B) Que désignent les mots ?
On sait que la parole exprime les pensées, que parole et pensée sont comme les deux faces d’une même chose.

Il convient maintenant de s’interroger sur ce qui compose les paroles, à savoir les mots. Que désignent-ils ? A quoi renvoient-ils?
 

1 ) Les signes linguistiques désignent-ils les choses ?

A première vue, les mots désignent les choses, indiquent les choses. Ils renvoient aux choses, ils sont en relation avec les choses réelles, comme des étiquettes collées sur elles.

Rq : Il faut remarquer que la question ne concerne que les noms communs, c’est-à-dire donc ni les noms propres qui désignent des êtres singuliers en tant que tels, ni les verbes (qui renvoient à une action ou un état. Encore qu'une action ou un état puisse être ici apparentés à une chose), ni les pronoms (qui renvoient à des être singuliers de sorte qu’il n’y a pas à se demander en ce qui les concerne s’ils renvoient à des choses puisque c’est évident), ni les adjectifs (qui ne renvoient pas du tout aux choses, mais aux qualités prêtées aux choses. Encore qu'on puisse tenir les qualités pour des choses pour peu qu'on les distingue ce que qu'elles déterminent).
 

On appelle nomenclaturisme cette conception des langues qui fait correspondre les choses aux mots employés dans une parole, un discours quelconque. On soutient ainsi que la langue et les choses sont inscrites dans un tableau ou sont mises en bijection : à chaque mot correspond quelque chose et inversement.

Mais ce n'est pas si simple qu'il y paraît : si les mots renvoient aux choses, à quelles choses au juste ?

Renvoient-ils à des choses singulières ? Le mot arbre sert-il à désigner tel arbre singulier, unique ? Non, le mot arbre désigne les arbres en général et non un arbre en particulier. Il n’y a que les noms propres qui désignent un être particulier, unique. Les mots ne désignent donc pas les choses dans leur singularité, mais des choses en général. Heureusement d'ailleurs, parce que sinon le lexique compterait autant de mots qu'il y a de choses ! On regroupe donc un certain nombre de choses sous le même nom, en leur collant la même étiquette. Ce qui signifie qu'on découpe le réel de telle sorte qu'on regroupe certaines choses ensemble sous la même désignation.

Soit. Seulement, comment opère-t-on les regroupements des choses sous le même nom ? Comment former les groupes de choses qui porteront le même nom ? Comment forme-t-on ces groupes de choses en général ? Quels critères servent pour établir les ensembles de choses qui portent toutes le même nom, qui correspondent toutes au même mot ? Comment institue-t-on la nomenclature ?

Rien n’est moins simple.

On s'en rend mieux compte encore lorsque avec Rousseau, dans le discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, on se pose ces questions du point de vue de l'institution des langues, de leur création. En fonction de quels critères a-t-on institué les mots, c’est-à-dire regroupés les choses sous la même dénomination ? En effet, si on se transporte dans le temps vers les premières communautés humaines, celles qui ont institué les premières langues, comme le fait, le problème du regroupement des choses sous une même dénomination apparaît très nettement.

"(...) pour ranger les êtres sous des dénominations communes et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait des observations et des définitions, c’est-à-dire de l’histoire naturelle [physique et biologie] et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps n’en pouvait avoir."
Rousseau. Le discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

Commentaire :
 

Les mots désignent non des choses singulières, mais des groupes de choses. Pour que le regroupement de différentes choses sous une seule et même dénomination soit pertinente, il faut que les choses regroupées soient proches, qu’elles aient des points communs, qu’elles soient identiques malgré les différences apparentes. Cela signifie que pour regrouper les choses sous une même dénomination, il faut bien les connaître, connaître leur essence, connaissance qu’il est difficile de prêter aux premiers hommes puisqu’on ne connaît toujours pas l’essence de toute chose parfaitement. On comprend donc que le regroupement des choses sous une même dénomination pose le problème de savoir comment les regrouper.

Ajoutons que cette institution des mots, de leur sens n'est en outre possible que si déjà l'on parle, ce qui est contradictoire puisqu'on ne peut pas à la fois parler et se mettre d'accord sur le sens des mots et on ne peut pas non plus ne pas parler pour se mettre d'accord sur quelque chose… C'est là un des problèmes relatifs à l'origine des langues que Rousseau met aussi en évidence.

