Si on suppose que cette nature humaine existe, il
n'est possible de la trouver que si on recherche les points communs à
tous les hommes, donc si on élimine tout ce qui les distingue entre
eux, c'est-à-dire toutes les différences qui sont liées soit à
l'appartenance à une culture,
soit à la nature de leurs actes.
Ce
qui signifie qu'il n'est pas plus nécessaire à un homme pour être un
homme d'être un homme ou une femme, jeune ou âgé, malade ou en
bonne santé, riche ou pauvre, blanc ou noir, vertueux ou vicieux, saint
ou criminel, musulman ou hindou ou athée, intelligent ou stupide...
Toute
la question est alors de savoir ce qui reste une fois qu'on a éliminé
tout ce qui diffère d'un homme à un autre. On pourra alors être tenté
de dire que ce qui est commun, ce qui reste, c'est une commune
appartenance à la même espèce animale, l'espèce humaine.
Seulement, cette définition de l'homme n'est
qu'une définition apparente, pour plusieurs raisons :
- Une commune appartenance ne définit pas une
nature. Dire que l'homme se définit comme membre de l'espèce humaine,
c'est dire que l'homme, ce sont tous
les hommes. Non seulement ce serait confondre une définition avec
les êtres à définir, mais de surcroît cela ne dit
pas ce qui est commun à tous, donc ce qui leur est essentiel.
- Réduire l'homme à ses propriétés biologiques
n'élimine pas toutes les différences entre les individus parce qu'il en
existe qui sont biologiques justement : l'âge, le sexe, l'état de
santé sont autant de différences biologiques entre les individus
qui ne peuvent pas ici entrer en ligne de compte puisqu'on a décidé
d'éliminer toutes les différences.
- On ne peut pas se contenter d'une pareille
définition de l'homme parce qu'il n'est pas sûr que ce qui fait le
propre de l'homme puisse être saisi en terme biologique : on ne se voit
soi-même seulement comme un être biologique et on ne voit pas dans les
autres seulement des corps et des membres d'une espèce animale.
Réduire l'homme
à ses propriétés biologiques, cela revient au fond à
apparenter l'homme aux animaux que l'on définit eux aussi par ces
mêmes propriétés. Or, c'est un lieu commun de dire que
si l'homme est un animal en tant qu'il a un corps biologique, en tant
aussi
qu'il est le fruit de l'évolution des espèces, il n'en reste
pas moins qu'il se distingue d'eux. Mais justement, en quoi se
distingue-t-il
d'eux ? Si on parvient à différencier l'homme des animaux,
il sera peut-être alors possible de dire quelle est son essence.
Qu'est-ce qui distingue donc un homme d'un animal?
Si l'homme est aussi un animal, en quoi se distingue-t-il néanmoins des
autres animaux?
C'est
à cette question que peut répondre un extrait de La politique,
d'Aristote. Livre I, Chap. 2.
" Il est
manifeste, (…), que l'homme est par nature un animal politique, et que
celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard
des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et
il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : "sans
lignage, sans loi, sans foyer".
Car un tel
homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme
un pion isolé au jeu de trictrac. C'est pourquoi il est évident que
l'homme est un animal politique plus que n'importe quelle abeille et
que n'importe quel animal grégaire.
Car, comme nous le disons, la nature ne fait
rien en vain ; or seul parmi les animaux l'homme a un langage. Certes
la voix est le signe du douloureux et de l'agréable, aussi la
rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue
jusqu'au point d'éprouver la sensation du douloureux et de l'agréable
et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de
manifester l'avantageux et le nuisible,
et par suite aussi le juste et l'injuste. Il n'y a en effet qu'une
chose
qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que
seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l'injuste
et des autres notions de ce genre."
Commentaire :
Aristote distingue l'homme des animaux de trois
manières : par la vie sociale, par le langage et par la conception du
juste et de l'injuste.
1 ) L'homme est
un animal politique.
C'est
sa nature et sa différence avec les autres animaux. Il l'est par
nature, c'est-à-dire que cette différence, l'homme la doit à la nature
en tant qu'elle a produit cette nature de l'homme.
