B ) La raison d'être du travail n'en fait-elle pas une activité dégradante?

Le travail est une nécessité liée à la survie générale de l'espèce humaine. En tant qu'il est nécessaire, il est pour nous une contrainte. Cette contrainte est le plus souvent mal vécue par les individus et lorsqu'ils en ont la possibilité, ils préfèrent s'y soustraire. Mais, si on cherche à s'y soustraire, ce n'est pas seulement parce qu'il est contraint, c'est aussi parce qu'on peut le trouver dégradant, indigne de soi, incompatible avec la dignité l'homme libre, contraire à la destination de l'homme. telle était du moins la conception que les Grecs avait du travail : une activité bonne pour un être qui par nature ne pouvait pas prétendre à l'exercice d'une activité pus noble. 

Car, contrairement à une idée répandue, si les Grecs ne travaillaient pas, ce n'était pas parce qu'ils avaient des esclaves pour faire le travail à leur place, mais c'était bien plutôt parce que le travail était tenu pour une activité sans noblesse, sans intérêt, seulement tournée vers la subsistance physique ou vers le gain financier qu'il était réservé aux esclaves. Si en effet, ils avaient jugés le travail comme étant une activité enrichissante, qui permet l'accomplissement de soi, ils auraient travaillés et empêcher les esclaves de le faire. 

On retrouve cette évaluation au sujet du travail dans une distinction faite par Aristote dans L'Ethique à Nicomaque, à savoir, la distinction entre les activités pratique ou qui relève de la praxis et les activités poiétiques.


 
      1 ) Poiésis et praxis.
Parmi l'ensemble des activités ou des actions qui requièrent le corps, Aristote distingue la praxis de la poiésis. 

La praxis (ou action au sens strict) correspond aux actes politiques et moraux, tous les actes qui ont pour fin l'accomplissement d'un bien quelconque, la poiésis (ou création ou production) elle correspond aux activités productives, au travail compris comme production de valeur d'usage, de biens et de services utiles à la vie. La production est comprise comme art ou techné. 

Qu'est-ce qui distingue des deux types d'activités? La fin de l'action, de l'acte. 

La finalité de la production est un bien ou un service, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur à celui qui le fabrique ou le rend et à son action même. La fin de la production est séparable du producteur. 

La finalité de l'action, de la praxis elle est interne à l'action, elle n'est pas séparable de l'action : "Le fait de bien agir est le but même de l'action." 
 

Qu'est-ce que cela change? Qu'est-ce que cela implique en ce qui concerne le travail? En quoi cette distinction permet-elle de répondre à la question de savoir si l'accomplissement de soi est ou n'est pas possible dans le travail? 

Si dans la praxis le but de l'action est interne à l'action, on peut dire aussi que le but de l'action est interne à l'agent, à celui qui agit. 

Qu'est-ce que cela veut dire? Que la pratique régulière de certaines actions qui ont leurs fins en elles-mêmes ne permettent pas simplement d'accomplir ces actions, mais en outre et surtout permet de rendre ce type d'action plus aisé, plus facile, plus spontané. Elles ont des effets sur l'agent. 

Ex : c'est en répétant des gestes précis que le sportif ou l'instrumentiste finissent par les accomplir de manière spontanée, de manière "naturelle", aisée, qui semble sans effort. 

A force de pratiquer certaines actions, il est possible de les rendre plus spontanées, plus faciles, c'est-à-dire donc de créer en nous une aptitude nouvelle, une faculté nouvelle, qui n'était pas innée et qui nous donne de la valeur, qui nous permet d'atteindre dans tel ou tel domaine une maîtrise ou une excellence qui sans cet apprentissage et ses efforts n'existerait pas. Comme le dit Aristote, on a affaire à une série d'actes qui crée une puissance, celle de les accomplir sans effort. En somme, par la praxis, on peut se transformer et de telle sorte que cette transformation nous rende plus estimable, plus digne, plus excellent. Ce qui pour Aristote est aussi et surtout vrai dans le domaine morale et politique : on peut faire de soi un homme courageux par la pratique régulière d'actes courageux, pour peu il est vrai que l'on ait quelques dispositions naturelles au courage. En général, il est possible de devenir vertueux, c'est-à-dire exceller dans un domaine quelconque ou comme homme par la praxis. C'est du côté de la pratique que l'on peut espérer une humanisation, un accomplissement de soi. 