Le nomenclaturisme soulève donc la question des critères qui servent à regrouper les choses pour les désigner, les nommer. Comment les mots correspondent-ils aux choses? Correspondent-ils parfaitement aux choses ? Si la langue est une nomenclature, sur quels critères repose-t-elle ? Et, bien sûr, si elle est une nomenclature, elles une nomenclature réussie ?

C’est cette question qui est posée implicitement par Platon dans le Cratyle et explicitement par Bergson dans Le rire.
 

Le Cratyle. Le dialogue porte sur la question de la justesse des noms communs. Les mots sont-ils conformes aux choses qu’ils désignent et comment le sont-ils ? Comment les mots correspondent-ils aux choses qu’ils désignent ? Sans que cela soit formulé en ces termes, ce dialogue réfléchit donc sur la justesse de la nomenclature, sur la valeur de la mise en correspondance des mots et des choses.

Deux thèses s’opposent : celle de Cratyle et celle d’Hermogène.

Cratyle soutient qu’il existe une conformité naturelle entre les mots et les choses, qu’ils correspondent aux choses de manière naturelle. A savoir : les mots sont comme des images qui imitent, reproduisent les choses qu’ils désignent. Ils sont l’image graphique ou sonore des choses.

Hermogène soutient qu’il existe une conformité entre les mots et les choses, mais que cette conformité est conventionnelle et non naturelle. Les mots correspondent aux choses, mais sans que les mots ressemblent aux choses qu’ils servent à désigner. Ce sont les hommes qui décident d’associer tel mot avec telle chose et qui aurait établir une association différente.

Ils sont en désaccord sur la nature de la conformité, mais ils sont d’accord pour dire que les mots sont conformes aux choses, c’est-à-dire que les mots désignent les choses, correspondent aux choses et qu’ils leur correspondent de manière pertinente, judicieuse, c’est-à-dire de telle sorte que le découpage de la réalité en différents groupes de choses qui portent toutes le même nom est pertinent.

Ils demandent à Socrate de les départager. Ce que va faire Socrate, ce n’est pas prendre parti pour l’un ou l’autre, c’est attaquer l’idée qu’ils ont en commun, à savoir qu’il existe une conformité entre les mots et les choses, que les mots sont effectivement conformes aux choses.

Comment ? Socrate fait admettre à ses interlocuteurs qu’il faut distinguer les choses telles qu’elles nous apparaissent des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, indépendamment de nous, leur apparence pour nous et leur essence en elles-mêmes. Telles qu’elles nous apparaissent, les choses sont en devenir, relatives les unes aux autres et à notre manière de les percevoir. Telles qu’elles sont en elles-mêmes, les choses ne sont pas en devenir, ne sont par relatives les unes aux autres, ni relatives à nous. En elles-mêmes, les choses ne sont même pas sensibles, elles sont leur essence, c’est-à-dire une Idée ou Forme. Les choses en elles-mêmes sont des Idées, réelles quoiqu’invisibles.

A partir de cette distinction, Socrate va s’opposer à la fois à Cratyle et à Hermogène :

Contre Cratyle, il soutient en accord avec Hermogène que le rapport entre les mots et les choses est conventionnel et non naturel. Il en veut pour preuve la diversité des langues. Mais il ajoute que si les mots étaient conformes aux choses, c’est-à-dire l’image fidèle des choses, ils ne seraient plus des mots mais des doubles de la chose. Donc, si les mots étaient conformes par nature aux choses, ce ne serait que par rapport à leur apparence et non par rapport à leur être, leur essence. D’ailleurs, les mots que Cratyle cite pour illustrer sa thèse en témoignent : ce sont des onomatopées (mot dont le son suggère le son émis par la chose qu’il dénomme).

Contre Hermogène, il soutient que s’il est exact de dire que les mots sont conventionnels, il est faux de dire qu’ils sont conformes aux choses telles qu’elles sont. Socrate s’en prend donc à l’idée de conformité mot-chose : les mots ne sont pas conformes aux choses qu’ils désignent, mais aux apparences des choses qu’ils servent à désigner. Les mots ne désignent pas les choses telles qu’elles sont en réalité, mais ils désignent les choses telles qu’elles apparaissent.
 

