comme ce qui commande un comportement. 

On pourrait du coup aller jusqu'à dire que les membres d'un groupe sont comme les éléments d'un tout, d'un corps (le corps social) entre lesquels il existe des échanges du type de ceux qui existent au sein d'un corps : nerveux, hormonaux, mécaniques… 

Tout cela signifie qu'il est tout à fait possible de soutenir que des êtres expriment des choses et les communiquent à d'autres sans supposer pour autant qu'ils parlent, c'est-à-dire qu'ils possèdent le langage comme faculté donc la pensée, puisque la pensée est bien la condition de la parole et du langage. 

Mais compte tenu de ce que nous avons dit, cela signifie aussi que la distinction qui vaut n'est pas tant celle qui oppose les êtres qui parlent de ceux qui ne parlent pas que celle qui oppose les formes d'expression qui exigent explicitement la pensée et donc qui sont des paroles des autres formes d'expression et de communication. Pour le dire autrement : dire que la pensée est la condition de la parole, cela signifie que partout où il y a expression de quelque chose et communication, mais pas de pensée, il n'y a pas de parole, y compris lorsque ce sont des hommes qui communiquent. 

Or, ce qui est remarquable, c'est que les hommes utilisent aussi des codes de signaux : signalisation routière ou ordre militaire, dans des circonstances où la survie est en jeu ! 

Les raisons pour lesquelles nous excluons les animaux du langage impliquent d'en faire autant avec les hommes dans les circonstances dans lesquelles ils leur ressemblent. 


On objectera qu'on a appris à certains singes (des bonobos notamment) le langage des signes ou d'autres langages et qu'il semble qu'on peut avoir avec eux des sortes de conversation, qu'ils semblent même capables de construire sinon des phrases, du moins de nouveaux mots par combinaisons de ceux qu'ils ont appris. 

Que répondre à cela ? 

D'abord qu'en effet tout cela est troublant, extrêmement troublant : raison de plus d'y regarder à deux fois… 

Ce qui apparaît d'emblée, c'est qu'en effet les singes expriment quelque chose avec à propos, ou comme le dit Descartes, à propos de ce qui se présente. Mais, cela ne suffit pas pour leur attribuer la faculté de parler ou de penser, puisque c'est au fond la même chose, parce que toujours comme le dit Descartes, cela pourrait être l'effet d'une passion, c'est-à-dire d'un dressage par lequel on obtiendrait quelque chose qui ressemble à l'expression sans en être. 

Or, il se trouve que c'est précisément la conclusion de scientifiques qui ont épluché les comptes-rendus de ceux qui ont appris aux singes "à parler" ! Sans le vouloir et sans le savoir, l'apprentissage n'aurait été qu'un conditionnement, un dressage ! Après tout, on a bien réussi des conditionnements très subtils avec d'autres animaux, pourquoi pas celui-là avec des singes ? 

Mais ce n'est pas tout, et même, ce n'est pas l'essentiel. Deux remarques extrêmement simples peuvent mettre fin au trouble. D'une part, on devrait s'étonner qu'on ait à apprendre à des singes à parler s'ils en sont capables ! On pourrait même trouver très malhonnête le procédé : apprendre quelque chose à quelqu'un pour prouver qu'il le savait déjà n'est pas très honnête. Ce qui veut dire que s'ils pouvaient parler, ils le feraient sans qu'on ait à leur apprendre à le faire. D'autre part, on s'aperçoit qu'en fait de parole, les singes en question utilisent des noms propres et non des noms communs, même lorsqu'ils semblent employer des noms communs dans la mesure où toujours on leur fait associer des signes à des choses singulières ou à des images singulières de choses ressemblantes. Qu'est-ce que cela signifie ? Que les singes en question ne parlent pas parce que parler, c'est employer des termes abstraits, c'est-à-dire des noms communs qui expriment des idées qu'ils n'ont donc pas puisqu'ils ignorent les noms communs comme tels. Ils ne parlent pas, ils associent entre elles des choses : d'un côté des choses indiquées, de l'autre ce que nous tenons pour des signes. 

 Suite I Plan

[ Accueil ]