Que
signifie cette formule? Que l'homme vit en société, qu'il est sociable,
que par nature il est disposé à vivre avec ses semblables? Sans doute,
mais cette lecture est insuffisante pour plusieurs raisons :
-
On pourrait en
dire autant de certains animaux, comme les abeilles ou les fourmis, qui
elles aussi vivent en société et selon une organisation sociale
complexe et efficace. Or, la socialité est présentée par Aristote comme
une différence spécifique. Ce qui indique que la sociabilité n'est pas
du même ordre chez l'homme que chez les animaux, qu'entre celle des
hommes et celle des animaux il y a une différence de nature et non de
degré.
-
On pourrait aussi dire exactement le contraire et cela passerait aussi
pour exact, à savoir que l'homme est un animal agressif, qui ne
supporte pas tous ses semblables et qui n'hésite pas quelquefois à s'en
prendre eux. Ce qui
indique que la sociabilité ne désigne pas ici une disposition
bienveillante à l'égard de tout le monde.
-
Du reste, Aristote ne parle pas de sociabilité, mais de politique :
cela veut dire que l'homme par nature est l'être qui vit en Cité,
c'est-à-dire non seulement avec les autres, mais surtout en fonction de
règles
sociales et politiques qui définissent l'ordre social et politique,
le statut, les fonctions et la valeur de tous les individus par des
lois
qui se doivent d'être justes.
Alors,
comment faut-il comprendre cette formule?
Ce qu'il y ajoute permet de le comprendre :
l'homme n'est pas tant un être doué de sociabilité qu'un être qui ne
devient un homme que s'il vit avec les autres dans une Cité. L'homme ne
devient un homme que par cette appartenance à une cité : on ne naît pas
homme
en tant que tel, on le devient en vivant dans un foyer, sous l'autorité
des lois et avec la conscience d'appartenir à une lignée précise.
L'homme n'est pas seulement sociable, il ne devient homme qu'en
société. Qu'est-ce qui autorise cette lecture? Qu'Aristote parle
d'hommes qui ne vivent pas en cité comme d'êtres qui ne sont pas des
hommes, mais ou des êtres violents, dont la nature est la violence ou
des êtres surhumains, des dieux. Ces êtres, qui sont des membres de
l'espèce humaine, ne sont pas devenus des hommes, ne sont pas des
hommes accomplis parce qu'ils ne vivent pas en cité. Dit autrement :
ils sont des hommes, mais faute de vivre en société, ils ne sont pas
des hommes accomplis,
achevés parce qu'ils n'ont pas réalisé le programme
de leur nature humaine. Il distingue toutefois ceux qui ne vivent pas
en
cité malgré eux, comme les naufragés ou les exilés de ceux qui ne
vivent pas en cité par nature, c'est-à-dire en
accord avec eux-mêmes. Soit par exemple les êtres qui vivent dans
la plus totale des marginalités.
Cette
définition de l'homme est par ailleurs confirmée en quelque sorte par
les enfants sauvages, notamment Victor de L'Aveyron. Certes, c'est bien
malgré lui qu'il était sauvage, c'est-à-dire en forêt, mais
à un âge où de toute façon il n'aurait pas pu
choisir quoi que ce soit. Il n'est pas devenu un homme accompli, par
exemple
n'a jamais vraiment appris à parler, ni à lire ou écrire
faute d'avoir passé son enfance en compagnie des hommes, en cité. Il
est un homme par son appartenance à l'espèce humaine, mais n'est pas un
homme accompli parce qu'il ne présente pas les traits que l'on retrouve
ordinairement chez les hommes, du moins ceux de son époque, sans que ce
manque puisse être mis sur le compte d'une arriération mentale, comme
d'abord on l'avait pensé. Il n'est pas un homme idiot, il n'est pas
devenu un homme.
Mais,
cette définition de l'homme indique du coup qu'il est possible que des
êtres qui d'un côté appartiennent à l'espèce humaine ne soit
pas considéré comme des hommes à part entière
faute d'avoir accompli leur nature au sein de la vie sociale et
politique,
et cela même si ces êtres ont connu une vie sociale animale.
2 ) L'homme est
un animal doué de parole.
Aristote
après avoir montré que l'homme est un animal politique invoque une
autre différence entre l'homme et les animaux, différence qui est lié à
la première et dont le rapport est introduit par le principe souvent
présent chez Aristote selon lequel la nature ne fait rien en vain.