Par exemple, on dira de telle chose qu’elle est grande. Mais c’est relativement à l’observateur ou à une autre chose qu’elle sera dite grande, en elle-même, elle n’est ni petite ni grande. La grandeur n’appartient pas à son essence, elle n’est qu’une apparence relative à quelque chose d’autre qu’elle-même.

Par exemple encore, comme le fait remarquer Descartes, on peut dire d’une pierre qu’elle est chaude, mais ce n’est qu’une apparence, la pierre n’est pas chaude en elle-même, elle a une température supérieure à celle de la surface du corps.

Autre exemple : eau, vapeur et glace : trois mots qui semblent désigner trois choses distinctes, mais qui en fait correspondent tous à la même chose sous trois apparences différentes, c’est-à-dire dans trois états différents. Trois apparences, mais la même essence, ici, la même composition chimique.

C’est pourquoi Socrate, après avoir reconnu le caractère conventionnel des mots, dénonce une mauvaise institution de la langue, c’est-à-dire un mauvais législateur en matière de mot : au lieu de faire correspondre l’essence des choses aux mots qu’on emploie, il leur a fait correspondre les apparences des choses. C’est pourquoi aussi il imagine un bon législateur en matière de langue, un être qui établirait entre les mots et les choses une réelle conformité.

Rq : Rousseau nous permet d'ailleurs de comprendre en quoi une mauvaise institution des langues est inévitable.

Par conséquent, Platon ou Socrate, en critiquant l’idée même de conformité entre les mots et les choses montre que si on comprend la langue comme nomenclature, cette nomenclature est mal faite : elle découpe le réel selon ses apparences et non selon l’essence des choses. Il ne conteste toutefois pas le nomenclaturisme, il dit qu’il est mal fait et rêve d’une nomenclature qui serait elle bien faite.

Une telle position est presque toujours celle à laquelle aboutit le nomenclaturisme : penser le nomenclaturisme, c’est le critiquer, c’est montrer ces insuffisances. Telle est aussi la position de Bergson qui est à la fois nomenclaturiste et critique de la langue.

Cf : texte de Bergson. Extrait du Rire.
 
 

" Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car, les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même.

Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les milles nuances fugitives et les milles résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leu aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe.

Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement à d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes."
BERGSON. Le rire.

Commentaire :
 

Bergson est nomenclaturiste : les mots sont des étiquettes collées sur les choses. Les mots font écran entre les choses extérieures et nous et entre notre intériorité affective et nous-mêmes comme conscience. Parce qu’ils sont généraux, les mots occultent la singularité des choses extérieures ainsi que la singularité de nos états intérieurs. Si Platon reprochait aux mots de désigner les apparences au nom de l’être et de l’essence des choses, Bergson, à l’inverse, leur reproche de dissimuler les apparences dans ce qu’elles ont de plus singulier.

Par ailleurs, Bergson s’oppose aussi à Platon en ce que selon lui les critères qui servent à découper les choses et à les regrouper sont l’utilité et l’aspect banal, en rapport avec les besoins. Les mots en effet sont des étiquettes collées par nos besoins sur les choses : ce n’est qu’en fonction de leur utilité qu’ils sont dénommés.

Parce que les besoins, l’action et l’utile sont tout, les mots ne désignent que ce qui est lié à tout cela.
 

Rq: Ce que reproche donc Bergson aux mots, c’est d’être toujours plus gros que les choses, c’est-à-dire d’avoir une généralité qui occulte la singularité des choses, qui dissimule leur individualité. Au fond, il n’était même pas besoin d’expliquer que les mots sont liés au besoin, à la survie donc, pour comprendre que les mots dissimulent la singularité des choses, il suffisait de noter que les mots sont toujours généraux pour le comprendre. Ce qu’il reproche aux mots, c’est de ne pas être utiles à celui qui au lieu d’agir contemple les choses dans leurs singularités.
 

Conclusion : dès lors que l’on se représente la langue comme une nomenclature ou un répertoire qui correspond aux choses, on est toujours conduit à critiquer la pertinence de la nomenclature à cause des critères qui servent au découpage du réel et au regroupement des choses sous un même nom (Platon) ou plus fondamentalement à soutenir que les mots parce qu'ils sont généraux, sont toujours plus grands que les choses, ils ne sauraient leur correspondre exactement (Bergson).