Notons que cette idée, on la retrouve paradoxalement dans le travail sur soi, qui est bien une activité par laquelle on se transforme soi-même par des exercices qu'ils soient intellectuels ou physiques. La paradoxe, c'est que l'on emploie le mot travail pour ce qui est pour Aristote le contraire du travail puisque la fin de l'action se trouve dans la cas du travail sur soi en nous et non hors de nous. Notons aussi que le travail sur soi est présent partout où on assiste à des apprentissages, à l'acquisition d'une culture qu'elle soit physique ou intellectuelle. 

A l'inverse, la production, parce qu'elle a une fin extérieure à celui qui agir et à son action n'a aucun effet sur lui. Elle est une pure dépense d'énergie, et de surcroît, une dépense qui doit sans cesse être répétée puisque les mêmes besoins ne cessent pas de se faire sentir et d'exiger d'être satisfaits. Elle n'apporte rien humainement à celui qui travaille et elle lui fait perdre sa vie à l'entretenir. 

On peut donc soutenir que la travail est une activité qui fait perdre son temps et sa vie et qu'il est donc une activité qui non seulement peut-être en elle-même pénible, mais qui de surcroît ne rend pas plus accompli, meilleur, plus digne, plus estimable, plus heureux donc celui qui l'accomplit. La vie est ailleurs, dans la praxis et non dans le travail. 

Ce qui rejoint une remarque de Arendt : la distinction entre le cyclique et le linéaire. Le travail n'a pour but que d'assurer la satisfaction des besoins sans cesse renaissants tandis que l'action elle n'est liée à aucune nécessité biologique ou sociale, n'est pas soumise à des impératifs vitaux. 


 
        2 ) Le travail : une servitude pénible et mutilante?


Puisque le travail est une nécessité liée à notre survie, il est pour nous une contrainte. En tant que tel, il est aussi pénible et ne nous rend pas plus humains ou plus digne ou plus excellent ou plus heureux. 

Toutefois, la distinction faite par Aristote entre poiésis et praxis occulte un fait qui n'est pas sans importance : tous les travaux exigent un minimum d'apprentissage et donc un certain travail sur soi. Il n'existe aucun travail qui ne suppose pas l'acquisition de savoir-faire, d'une compétence particulière, donc un apprentissage, une praxis donc. Ce qui signifie que la distinction n'est pas si nette, qu'il y a de la praxis au sein de la poiésis. 

De plus comme le fait aussi remarquer Aristote, la poiésis n'est pas une activité accomplie de manière machinale : elle n'est possible que si elle est raisonnée, que s'il entre en elle au moins un peu de réflexion. A savoir : la réflexion proprement technicienne qui consiste à rechercher les moyens les mieux adaptés, les plus efficaces dans la poursuite de certaines fins. Il n'y a pas de production qui ne suppose pas de raison, de réflexion, d'intelligence, de ruse… 

Or, si on soutient qu'il y a de la praxis dans la production et qu'elle ne peut pas se passer de l'usage de la raison, cela revient à dire que la travail n'est pas une activité entièrement étrangère à l'humain et à l'excellence. 

Ce qui est d'ailleurs confirmé par l'admiration que peuvent susciter l'habileté manuelle d'un artisan, la finesse et l'ingéniosité de certaines productions. On y voit l'expression de certaines formes d'excellence. A quoi renvoie le fierté du professionnel, sûr de son art, qui trouve dans le travail bien fait un motif de satisfaction, une raison d'aimer ce qu'il fait et la vie qu'il mène puisqu'elle lui apporte des satisfactions qui ne sont pas seulement financières. 

Ce qui nous invite à nous demander si le travail est bien une activité mutilante, déshumanisée, en laquelle nous perdons notre temps et notre vie. 

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