Que
signifie ce principe? Que la nature, comprise ici comme puissance
d'engendrement, ne dote pas
les êtres qu'elle engendre de certaines caractéristiques au
hasard, mais leur attribue les qualités dont ils ont besoin. Ici,
il s'agit de la parole. Pourquoi les hommes en ont-ils besoin? Parce
qu'ils
vivent en société et que dans le cadre de la vie sociale, ils
ont besoin de communiquer et de s'exprimer.
Suit
une réponse à une objection implicite. Laquelle? L'homme n'est pas le
seul être capable de communiquer puisque les animaux ont eux aussi
cette faculté. C'est ici qu'intervient une distinction importante entre
la voix et la parole, phonè et logos. Les animaux peuvent communiquer
entre eux, mais ce qu'ils communiquent, c'est la douleur et le plaisir
et non des idées, ce qui exige non pas seulement d'avoir une voix, mais
d'avoir la parole. Or,
l'homme, pour vivre en cité a besoin de l'expression d'idées et non pas
seulement du plaisir et de la peine, c'est pourquoi selon Aristote il
est doué de la parole.
Il
faut toutefois observer que si l'homme est doué de parole pour vivre en
cité, avec les autres, il ne devient en effet parlant que par la vie
sociale : sans
elle, l'homme a sans doute la faculté de parler, mais il ne la réalise,
ne l'actualise que dans et par la vie sociale qui pour commencer lui
impose
l'usage d'une langue comme moyen d'expression et de communication de
ses
pensées.
L'explication
d'Aristote est finaliste : c'est en vue de la vie en cité que l'homme
est doué de la parole. C'est parce qu'il est un animal politique qu'il
est doué de la parole. Cette deuxième différence d'avec les animaux
est subordonnée à la première en cela que la parole
est le moyen par lequel l'homme peut réaliser sa nature propre au
sein de la vie sociale. Cette explication a le mérité suspect
de toutes les explications finalistes et en particulier élude
totalement le problème que posera Rousseau de l'origine des langues :
pour parler, il faut une vie sociale, pour avoir une vie sociale, il
faut parler. Du reste, Rousseau avoue ne pas savoir comment s'en sortir.
3 ) L'homme est
un animal qui a des idées du juste et de l'injuste.
Troisième
différence entre l'homme et les animaux, directement en rapport avec
la précédante : l'homme a des idées au sujet du juste
et de l'injuste, idée qu'il élabore à partir de celles
de douleur et de plaisir, puis d'avantageux et de nuisible. On passe
donc
de ce que l'on sent à l'expression de ce qui est utile ou nuisible,
c'est-à-dire qu'on se met à dire ce qui procure l'une ou l'autre
de ces deux sensations, à la suite de quoi on élabore les idées
du bien et du mal, du juste et de l'injuste.
4 ) Conclusion
Aristote
met donc en évidence trois différences entre l'homme et les animaux qui
non seulement le distingue d'eux, mais qui de surcroît font apparaître
ce qui caractérise l'homme en propre. Définir, c'est toujours
distinguer ; découvrir l'identité passe presque toujours par la mise en
évidence des différences.
L'homme
est un animal politique, doué de la parole grâce à laquelle il peut
communiquer certes, mais surtout exprimer des idées que les animaux
n'ont pas, celles du bien et du mal, du juste et de l'injuste. On n'est
donc pas loin ici de l'homme comme animal raisonnable dans la mesure où
disposer du logos, c'est disposer de la parole en tant qu'elle permet
d'exprimer des idées que nous ne pourrions pas avoir sans esprit ou
raison.
Seulement,
cette
définition ne doit pas cacher son ambiguïté : si elle
définit l'homme en son essence, elle n'en exclut pas moins tous les
membres de l'espèce humaine qui ne sont pas devenus humains parce
qu'ils ne vivent pas en société politique, celle précisément
où l'on s'exprime au sujet du juste et de l'injuste parce qu'on y
vit selon le juste et l'injuste. On n'est pas un homme, on le devient
par
la vie sociale et politique.