Qu’est-ce que signifie cette critique du nomenclaturisme ? Dans tous les cas, elle consiste à soutenir que les mots ne correspondent pas aux choses, soit à leur découpage et à leur regroupement objectifs, soit à leur singularité. Le découpage opéré par la langue ne coïncide pas avec celui du réel. Pour Platon, ces deux découpages se distinguent comme s’opposent l’être ou l’essence et l’apparence, pour Bergson, ils s’opposent comme le général s’oppose au singulier. Autrement dit, les deux critiques consistent à dénoncer le caractère subjectif de ce découpage : sous couvert de découper le réel et de regrouper les choses de même essence, on regroupe entre elles celles qui ont les mêmes apparences pour nous ou au lieu de les regrouper en fonction de ce qu’elles sont de manière singulière, on les regroupe en fonction de leur utilité pour nous. La nomenclature est subjective, et c’est pour cela qu’elle est mauvaise.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Si le découpage du réel est subjectif, cela ne veut-il pas dire que les mots au lieu de désigner les choses désignent les représentations subjectives que l’on a du réel ? Si la nomenclature est toujours ratée, c’est peut-être tout simplement parce que la langue n’est pas une nomenclature, que les mots ne désignent pas des choses, mais l’idée que l’on se fait des choses.

Le nomenclaturisme pensé jusqu’au bout conduit à sa réfutation : les mots ne désignent pas des choses, mais les idées des choses, la représentation que l’on se fait des choses. Ce qu’ils désignent n’est pas extérieur à nous, mais en nous : nos idées des choses, nos représentations.

2) Les mots désignent-ils des idées ?
Lorsqu’on prononce ou entend le mot arbre par exemple, à quoi pensons-nous ? A un arbre ? A des arbres ? Non, nous ne nous représentons pas les arbres sous la forme d’une image, nous n’imaginons pas un arbre ou des arbres, nous avons une représentation totalement abstraite de l’arbre, c’est-à-dire une absence d’image, de souvenir de perceptions, une idée plus ou moins confuse, mais une conception et non une image.

La fleur, c'est l'absente de tous les bouquets comme le dit Mallarmé.

Ce à quoi renvoient les mots pour nous, ce n’est ni aux choses, ni même à l’image de la chose, mais à une idée, une représentation abstraite en laquelle ne se trouve aucune image quelconque. Les mots ne renvoient pas aux choses, mais à l’idée générale plus ou moins nette que nous avons de la chose. En ce sens tous les mots sont abstraits.

Cf: texte de Rousseau extrait du discours sur l’inégalité.
 
 

" Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il vous faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours."
Rousseau. Lediscours sur l’inégalité.
 

Commentaire.

- Idée générale et idée particulière : une idée générale est purement intellectuelle, c’est-à-dire abstraite, elle est conçue par l’esprit sans qu’il ne s’y mêle aucune image. Une idée particulière, c’est l’idée ou la représentation de quelque chose de particulier, à savoir l’image d’une chose car les images sont toujours images d’une chose singulière. Idée ne signifie donc rien d'autre ici que représentation de quelque chose en général.

- Esprit et imagination : l’esprit se représente les idées générales tandis que l’imagination se représente les idées singulières. L’imagination singularise et par conséquent est inapte à représenter une idée générale. On pourrait dire la même chose des perceptions : on ne perçoit que du singulier.

- Les idées générales ne se représentent que sous la forme de mots et non d’images parce que l’image est incapable de représenter le général tandis que les mots sont capables d’exprimer l’idée générale.

- Définition et idée : seule la définition, c’est-à-dire la verbalisation, donne une représentation d’une idée générale.
 

Les mots expriment des idées, des représentations abstraites ou générales des choses. Ce qui en nous renvoie aux choses, mais dans leur singularité, ce sont les images, oeuvres de l’imagination. Les mots eux renvoient aux représentations abstraites des choses. Les mots ne désignent pas des groupes de choses ou des genres de choses homogènes entre elles, mais des idées générales et abstraites qui sont les représentations que nous avons des choses. Entre les mots et les choses, il y a l’idée des choses, de sorte que ce à quoi renvoient les mots, ce sont aux idées des choses et non aux choses elles-mêmes.

