Il est désormais acquis que les mots ne désignent ni les choses, ni des idées qui seraient extérieures aux mots mêmes, mais qu'ils désignent des idées qui ne sont rien en dehors des mots qu'on utilise pour les dire.C ) La puissance expressive de la parole est-elle sans limite? Maintenant, est-ce que
cela implique qu'il est possible de tout dire ? Attention : pas de malentendu
: il ne s'agit pas de savoir s'il est socialement convenable, exigible ou
prudent de dire tout ce que l'on pense. Il s'agit précisément
de savoir s'il est possible de toujours dire ce qu'on pense, ce qu'on a
en tête, à l'esprit. Spontanément, on pourrait dire que ce n'est pas toujours possible puisque nous avons tous fait l'expérience de l'ineffable, de l'indicible, de cette impossibilité de dire ce qu'on a à l'esprit. Seulement, cette impossibilité
éprouvée n'est pas une impossibilité prouvée
: ce n'est pas parce qu'on n'a pas trouvé les mots pour dire quelque
chose que ce n'était pas possible absolument parlant. Qu'on ait
été incapable de dire quelque chose ne signifie pas nécessairement
qu'il était absolument impossible de le faire ! En outre, on pourrait
renverser l'interprétation qu'on donne de cette impossibilité
: au lieu de soutenir qu'on n'a pas pu dire ce que l'on pensait, on pourrait
dire que c'est parce qu'on n'avait en réalité rien à
dire qu'on n'a pu le dire… On l'a compris, il s'agit de savoir quelles sont les causes qu'on peut trouver pour expliquer ce phénomène, cette expérience, et à partir de là, de savoir si ces causes permettent de dire qu'il existe en effet des choses qu'on ne peut pas dire ou si cette expérience n'est en réalité qu'un malentendu. Et, pour commencer, à quelle cause pourrait-on songer pour s'expliquer cette impossibilité de dire ce que l'on pense, sinon au locuteur lui-même et à ses déficiences expressives. |
Dire qu'il y a des choses qu'on ne peut pas exprimer, c'est d'abord dire qu'il y a des choses que certaines personnes déclarent ne pas pouvoir exprimer : "Je ne sais pas comment dire, je ne sais pas bien parler, je ne trouve pas les mots, je n'arrive pas vraiment à dire ce que je veux dire…" Mais cette impossibilité pour une personne n'implique pas nécessairement que ce serait impossible à tous. La compétence linguistique d'une personne, c'est-à-dire sa maîtrise globale de l'expression orale ou écrite en tant qu'elle permet de s'exprimer à la fois dans le respect des règles en usage et avec rigueur, détermine sans doute ce qu'elle est capable d'exprimer avec aisance, mais on ne peut conclure à l'impossibilité de dire quelque chose sous prétexte qu'une personne n'avait pas une compétence linguistique suffisante. Il faut distinguer l'impossibilité de fait et l'impossibilité en droit de l'expression de quelque chose. C'est d'autant plus vrai que par-delà les ressources offertes par la langue, il est possible de concevoir des formes d'expression linguistiques qui parviennent à dire et exprimer plus que ce que la langue semble permettre. On appelle éloquence cette aptitude qu'on certains de dire beaucoup avec peu, de solliciter toutes les ressources de la langue et des tournures de la langue afin de dire clairement et de manière suggestive beaucoup, clairement et brièvement. On peut dire par exemple que bien des écrivains français du 18 ième siècle, notamment Voltaire et Rousseau avaient une éloquence supérieure. Mais, en outre, lorsque l'expression ordinaire n'y suffit pas, on peut encore compter sur les ressources expressives de la poésie par exemple pour repousser encore les limites de ce qui paraît être impossible à dire. En somme : que certains individus aient du mal à dire ce qu'ils pensent parce qu'ils manquent de vocabulaire, de l'habitude de parler, d'éloquence, cela ne signifie pas pour autant que ce qu'ils ne peuvent pas dire, un autre ne parviendrait pas à le faire. Ce n'est donc pas du côté du sujet qu'il faut chercher et trouver une explication valable pour ce phénomène : cette explication permet sans doute de comprendre que pour telle ou telle personne, l'expression de certaines choses soit difficile, mais elle ne permet pas du tout de soutenir que comme telles ces choses sont impossibles à dire. C'est ailleurs qu'il faut chercher une explication qui ne mette pas le sujet en cause. Or, dans quelles circonstances l'expérience de l'indicible se produit-elle le plus souvent ? N'est-ce pas lorsqu'il s'agit de décrire quelque chose, soit d'interne comme un sentiment, une impression ou d'externe, comme un objet par exemple ? Ce qui nous fournit
une piste : c'est peut-être du côté des objets qu'il faut
chercher une explication et non du côté des sujets.
