II) QU'EST-CE QUE PARLER VEUT DIRE ?
Dire que la pensée est la condition de possibilité du langage et partant de la parole n'éclaire guère les relations entre pensée et langage ou entre pensée et parole. En effet, soutenir que la parole et donc le langage comme faculté supposent la pensée ou la conscience ne dit pas en quoi consiste au juste les rapports entre la pensée et la parole, non plus logiquement ou en terme de condition de possibilité, mais effectivement. On ne sait pas encore non plus ce que la parole exprime de nos pensées, ni comment elle le fait et enfin si elle peut tout exprimer. 

C'est à toutes ces questions qu'il nous faut à présente répondre. 

A) Quels sont les rapports entre la pensée et la parole ?
Puisqu'il faut penser pour pouvoir parler, on peut apparemment en conclure que la pensée précède la parole et donc qu'elle se sert de la parole essentiellement pour se faire connaître. Il semble donc qu'il existe une antériorité de la pensée sur la parole et donc que la parole est avant tout le moyen par lequel la pensée peut se faire connaître, être communiquée. 
    1) La parole comme instrument de la pensée.
Puisque d'un point de vue logique, la pensée est la condition de possibilité du langage qui lui-même rend possible la parole, on peut soutenir qu'il existe une antériorité fondamentale de la pensée sur la parole : si pour parler, il faut penser, alors on peut dire qu'on pense d'abord pour parler ensuite et de telle sorte que la parole n'est qu'un moyen par lequel la pensée se communique. 

Et il semble en effet que pour pouvoir communiquer et donc exprimer une idée, quelque chose en général, il faut d'abord y penser, l'avoir à l'esprit et donc qu'on pense à ce qu'on va dire avant de le dire. C'est d'ailleurs ce que Descartes suggère puisqu'il dit qu'on ne parle vraiment qu'à propos de ce qui se présente, ce qui implique qu'on a pensé à ce qui se présente, à ce qu'on peut ou doit en dire pour ensuite le faire. 

Mais, c'est aussi l'idée qui est soutenue dans ces fameux vers : 

" Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement
Et les mots pour le dire arrivent aisément." 
Boileau, L'art poétique, Chant I.

On distingue l'acte de concevoir, c'est-à-dire de penser à quelque chose, d'avoir une pensée, une idée de l'acte d'exprimer cette pensée dans des mots mais de telle sorte qu'on soutient que la clarté de la conception pure détermine l'aisance de l'expression de l'idée : une idée claire à l'esprit de celui qui l'a sera facile à exprimer, difficile à exprimer en revanche sera l'idée confuse, mal définie. 

En somme parole et pensée sont extérieures l'une à l'autre et la parole est soumise à la pensée. 
 

Cette thèse n'est pas sans portée : elle a de nombreux enjeux relatifs à la pensée et aux langues humaines. 
- Si la pensée est antérieure à la parole, elle est indépendante d'elle, donc de la langue dans laquelle la parole se dit : l'antériorité de la pensée sur la parole implique une extériorité réciproque de la parole et de la pensée et donc une extériorité tout aussi réciproque entre la pensée et la langue dans laquelle on la dit. Mais dans ces conditions, on peut donc soutenir que la pensée comme est universelle, que la conception des idées est universelle puisqu'elle ne dépend en rien de la langue : une même idée doit se concevoir de la même manière partout dans la mesure où la langue n'entre en rien dans cette opération. 

Cf : Descartes : Discours de la méthode, on peut avoir des idées claires et distinctes et parler une langue obscure, comme le bas breton nous dit-il. On peut aussi comme il le fait écrire le discours en français sans que cela ne change quelque chose à ce que l'on veut dire. Le choix de la langue est un choix qui concerne le destinataire et non les idées qu'on exprime. Il choisit le français non pas parce que cette langue lui permet de mieux dire ce qu'il pense, mais pour toucher un public plus large que celui de ceux qui savent le latin et qui ne sont pas bien disposé à son égard. En plus il a besoin d'argent, et ce ne sont pas les latinistes qui lui en donneront. 
 