Pour le dire autrement, les mots renvoient à leurs définitions et non à des choses directement. Lorsqu’on rencontre un mot dans un discours et qu’on se demande ce qu’il désigne, on se demande quel sens il a, c’est-à-dire quelle est sa définition. On pourra bien sûr pour mieux comprendre ce mot se représenter des cas particuliers, mais ce sera pour illustrer la définition : le mot ne désigne pas ce cas seulement.

Cette thèse peut être exposée autrement : soutenir que les mots désignent les choses, c'est soutenir que les mots représentent les choses, soit selon une conformité naturelle comme le soutient Cratyle, soit de manière conventionnelle comme le soutient Hermogène. Or, les mots ne représentent rien : ils expriment. Et entre représenter et exprimer, il y a cette différence qu'on représente quelque chose qui est absent, mais qui est de l'ordre du sensible ou du visible (ce qui est justement le cas des choses), tandis qu'exprimer quelque chose, c'est le rendre présent et sensible, susceptible d'être perçu alors que comme telle, la chose exprimée est d'un autre ordre, est purement abstraite, impossible à percevoir, à saisir par une perception, des sensations (ce qui est précisément le cas de nos idées des choses). Le nomenclaturisme se trompe sur la nature des mots et de la parole : les mots ne représentent rien parce que la parole, au lieu d'exposer des symboles ou des substituts, exprime quelque chose.
 

Contrairement donc à ce que soutient le nomenclaturisme, les mots ne désignent pas les choses, mais les idées que nous nous faisons des choses de telle sorte qu'entre les mots et les choses, il y a les idées que nous en avons. Ou, pour le dire autrement : on ne passe pas directement des mots aux choses, on passe des mots aux choses par l'intermédiaire nécessaire d'une idée des choses et de telle sorte que toute variation de l'idée que l'on se fait des choses modifie le nombre et la nature des choses correspondantes.
 

Rq : Cette thèse trouve une illustration dans ce qui se passe en nous lorsqu'une chose que nous rencontrons nous laisse perplexe, que nous ne savons pas à quoi on a affaire, ce qu'elle est et donc comment il faut l'appeler.

Si je soutiens que le mot fleur désigne les objets fleurs, cela implique qu'avec certaines plantes, je ne saurai pas quoi dire et que je ne pourrai retrouver la parole que si je fais le détour par l'idée de la fleur, c'est-à-dire par une définition qui me permettra de savoir si je peux ou non tenir telle plante pour une fleur. Mais, si je fais ce détour, c'est que le mot fleur désigne directement l'idée de fleur et indirectement les objets/fleurs.
 

En somme, il est inexact de dire que les mots désignent les choses : ils désignent les idées que l'on se fait des choses.

Cette thèse est finalement cohérente avec celle selon laquelle penser, c'est parler et parler, c'est penser. Si penser, c'est penser à quelque chose, avoir une idée ou une pensée, et si penser, c'est aussi parler, alors nécessairement les mots dont on se sert pour parler ne peuvent désigner que les pensées qu'on a et pas les choses.
 

Toutefois dire que les mots dont on se sert quand on parle désignent non pas les choses mais les idées qu'on se fait des choses, c'est dire quelque chose d'ambigu, voire d'inexact. Pourquoi ? Parce que dire que les mots expriment des idées, c'est dire que nos paroles qui se servent des mots expriment par eux des idées. Or, cela revient à restaurer une distance entre la pensée et la parole, une extériorité entre elles dont nous savons qu'elle n'existe puisque précisément parler, c'est penser et penser, c'est parler. C'est pourquoi, il est au moins maladroit de dire que les mots expriment ou désignent les idées qu'on a si par là on entend que nos idées se distinguent des mots dont on se sert pour les dire.

Du reste, cette remarque, qui n'est que suggérée par la nécessité de tenir des propos cohérents, trouve une illustration dans une expérience toute simple : si nous disons que les mots désignent non les choses, mais les idées que l'on se fait des choses, sous-entendant par là que l'idée est distincte des mots qui la disent, on peut remarquer qu'on n'aperçoit pas cette idée comme telle en nous-mêmes, qu'on n'a pas conscience d'une idée comme telle et distincte des mots qui l'expriment dans notre tête. Notre idée ne va pas au-delà de nos mots, elle est nos mots mêmes : confuse si notre expression est confuse, claire si les mots pour la dire sont clairs. Ce qui ne doit pas être une surprise au fond puisque cela confirme en fait que nous ne pensons qu'en parlant, que nous n'avons une idée que dans les mots que nous disons.