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Les mots ne nous manquent jamais tant que lorsqu'il s'agit de décrire quelque chose qui se trouve en nous ou en dehors de nous. Cela semble indiquer que l'ineffable serait causé par les objets : certains objets seraient impossibles à décrire ou difficile à décrire. Mais lesquels et pourquoi ceux-là ?2) Des choses indescriptibles. On peut dire qu'il s'agit de tous les objets qui, soit sont en nous soit en dehors de nous, que nous percevons ou apercevons ou ressentons et qui présentent cette caractéristique d'être très riches en déterminations diverses. Il est par exemple très difficile de rendre avec précision toutes les nuances du bleu d'un ciel : ces nuances sont à la fois trop peu différenciées pour être distinguées les unes des autres dans une parole et en même temps aussi trop nombreuses pour être toutes dites. Mais cette explication est au fond la même que celle qui consiste à incriminer la langue : "Il n'y a pas de mot pour dire cela", dit-on parfois. En effet, dire que le réel est trop riche en détermination, c'est comme dire que la langue est trop pauvre en mot, a un lexique trop réduit pour dire tout. S'il existe des choses indescriptibles, c'est soit parce qu'elles sont trop riches en déterminations, soit parce qu'il n'existe pas assez de mots pour les dire toutes, mais ces deux explications, par le trop ou le pas assez, reviennent finalement au même : ce sont deux points de vue sur la même chose. Mettre en cause les choses, c'est comme mettre en cause la langue dans la mesure où les choses ne seraient pas en cause précisément si les mots que la langue met à notre disposition nous permettaient de dire toutes les choses. A l'inverse donc, dire que ce sont les choses qui sont ineffables parce qu'indescriptibles, cela revient à dire que ce sont les langues qui ne nous offrent pas les ressources lexicales nécessaires à l'expression de toute chose. Seulement cette double thèse n'est pas cohérente avec celle que nous avons soutenue plus haut : dire que ce sont les objets qui comme tels sont impossibles à décrire, à dire, c'est implicitement restaurer le nomenclaturisme, la thèse selon laquelle les mots désignent les choses, alors qu'ils expriment les idées que nous avons à propos des choses. En effet, dire qu'on ne peut pas décrire certains objets parce que leurs déterminations sont trop pauvres ou trop riches, c'est dire qu'on n'a pas les mots qui correspondent à chacune des déterminations qu'on perçoit ou ressent, mais précisément, c'est la thèse nomenclaturiste qu'on a réfuté ! Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'on ne peut pas expliquer cette impossibilité de dire par les déterminations des objets pas plus finalement que par la langue elle-même, puisque ces deux explications sont solidaires en cela qu'elles reposent toutes les deux sur une conception nomenclaturiste de la langue. On retrouve ici la thèse de Bergson sur la langue : elle est une nomenclature qui met en relation les mots avec des choses sous leur aspect commun et banal et non pas singulier. La singularité des choses nous est cachée par la généralité des mots. C'est pourquoi les mots feraient écran entre nous et les choses de telle sorte qu'à moins d'être poète, on ne peut pas dire tout ce qui se passe en nous, toutes les richesses et les nuances vécues qu'à l'occasion nous apercevons en nous. Seulement, cette thèse ne tient pas parce que la langue n'est pas une nomenclature, parce que les mots ne désignent pas les choses, mais les idées que nous avons d'elles. Les mots ne représentent pas les choses, ils expriment nos idées, nos représentations, ils sont nos idées mêmes. Mais réfuter cette