- Si la parole n'est qu'un moyen de communiquer des idées que l'on a sans elle ou avant elle, cela implique que les diverses langues ne sont finalement rien d'autre qu'essentiellement des moyens de communiquer nos pensées, des moyens de communication et non pas des moyens d'expression : si nous exprimons verbalement nos pensées, ce n'est pas une fin en soi, c'est parce qu'on ne peut les communiquer que si elles sont exprimées. De sorte que l'on peut parler des langues comme d'outils ou d'instruments de communication. 

" Bien que métaphorique, la désignation d'une langue comme un outil ou un instrument attire très utilement l'attention sur ce qui distingue le langage de beaucoup d'autres institutions. La fonction essentielle de cet instrument qu'est une langue est celle de communication.
Martinet, Eléments de linguistique générale.

La thèse selon laquelle la pensée précède et détermine la parole est donc solidaire de l'idée selon laquelle l'acte de concevoir est indépendant des langues, est extra-linguistique et de l'idée selon laquelle une langue est par essence destinée à la communication, donc qu'elle est un instrument, donc qu'elle est tournée vers le social. Cette thèse subordonne à cette fonction qu'est la communication l'autre fonction de la langue, de la parole et du langage qu'est l'expression de quelque chose. 

Ce n'est pas tout : soutenir que la parole est l’instrument de la pensée, le moyen par lequel elle trouve à s’exprimer pour être communiquée, c’est soutenir qu’il existe une extériorité réciproque de la pensée et de la parole, donc que la pensée peut se passer des mots tandis que les mots peuvent être énoncés sans penser. A savoir : qu’on peut penser, c’est-à-dire avoir des idées, concevoir, se représenter quelque chose sans que cela ne passe par une verbalisation, mais aussi qu’on peut parler de telle sorte que la parole soit comme vide de pensée, la simple mise en forme verbale de la pensée, d’une pensée antérieure et extérieure à la parole. En somme, une pensée sans parole et une parole sans pensée. 
 

Seulement, cette thèse n'est pas sans poser des problèmes : pensée jusqu'au bout, elle implique que l'acte de penser, de concevoir, d'enchaîner des idées, des les combiner est un acte muet ou silencieux puisque cela peut se faire en dehors des mots, avant de parler. Est-il possible de concevoir une idée, un concept, un raisonnement, un jugement sans parole ? N'observe-t-on pas au contraire que la pensée est, comme le dit Gusdorf, "bruissante de mots" ? 

Peut-on donc, comme on le croit, mettre la pensée qui conçoit, qui combine, qui enchaîne, qui lie ou délie en dehors des mots ? Une pure pensée totalement dénuée de parole est-elle seulement possible ? 

 2)La pensée parle, est parlante.
Qu'est-ce que peut être une pensée "pure", sans parole, muette ? Une telle activité est-elle possible ? Et, si elle l'est, est-elle toute la pensée, la pensée en ce qu'elle a de plus éminent ou au contraire la pensée en ce qu'elle est le plus balbutiant ? 

 

" C'est dans les mots que nous pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous nous les différencions de notre intériorité, et par suite, nous les marquons d'une forme externe, mais d'une forme qui contient aussi de caractère de l'activité interne la plus haute. (…) Et, il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et ce qui ne devient clair que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.
Hegel, Philosophie de l'esprit.

Commentaire. 
 