Notons que Rousseau n'est pas mis en cause ici : il ne dit pas que les mots désignent des idées et non des choses : il dit qu'on ne pense que dans les mots, qu'on a l'idée d'une chose qu'avec sa définition, c'est-à-dire avec une suite de mots et donc que cette idée ne se trouve pas du tout extérieure aux mots qui l'expriment. Ce qui est ici en cause, c'est l'expression selon laquelle les mots désignent des idées : cette expression est elle ambiguë en cela qu'elle suggère une distance entre les mots et les idées, suggestion et ambiguïté qui n'existe pas du tout dans le texte de Rousseau.

C'est pourquoi on ne peut pas s'en tenir simplement à l'idée selon laquelle les mots désignent les idées qu'on se fait de la réalité. Si la pensée et nos pensées ne sont pas à distinguer de nos paroles et donc de nos mots, alors il faut soutenir que les signes linguistiques ne désignent pas des idées, mais contiennent en eux-mêmes les idées qu'ils expriment.

3) L'idée ou le concept est immanent au signe.
Si on veut éviter de restaurer une distance entre les pensées et les paroles, nos idées et nos mots, il n'est pas d'autre solution que celle qui consiste à soutenir que les idées ne sont pas désignées par les mots, mais qu'elles sont en nos mots même. Il n'y a pas de pensée en dehors des mots qui la dise.

Or, précisément, telle est la thèse soutenue par Saussure dans le Cours de linguistique générale.

Il y soutient en effet que : "Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique" ou encore que : "Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces".

Qu'est-ce que cela signifie ?

D'abord, on le voit, il s'oppose au nomenclaturisme en niant que les signes linguistiques désignent les choses comme telles. Ils unissent un concept, c'est-à-dire une idée, une pensée avec ce qu'il appelle une image acoustique. Qu'est-ce qu'une image acoustique ? Le mot image pourrait prêter à confusion parce qu'il ne s'agit pas tant d'une image que, comme le dit aussi Saussure, d'une empreinte. Une image ou empreinte psychique d'un son, c'est un mot non pas prononcé, phonétisé, mais tel qu'il existe dans notre tête lorsque nous pensons/parlons en silence.

De sorte que Saussure peut donc dire qu'un signe est composé de deux choses unies en lui : les sons muets qui sont dans notre tête et les idées qui leur sont associées.

Ce son muet, Saussure l'appelle aussi le signifiant (ce qui dans le signe signifie) tandis que le concept est aussi appelé signifié (ce qui dans le signe est signifié, l'idée donc).

Ainsi, un signe linguistique ou un mot comprend à la fois le son et l'idée, le signifié et le signifiant, l'image acoustique et le concept, précisément il est l'union de ces couples de choses.
 

Rq : Si on se souvient que les signes linguistiques sont dits arbitraires à la différence des autres types de signes que nous avons pu examiner, alors il faut préciser que c'est cette union entre le son et l'idée (en non bien sûr entre le mot et les choses) qui est dite arbitraire ou immotivée.
 
 

Mais si on soutient que les signes linguistiques unissent un signifié et un signifiant, l'empreinte psychique d'un son et un concept, que deviennent les choses ? Si elles ne sont pas désignées par les mots, quel est désormais le rapport entre eux et elles ?

Entre les mots et les choses, le rapport n'est qu'indirect : il passe par le concept ou l'idée, c'est-à-dire ce qui dans le signe s'appelle le signifié. Un concept, une idée ne peuvent être que l'idée ou le concept de quelque chose, d'un quelque chose d'extérieur à l'idée même ou en tout cas de différent de l'idée même. Puisque l'idée est idée de quelque chose, ce quelque chose, c'est précisément la chose qui correspond au signe, à laquelle exactement le signe fait référence. Saussure justement appelle réfèrent les choses qui "correspondent" aux signes.
 

De cette manière, on ne peut plus dire que les mots désignent des choses, mais on ne peut plus dire non plus qu'ils désignent des idées comme telles : ils sont à la fois ce qui est signifié et ce qui est signifiant. Ainsi n'y a-t-il aucune idée au-delà des mots qui servent à la dire. Seule cette thèse est cohérente avec l'idée selon laquelle penser, c'est parler et parler, c'est penser. Ce qu'on a à dire ne se distingue pas de ce que l'on dit en effet.