Or,
dire que l'on ne devient un homme qu'au sein de la vie sociale, c'est
dire que l'on ne devient
un homme qu'au sein d'une culture déterminée puisque toutes
les sociétés ont une culture propre. Voilà pourquoi les hommes sont si
différents les uns des autres : ils ne deviennent hommes qu'au sein
d'une société, donc d'une culture, or les cultures sont différentes les
unes des autres et elles déterminent les individus dans leur langue,
leur manières d'être, de se
comporter, de penser, de sentir, de telle sorte qu'ils finissent pas
tous
se distinguer les uns des autres. L'homme n'advient à lui-même
qu'au sein de la culture, or la culture est dénaturante, aliénante
en cela qu'elle transforme très fortement les individus qui sont en
sont sein de telle sorte qu'elle les distingue à la fois de ceux qui
appartiennent à d'autres cultures et entre eux au sein d'une même
culture.
Ce
qui signifie donc que la question est en réalité de savoir si l'entrée
au sein de la culture est une aliénation par laquelle l'homme advient à
ce qu'il est, sans l'être vraiment encore au départ du processus
d'acculturation ou si elle est une aliénation sans récupération de soi,
sans devenir ce que l'on est.
Qu'est-ce
que cela signifie que dire qu'on ne naît pas homme, mais qu'on le
devient par la vie sociale qui rend possible l'apprentissage d'une
langue et l'expression d'idées? Que des membres de l'espèce pourraient
ne pas être des hommes si faute de vivre dans une cité, ils
n'apprennent aucune langue et n'expriment aucune idée de ce fait. On
peut sans doute
soutenir que tous les membres de l'espèce sont capables de parler,
mais cette aptitude peut se perdre ou se dégrader si elle n'est pas
réalisée ou actualisée dans l'apprentissage précoce
d'une langue déterminée, par laquelle il sera possible d'exprimer
des idées. Faute d'une langue en effet, il est impossible d'exprimer
une idée. Donc finalement qu'il existe des hommes qui ne sont pas
des hommes, des hommes du point de vue de l'espèce qui n'en sont pas
du point de vue de l'essence.
C'est cette ambiguïté que l'on retrouve presque
toujours lorsque l'on veut définir l'essence de l'homme : on ne semble
pouvoir le définir qu'en excluant de l'humanité des membres de l'espèce
humaine. C'est par exemple aussi le cas pour Pascal qui pour définir
l'homme ne le compare pas aux animaux, mais cherche à imaginer de quoi
on peut priver un homme sans le priver de
son statut d'homme.
" Je puis
concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n'est que
l'expérience qui nous apprend que la tête est
plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l'homme sans
pensée : ce serait une pierre ou une brute. (…)." Pensées,
339.
Un
homme qui ne penserait pas ne serait pas un homme, un homme sans idée
ne serait pas un homme, un homme qui ne parlerait pas ne serait pas un
homme. Seulement, Pascal ajoute que dans une telle hypothèse, on
pourrait tout de même avoir affaire à un homme, mais à un homme qui
n'en est pas un vraiment : une brute. C'est un homme du point de vue de
l'espèce et ce n'est pas un homme du point de vue de la définition de
ce qu'est un homme. On retrouve ici la même ambiguïté qu'avec la
définition d'Aristote.
Autant dire que l'on a affaire là à un problème
puisqu'avec ces définitions nous sommes acculés à une contradiction :
certains hommes
ne sont pas des hommes, certains membres de l'espèce ne sont pas
reconnus comme des hommes faute de correspondre à la définition de
l'essence de l'homme.
Quel
est le sens
de cette contradiction? Dire que certains hommes ne sont pas des
hommes,
c'est en fait dire que des êtres qui appartiennent à l'espèce humaine
ne sont pas humains parce qu'ils ne correspondent pas à l'idée que l'on
se fait de l'homme, à la définition que l'on donne de l'humain. Ce qui
signifie donc que cette contradiction contient implicitement une
distinction entre l'homme et l'humain, entre les hommes et ce qui est
humain.
Comment peut-on dépasser cette contradiction?