  • D'emblée, Hegel soutient que c'est dans les mots que nous pensons, qu'il n'y a donc pas d'extériorité entre pensée et parole ou plutôt entre l'acte de penser, d'avoir des idées et l'acte de parler, de faire de phrases. Ce qui signifie donc qu'on ne pense pas dans les images, les sensations ou les affects.
  • Premier argument : la verbalisation de nos pensées en assure la réalité et permet d'en prendre conscience comme telles. Pour le montrer, Hegel fait deux distinctions superposées : entre l'intériorité et extériorité et entre subjectivité et objectivité. L'intériorité, associée à la subjectivité, c'est ce que serait une pure pensée sans mot, une activité psychique sans verbalisation, tandis que l'extériorité et l'objectivité sont les mots en ce qu'ils sont d'abord extérieurs à notre esprit (nous les apprenons) et objectifs en cela qu'ils s'imposent à nous comme tous les objets, ils sont donc étrangers à notre intériorité subjective. Toutefois, cette double distinction ne rend pas la pensée et la parole totalement distinctes : l'activité subjective et intime de notre esprit n'advient à elle-même, ne produit des formes déterminées, disons des idées claires ou même des idées tout court, qu'en prenant la forme externe et objective des mots. En dehors des mots, ma pensée n'est qu'un chaos sans contours, sans formes et en lequel rien ne se distingue du reste, ne se détache de manière stable, donc en lequel rien de ce qu'on appelle une idée n'est présent. Mais ce n'est pas tout : comme le dit Hegel, la verbalisation permet de prendre conscience de nos pensées, car en dehors de la verbalisation, je ne peux pas savoir à quoi je pense si toutefois je pense : comment pourrais apercevoir mes pensées si elles ne sont pas dites ? (Ce qui exclut des pensées inconscientes comme telles … Une pensée qui n'a pas encore trouvé ses mots est inconsciente comme telle)
  • Admettons, mais on pourrait alors faire valoir que cette objectivation nécessaire de nos pensées ne peut que les trahir : une fois verbalisées, mes pensées risquent de ne plus être elles-mêmes, forcées d'emprunter une forme objective et externe en lesquelles elles ne sauraient se retrouver. L'objection ne vaut pas explique Hegel : puisque je n'ai pas encore vraiment une pensée avant de la dire, c'est-à-dire de l'avoir verbalisée, elle ne peut être trahie par cette verbalisation, elle ne peut au contraire qu'être révélée à elle-même et à moi-même par cette verbalisation ! Verbaliser n'est pas trahir ses pensées, c'est en faire des pensées au sens strict du terme. Voilà pourquoi l'ineffable, ce qui ne peut se dire et donc ce qui n'est pas verbalisé, ne vaut pas plus que l'idée verbalisée. A proprement parler, une idée ineffable est un non-sens : ou bien elle est une idée et comme telle elle ne peut qu'être dite ou bien elle n'est pas dite, et alors elle n'est pas une idée ou mieux, pas encore une idée.
  • Attention, Hegel ne nie pas l'existence d'une pensée qui ne se dit pas, mais il soutient qu'elle n'est qu'une pensée qui se cherche et non encore une pensée en acte. Il soutient donc qu'une pensée (et pas la pensée en général…) ne devient vraiment une pensée que si elle prend la forme de mots, une forme verbale. Hegel nie donc l’extériorité réciproque de la pensée et de la parole, mais il maintient toutefois un écart entre elles : nos pensées peuvent ne pas être verbalisées lorsqu’elles sont à l’état de fermentation. C’est déjà de la pensée, mais le plus bas degré de la pensée, de la pensée à l’état embryonnaire. Ce qui signifie que l’on va de la pensée aux mots, que le mouvement de la pensée qui pense la conduit à adopter une forme verbale, à se verbaliser. Les mots sont alors comme des formes dans lesquelles les pensées viendraient s’incarner.

  • On pourrait aussi formuler cette thèse en utilisant une autre distinction, plus commune : c'est lorsque l’écart entre ce qu'on voulait dire et ce qu'on a effectivement dit est le plus faible, qu'on pense vraiment. Il n’est donc pas possible, comme on le pensait, de distinguer réellement le fait de concevoir et celui d’énoncer ou d’exprimer. La conception ne peut se faire que par la verbalisation des pensées. La pensée n’est pas extérieure à la parole, elle n’est authentique que dans la parole. 

    En somme, penser, c’est parler.

    On trouve une thèse proche chez Saussure : 

    " Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue.
    Saussure.Cours de linguistique générale.

    Implication : 

    Cette fois, c'est l'expression qui est la fonction privilégiée de la parole et du langage et la communication n'est alors plus que secondaire. Si nous parlons, ce n'est pas du tout pour communiquer, mais c'est tout simplement parce que nous pensons. 