seconde explication de l'indicible est fâcheux : s'il faut écarter le sujet, les objets et la langue comme causes ou comme explication de cette expérience pourtant vécue de l'indicible, on la rend tout à fait mystérieuse puisqu'il n'y a pas d'autres possibilités à envisager que celles là ! Nous avons un fait qu'on ne peut pas expliquer comme tel, sinon de manière partielle en invoquant la faiblesse ponctuelle de la compétence linguistique de ceux qui font l'expérience de l'impossibilité de dire quelque chose. A moins qu'au contraire, en se rappelant que les mots désignent non des choses, mais des idées, que parler, c'est penser et inversement, on n'ait en réalité donner une explication de cette expérience, mais sans s'en être rendu compte encore… |
Les termes du problème sont simples : il apparaît qu'on ne peut pas expliquer cette expérience de l'indicible en invoquant les déterminations des objets ou la langue elle-même qu'on parle parce que les mots et nos paroles ne renvoient pas aux choses, mais à nos idées qu'ils expriment.3) Tout peut être dit sauf ce qui ne peut pas l'être… Mais si les mots expriment nos pensées et que penser c'est parler autant que parler, c'est penser, alors cela signifie que celui qui ne trouve pas ces mots, qui ne parvient pas à s'exprimer, à dire ce qu'il pense, en réalité ne pense pas ! S'il pensait, il ne pourrait pas ne pas parler puisque penser, c'est parler, penser à quelque chose, c'est le dire ou se le dire. Qu'est-ce à dire qu'il ne pense pas, qu'il n'a pas de pensée ? Cela peut signifier deux choses différentes : Mais, au fond, n'est-ce pas justement ce que l'on constate en nous lorsque nous disons ne pas pouvoir dire quelque chose ? Qu'est-ce que ne pas trouver ses mots sinon avoir des pensées confuses, c'est-à-dire autre chose qu'une pensée, si avoir une pensée, c'est penser à quelque chose dans des mots ? dire qu'on ne sait pas comment dire quelque chose, n'est-ce pas en réalité avouer qu'on ne sait pas au juste ce qu'on veut dire ? Qu'on n'a rien à dire à proprement parler ? L'expérience de l'ineffable, qui est bien réelle, n'est pas une impossibilité regrettable et inexplicable de dire quelque chose, elle n'est qu'un malentendu : ce qu'on ne peut pas exprimer, on ne le peut pas parce que comme tel ce qu'on voudrait exprimer n'est pas exprimable et donc on ne devrait pas vouloir le faire. Vouloir décrire une chose sans s'en faire une idée verbalisée, c'est cela qui est impossible, mais non pas de la décrire pour peu qu'on s'efforce de la concevoir. C'est lorsqu'on croit pouvoir passer directement des choses perçues ou aperçues aux mots, qu'on se heurte à l'impossibilité de dire, mais ce passage n'existe pas de manière immédiate. C'est lorsqu'on envisage l'expression comme une traduction des choses perçues ou aperçues dans les mots qu'on peut se heurter à cette impossibilité de dire. Qu'est-ce que cela signifie ? Que ce qu'on ne peut pas dire, c'est ce dont on n'a pas d'idée : une idée est toujours exprimable, puisqu'elle n'est que dans les mots qui la disent. Rq : Voilà pourquoi être capable de verbaliser ses affects, de passer du ressenti au dit constitue aussi un passage du vécu au conçu, voire de l'inaperçu (inconscient…) à l'aperçu, au devenu conscient. Voilà pourquoi donc la verbalisation est tenue pour si importante par les psychologues. Verbaliser, c'est prendre conscience et dès lors être en mesure de comprendre et de raisonner ce qui jusque là n'était que de l'ordre de l'affect. Celui qui ne parvient pas à verbaliser ses affects risque de parler une langue qu'il ne comprend pas et dont il souffre : celle des symptômes… |
Fin
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