La première solution qu'on peut envisager pour
règler le problème que pose cette contradiction pourrait être de
soutenir que cette contradiction n'est qu'une illusion de contradiction
: en réalité, ce n'est pas du tout l'essence de l'homme qu'on a défini
ou tâché de définir, mais celle de l'humain. On aurait confondu la
définbition de l'essence de l'homme avec celle de l'humain et c'est
cette confusion
qui est à l'origine de cette fausse contradiction.
Dans
ces conditions, ce qui passait pour l'essence de l'homme n'étair en
réalité rien d'autre qu'une exigence qui s'adresse à tous les membres
de
l'espèce, un ensemble de caractéristiques que les hommes sont
sommés de présenter pour être qualifiés d'hommes
et cela de telle sorte qu'il existera toujours des êtres biologiquement
hommes, mais non humains : les brutes, les enfants sauvages, tout ceux
qui
ne parlent pas ou pas encore… De sorte que l'on devra dire par exemple
que
les enfants ne sont pas des hommes en cela qu'ils ne sont pas encore
humains,
mais en train de le devenir grâce à des apprentissages.
Si
être homme, c’est être humain, alors on ne naît pas humain, on le
devient, cela s’apprend en quelque sorte.
En
outre, réduire la définition de l'homme à celle de l'humain semble non
seulement mettre un terme à la contradiction, mais être aussi
nécessaire pour cette raison que l'homme est inséparable de la culture,
puisqu'il est inséparable de la vie sociale. Or, être au sein d'une
culture, ce n'est d'abord rien d'autre qu'assimiler des exigences, des
règles, des valeurs qui déterminent la conduite, la manière de penser
et même de sentir. Ce sont ces exigences assimilées au sein de
la culture qui déterminent ce qui est humain. Ce qui par ailleurs
implique
qu'il existe au moins autant de définitions de l'humain qu'il existe
de cultures, chacune ayant sa propre définition implicite ou non de
ce qui est humain et de ce qui ne l'est pas.
Seulement soutenir que cette confusion entre la
définition de l'homme et celle de l'humain est nécessaire; donc que
l'on ne définit jamais l'homme, mais l'humain, ne supprime en réalité
pas la contradiction mais
la déplace, la maintient.
En
effet, de cette manière, on retombe sur le problème soulevé plus haut.
A savoir : si on confond la définition de l'homme avec celle de
l'humain, on s'autorise à rejeter en dehors de l'humanité des êtres qui
ne correspondent pas à la définition que l'on donne de
l'humain quoiqu'ils appartiennent à l'espèce humaine. C'est
par exemple le cas lorsqu'on soutient que l'on peut réduire en
esclavage
des membres de l'espèce humaine sous prétexte qu'ils n'ont
pas d'âme ou que l'on peut les supprimer parce qu'ils ne sont pas des
hommes, mais comparables à des animaux nuisibles, à des parasites.
Dans ce cas en effet, on décrète que certains êtres ne
sont pas des hommes parce qu'ils ne correspondent pas à l'idée
que l'on se fait de l'homme, c'est-à-dire en fait avec l'idée
que l'on se fait de ce qui est humain, idée qui n'est jamais loin
de celle qu'on se fait de soi-même...
Mais,
c'est aussi le cas lorsqu'on retire le statut d'homme à des êtres en
raisons de ce qu'ils ont fait, lorsqu'on déclare que certains êtres
ne sont pas des hommes, mais des animaux en raisons essentiellement de
leur comportement sexuel ou de leur violence.
Qu'est-ce que cela signifie? Qu'il existerait une
différence de nature entre l'humain et l'animal et
en même temps une simple différence de degré entre les hommes
et les animaux : tous les hommes ne sont pas humains,
certains ne seraient que des animaux.
De
sorte donc qu'il serait toujours possible qu'un être humain ne soit
jamais qu'une sorte d'animal ou qu'il le devienne en accomplissant
certains actes inhumains, bestiaux.
Rq
:On dira aussi, dans le même ordre d'idée que certains actes sont
contre nature, c'est-à-dire contraires à la nature de l'homme,
contraires
à son essence ou ce qui est proche, contraires à la nature
comprise comme puissance et comme ce qui impose un ordre aux choses,
des
règles aux êtres.