    Seulement, cette thèse selon laquelle penser, c'est parler ne va sans poser à son tour un problème : elle ne paraît pas suffisante en cela que s’il n’est pas possible de penser vraiment sans parler, sans verbaliser ses pensées, sans employer des mots, est-ce à dire qu’en retour les paroles, les mots, la verbalisation n’a aucun effet sur la pensée ? Il faut parler pour penser, mais ne faut-il pas aussi parler pour penser ? La parole ne suscite-t-elle pas à son tour la pensée ? Ainsi, lorsque je pense, je le fais avec des mots, mais il arrive que l’emploi de certains mots pour exprimer certaines choses m’invite à reprendre le cours de mes pensées parce qu’il exige par exemple d’être défini ou parce qu’il me fait penser à autre chose. 

    Il semble donc que s’il faut parler pour penser, la parole n’est pas sans effet sur la pensée, elle n’est pas que la mobilisation par la pensée de mots qui sont à notre disposition, elle peut à son tour provoquer la pensée. Il semble que si penser, c’est parler, symétriquement, parler, c’est penser. 

    3) Parole et pensée enchevêtrées.
    S'en tenir à l'idée selon laquelle une pensée est nécessairement verbalisée pour être une pensée, que penser, c'est parler ne rend pas compte de la totalité des rapports entre la pensée et la parole dans la mesure où cette idée présente leurs rapports de manière unilatérale (de la pensée à l'expression de telle sorte que la pensée en acte, authentiquement pensée, est aussi la pensée dite) alors que les rapports entre elles semblent plus exactement bilatéraux : parler n'est pas sans faire penser, sans donner à penser, sans stimuler la pensée de telle sorte que la parole au lieu de seulement exprimer la pensée et l'accomplir comme pensée la stimule, la féconde. 

    "Il n’est pas (...) de pensée qui ne soit complètement pensée et qui ne demande à des mots les moyens d’être présente à elle-même. Pensée et parole s’escomptent l’une l’autre. Elles se substituent continuellement l’une à l’autre. Elles sont relais, stimulus l’une pour l’autre.
    Merlau-Ponty, extrait de Signes, 1960.

    Commentaire : 

  • L'idée d'abord exprimée n'est pour nous pas nouvelle : une pensée n'est une pensée que si elle est dite, que si elle a trouvé ses mots. Encore que Merlau-Ponty parle de présence à soi de la pensée, ce qui signifie que les mots permettent à la pensée d'être aperçue comme telle.
  • La suite apporte une idée nouvelle : la pensée n'advient à elle-même que dans les mots, mais l'inverse est également vrai. La parole renvoie à la pensée : elle la stimule, lui sert de relais de telle sorte qu'elles se remplacent l'une l'autre sans cesse.

  •  

     

    Qu'est-ce que tout cela signifie ? Penser, c'est parler et parler, c'est penser. Parler et penser sont les deux faces d'une même chose : on ne peut les séparer sans les perdre l'une et l'autre. Une pensée sans parole n'est pas une pensé ou au mieux une pensée à l'état embryonnaire, une parole sans pensée n'est pas une parole, mais du bruit et du vent. Ces deux "choses" ne sont séparables que par l'esprit et non pas en elles-mêmes : elles ne sont pas l'une sans l'autre. 

    On pourrait recourir aux variations imaginaires de Husserl : on peut, par l'imagination, donner à la pensée divers contenus, on ne peut pas la penser comme telle en dehors de toute verbalisation, et, de même, une parole qui ne dirait pas une idée serait elle aussi sans consistance. 
     

    Implication : si parler, c'est penser, et penser c'est parler, alors cela a une conséquence remarquable : il arrive qu'on exige des autres qu'ils fassent des efforts afin de donner à leur pensée de la rigueur, afin qu'ils réfléchissent avec plus de soin. Cette demande est vaine puisqu'elle suppose qu'il serait possible de gagner en rigueur intellectuelle immédiatement par un effort spécifique dont on ne voit pas en quoi il consiste au juste. 

    En réalité, compte tenu des rapports entre la pensée et la parole, leur identité même, la rigueur intellectuelle est directement fonction de la rigueur et de la clarté de l'expression linguistique de sa pensée. Ce qui signifie que celui qui voudrait devenir plus rigoureux n'a qu'à s'imposer deux règles : faire des phrases simples et choisir son vocabulaire avec soin… Tout le contraire de ce que soutient Boileau en somme. C'est ce qui est énoncé clairement qui se conçoit bien. 

    Suite I Plan

    [ Accueil ]