Ce qui pose un problème : s'il n'y a aucune idée en dehors des mots qui les disent, comment fait-on pour avoir l'idée de quelque chose ? Comment nous viennent nos idées ? Elles ne peuvent nous venir qu'avec les mots, qu'avec la rencontre avec des mots. On ne peut avoir que les idées que le lexique que nous possédons nous permet d'avoir.

Rq : Ce qui est lourd de conséquence : le développement intellectuel est du coup sous l'influence de l'acquisition d'un lexique et donc de l'environnement social, de "sa" langue propre. Mais, il y a plus : celui qui parvient à introduire de nouveaux mots ou de nouvelles formules dans le lexique d'un groupe social (par un effet de son autorité, de sa monopolisation des moyens de communication ou par une attente diffuse dans la population concernée…) parvient du coup à infléchir la manière de penser de chacun des individus. C'est du reste pour cette raison qu'aucune nouveauté linguistique n'est neutre, voire innocente : elle consacre et amplifie l'implantation de nouvelles manières de penser le réel. C'est tout particulièrement le cas dans la sphère politique et sociale.
 

Par ailleurs, la thèse selon laquelle les mots ne désignent ni les choses, ni les idées que nous nous faisons des choses, mais comprennent en eux un signifiant et un signifié, n'est pas sans avoir d'autres conséquences importantes. Si les signes linguistiques sont des entités psychiques à deux faces, cela signifie que le sens des mots n'est pas fixé par la pensée en dehors des mots puisqu'il n'y a pas de pensée en dehors des mots.

Alors comment les mots prennent-ils un sens si cela échappe aux décisions que nous pouvons prendre puisqu'on ne peut décidément pas penser en dehors des mots ? Si on ne peut pas soutenir qu'on a d'abord une idée puis qu'on l'associe à un mot de telle sorte que ce mot désigne désormais cette idée, puisque cela impliquerait que les mots se distinguent des idées, alors cela signifie qu'on ne peut pas vraiment décider du sens des mots puisque ce pouvoir de décision impliquerait une distance entre les mots et les idées la mise en relation ou en bijection délibérée des uns avec les autres.

Mais comment soutenir que nous ne décidons pas du sens des mots puisque par ailleurs nous disons bien que le sens des mots est conventionnel, arbitraire et immotivé ?

A cette question, la linguistique apporte une réponse importante : le sens des mots ne dépend pas de nous comme tels, il est fixé par la langue elle-même comprise comme système de signes. Ce n'est pas bien sûr que la langue décide du sens des mots : elle détermine néanmoins ce sens par les relations qui existent entre les signes.

Parler en effet de la langue comme d'un système de signes (où les signes sont à la fois du son et du sens), c'est dire que les signes ne sont pas indépendants les uns des autres, qu'ils ne sont pas isolés les uns des autres, mais tous reliés de telle sorte qu'ils forment un tout où tout est en rapport avec tout et avec l'ensemble lui-même, exactement comme dans un corps biologique tous les éléments sont liés les uns aux autres de telle sorte que les modifications des uns ne sont pas sans effet sur tous les autres.

C'est ainsi que Saussure peut dire que le sens des mots n'est pas déterminé par nous, mais qu'il dépend du sens des autres mots de la langue.

"Dans la langue, il n'y a que des différences." Cela veut dire que le sens des mots est ce qui les différencie du sens des autres mots. Un mot a le sens que les autres n'ont pas, lui laissent avoir en quelque sorte. Le sens des mots est différentiel et non pas référentiel.

Ce qui signifie, pour prendre des exemples empruntés à Saussure, que deux mots proches l'un de l'autre, comme craindre et redouter ont des sens néanmoins distincts et non pas identiques : craindre exprime l'idée d'une peur dont l'objet est ou présent ou très probablement présent, alors que redouter exprime l'idée d'une peur dont l'objet n'est qu'éventuel.

Mais, Saussure ajoute : "craindre s'enrichira de tous le contenu de redouter, tant que redouter n'existera pas. Allons plus loin : chien désignera le loup tant que le mot loup n'existera pas."

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