Qu'est-ce que cela signifie encore? Que si l'on
confond l'humain avec l'essence de l'homme, on
s'autorise non seulement à exclure de l'humanité certains membres
de l'espèce pour les dire bestiaux ou réduits au stade de l'animalité,
mais aussi à produire plusieurs définitions de ce qui est humain
et inhumain et de telle sorte que les diverses définitions s'opposent
les unes aux autres, n'excluent pas les mêmes êtres de l'ordre
de ce qui est humain. C'est par exemple le cas lorsqu'aujourd'hui on
trouve
effrayant d'avoir pu tenir les Noirs pour des sous-hommes.
C'est là une des figures de l'ethnocentrisme,
attitude qui consiste à penser que seuls sont humains ceux qui
appartiennent à sa propre culture et
parallèlement à soutenir que les autres ne sont que des barbares,
des demi hommes, des sous-hommes, des hommes inaccomplis, des non
hommes.
Ce
qui est une autre manière d'exposer la même contradiction : si nous ne
sommes pas
d'accord entre nous sur le même sujet, tout le monde ne peut pas avoir
raison en même temps.
Alors, puisque le
problème n'est pas résolu, mais seulement déplacé, qu'en est-il de
cette solution qui consiste à confondre la définition de l'homme avec
celle de l'humain, qui se traduit par l'exclusion en dehors de
l'humanité et au sein de l'animalité certains êtres?
Et,
pour commencer, est-il légitime de comparer certains êtres humains à
des
animaux pour ce qu'ils sont ou pour ce qu'ils ont fait? Qu'y a-t-il
d'animal dans leurs actes? Lorsque l'on dit que certains hommes sont
des animaux, ont
régressé au stade de l'animalité, sont devenus bestiaux, s'aliènent
dans l'animalité, que disons-nous au juste? A-t-on jamais vu des
animaux faire ce que l'on dit être bestial? Non. C'est précisément cela
que met en évidence Clément
Rosset, dans Principes de sagesse et de folie,
Appendice 2, le
miroir animal.
Il
y parle essentiellement du comportement sexuel, mais ce qu'il en dit
vaut pour toutes les situations où nous sommes tentés de parler de
bestialité, de régression au stade de l'animalité.
" C'est
lorsque je bois et que je fais l'amour que je ressemble le moins à
l'animal. Tel est l'avis d'Antonio, le jardinier, répondant à la
comtesse qui lui reproche son ivrognerie : "boire sans soif et faire
l'amour en tout temps, madame, il n'y a que ça qui nous distingue des
autres bêtes". "
Citation
du Mariage de Figaro, Beaumarchais, acte II.
Paradoxalement,
c'est dans les actes réputés bestiaux, ceux qui s'éloignent le plus de
ce que nous tenons pour humain, que nous nous distinguons les
plus des animaux, parce qu'aucun animal n'est bestial au sens où nous
l'entendons. Ces actes s'écartent certes de ce qui est tenu pour
humain,
mais en aucun cas ils ne manifestent une régression au stade de
l'animalité, ils s'en éloignent au contraire le plus fortement qui
soit. Donc, rien
n'est plus humain qu'être inhumain. Ce que l'on appelle inhumain n'a
rien d'une régression au stade de l'animalité, mais est un
transgression des normes que l'on applique aux humains, transgression
qui
en réalité éloigne de l'animalité au moins autant
que les normes communes. Qu'est-ce que tout cela signifie? Que ce qui
est
humain ne s'oppose pas à ce qui est animal, que nulle règle naturelle
ne vient comme étayer les règles culturelles, les fonder ou les
justifier : l'homme défini ce qui est humain tout à fait indépendamment
de la nature et l'animalité ne peut pas représenter pour l'homme un
risque de régression. Quoiqu'il fasse, c'est en homme qu'il agit et non
en animal.
Et, par rapport à notre problème, qu'est-ce que
cela signifie? Qu'il est vain de penser qu'une définition de l'humain
puisse rejeter en dehors de l'humanité un membre quelconque de l'espèce
humaine, notamment pas dans l'animalité puisqu'aucun homme ne peut
régresser dans l'animalité.
Si
d'un côté, on confond la définition de l'homme avec celle de l'humain,
alors
nécessairement on rejette en dehors de l'humanité tous les
membres de l'espèce qui ne correspondent pas à la définition
retenue. Mais d'un autre côté, il apparaît que tous les
êtres qui par leurs actes s'éloignent de ce qui est exigés
d'eux pour être considérés comme des hommes, qui ne correspondent
donc pas à la définition de l'humain, ne sont pas pour autant
des animaux et même sont très loin de l'animalité puisque
les animaux ne font pas ce que nous qualifions de bestial, donc qu'ils
restent
humains, au moins en cela qu'ils sont pas comparables à des animaux.
D'un côté, on exclut, de l'autre, on s'aperçoit que cette
exclusion n'a pas de sens. D'un côté, on dit inhumains certains
êtres parce qu'ils seraient bestiaux, de l'autre, on dit qu'il sont
humains parce que les animaux ne font pas ce qu'ils font. Quoiqu'il
arrive,
on ne cesse pas d'être humain, si par humain on entend ce qui n'est
pas animal, y compris dans les actes réputés les plus inhumains,
les plus bestiaux.
Puisqu'être
inhumain, c'est un certaine façon d'être un homme, certes condamnée,
tenue pour mauvaise, indigne et le plus souvent à juste titre, nul
n'est jamais en dehors de l'humanité, donc confondre la définition de
l'homme avec celle de l'humain, c'est d'une part rendre possible les
génocides, les esclavages, l'eugénisme…, mais c'est d'autre
part se méprendre sur ce qui est humain et ce qui ne l'est pas.
Dire que la définition de l’homme est confondue
avec celle de l’humain, que l’homme en se définit que comme humain rend
possible, moyennant l’exclusion de certains membres de l’espèce en
dehors de l’humanité, une définition
de l’homme, mais elle a pour conséquence d’autoriser toutes les
définitions possibles et de créer des conflits entre elles.
C’est
pourquoi, cette confusion ne peut pas être retenue : elle ouvre sur des
conflits entre les définitions et surtout elle ne peut conduire qu’à
l’exclusion d’individus qui pourtant font partie de l’humanité, quoi
qu’ils aient fait, quoi qu’ils soient. Or, on peut considérer qu’on n’a
pas affaire à une définition recevable lorsqu’une définition rejette
une partie de ce qu’elle est sensée définir. Une définition de
l'essence de quelque chose qui exclut certains éléments
pourtant reconnus par ailleurs comme appartenant à l'ensemble à
définir n'est pas une définition valable. Il n’est donc pas
légitime de confondre la définition de l’homme avec celle de
l’humain.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’entreprise qui
consiste à vouloir définir l’essence
de l’homme est vaine.
En
quoi ?
En cela que si on
tient à n'exclure aucun membre de l'espèce humaine, ni Victor de
l'Aveyron, ni la brute de Pascal, ni les monstres, ni le fou
sanguinaire, ni l'enfant, ni donc tous les êtres que l'on est tenté de
tenir pour autre chose que des hommes, on ne parvient pas à trouver une
définition
qui non seulement comprend les caractéristiques communes à
tous, mais en outre distingue nettement l'homme d'autre chose,
notamment
des animaux, mais aussi des dieux.
Définir
l'homme sans exclusion ne donne rien de sorte que l'on peut être tenté
de procéder à des exclusions afin de parvenir à une
définition. Mais, en retour, cette définition risque de retirer
le statut d'homme à des êtres qui pour une autre définition
en seraient bel et bien, notamment celle qui repose sur des critères
exclusivement biologiques. Mais, de ce point de vue, on retombe sur le
problème précédant : une définition purement biologique de l'homme ne
vaut pas comme définition d'une essence, d'une nature.
Que peut-on dire alors ? Que l’homme est un être
qui n’a pas d’essence, de nature, que la nature humaine n’existe pas.
Rq : C’est ce que soutient Sartre dans L’existentialisme
est un humanisme. A noter : il parvient à la même conclusion
par un tout autre moyen.
L’homme n’a pas de nature, il a une condition et
une histoire, une histoire individuelle qui
prend place dans une histoire collective. Or, tout ce qui a une
histoire n’a
pas de définition parce que tout ce qui a une histoire est en devenir
et on ne peut définir que ce qui ne devient pas, ce qui est déterminé
de telle sorte que quoi qu’il arrive, ce qui est ne devient pas, ou pas
foncièrement,
pas essentiellement.
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