B ) Le travail comme fait social : condition de l'indépendance individuelle?


Les individus ne travaillent pas pour produire des valeurs d’usage, ils travaillent pour gagner leur vie, pour obtenir en échange une rémunération ou une contre partie quelconque. Pour quelles raisons le motif pour lequel ils travaillent est totalement sans rapport avec la raison d’être du travail à l’échelle de l’espèce? 

Lorsqu’on travaille pour gagner sa vie, on travaille en échange d’une rémunération avec laquelle on pourra se procurer des biens utiles à la survie et à la vie, c’est-à-dire des valeurs d’usage. Donc, si les individus ne conçoivent pas le travail comme production de valeurs d’usage, c’est parce qu’ils ne consomment pas ce qu’il produisent ( ou pas tout ce qu’ils produisent ) et consomment des produits qu’ils n’ont pas eux-mêmes fabriqués ( en partie ou en totalité ). 

Pourquoi ne consommons-nous pas ce que nous produisons, tandis que nous produisons des biens que nous ne consommons pas? Du fait de ce qu’on appelle la division sociale du travail associée aux échanges de biens. 


 
        1 ) la division sociale de travail.
Il est nécessaire de travailler pour transformer la nature afin de l’adapter à nos besoins. Mais, l’individu seul le peut-il? 

Platon, livre II de La République. L'origine de la cité. 

Commentaire.

L’individu seul ne peut subvenir à l’ensemble de ses besoins : il a besoin des autres comme tels et il a besoin des autres pour survivre. Deux types de besoins : les besoins naturels et le besoin de vie sociale, de compagnie. 

Cette insuffisance à soi des individus se traduit par leur nécessaire collaboration, c’est-à-dire donc par la division sociale du travail. La nécessité de travailler pour satisfaire nos besoins se trouve donc ainsi à l’origine de la vie sociale dans la mesure où cette nécessité, l’individu seul ne peut y pourvoir. 

En quoi consiste la division sociale du travail? 

Ce qui est divisé, ce sont les travaux. Les individus, au lieu d’effectuer tous les travaux nécessaires n’en effectue qu’un seul dans lequel ils se spécialisent. Cette spécialisation individuelle se fait selon deux critères qui sont tous issus de la nature : 
- Les besoins naturels des individus. A chaque besoin correspond un travail. 

- Les aptitudes naturelles de chacun. A chaque type d’aptitude correspond un travail précis. Gage d’efficacité du travail. 

La division sociale du travail en reste-t-elle là? 

On assiste à une complexification progressive de la division sociale du travail. Pourquoi? Parce que de nouveaux besoins apparaissent qui ne sont pas des besoins naturels des individus, mais des besoins propres à certains travaux ou certains travailleurs, comme le besoin d’outils. Il ne s’agit là plus de besoins au sens premier du terme, c’est-à-dire de besoins qu’il faut satisfaire afin de pouvoir survivre et vivre, mais de besoins compris comme ce qui est nécessaire à la réalisation d’une fin fixée à l’avance, comme moyens en vue d’une fin. De nouveaux travaux apparaissent donc, ceux qui produisent des biens qui ne sont pas directement utiles à la vie des individus, mais à l’effectuation de certains travaux qui eux servent à produire des biens consommables. Il n’en reste pas moins que ces travaux produisent des valeurs d’usage puisque les biens qu’ils produisent sont utiles, d’abord pour d’autres travailleurs, et en dernière instance à la vie des individus. 


 
Cela signifie que si au début, tout le monde travaille pour tout le monde, y compris soi-même et dans le but de satisfaire des besoins naturels, pour finir, on ne travaille plus pour soi et pour seulement quelques autres et plus nécessairement pour satisfaire des besoins naturels. 

Si on radicalise cette analyse, il est possible de comprendre que la totalités des travaux ou des métiers qui existent dans une société donnée peuvent être compris comme des éléments particuliers de la division sociale du travail qui prévaut dans cette société, aussi complexe soit elle. Aucun travail n’est isolable d’un ensemble de travaux dans lequel il prend place à titre de production d’un bien ou d’un service utiles à quelque chose, ne serait-ce qu’à un autre travail ou à un besoin qu’on pourrait trouver superflu, comme celui de se distraire. 

Quel est l’intérêt de la division sociale du travail? 

Elle réalise à l’échelle du groupe social la suffisance à soi impossible à l’échelle individuelle. Quoique le commerce entre divers groupes sociaux soit en fait nécessaire pour pourvoir à l’ensemble des besoins. 

Il faut toutefois observer deux choses. 

- Si la division sociale du travail permet grâce aux besoins et aux dispositions naturelles ou acquises de penser l’organisation générale d’une société et le travail comme fait social, elle n’explique pas tout d’elle. En effet, il faut observer d’une part que la totalité des individus ne sont pas intégrés à cette division sociale du travail quand bien même ils sont en âge de travailler : certains ne travaillent pas parce qu’ils ne trouvent pas de travail, d’autres exercent des professions, des métiers ou ont des activités dont l’existence ne s’expliquent pas par la présence d’un besoin social correspondant très clair : les hommes politiques, ecclésiastiques, rentiers, mais aussi, nobles, seigneurs, maîtres d’esclaves. Leurs activités ne s’intègrent pas dans la division sociale du travail dans la mesure où elles ne produisent pas des effets ou des biens qui correspondent à un besoin naturel ou un besoin social. 

Il faudra donc se demander quelle place et quelles fonctions ont ces individus ou ces activités dans le cadre du travail comme fait social. Il est en effet étonnant et remarquable qu’ils ne soient pas intégrables dans la division sociale du travail. Leur existence, sans ruiner l’idée de division sociale du travail elle-même, va peut-être nous obliger à réviser notre conception de la naissance de la vie sociale à partir du seul travail. 
 

- Il apparaît aussi que cette analyse de la division sociale du travail implique que tous ceux qui travaillent disposent du produit de leur travail, qu’ils peuvent ou consommer ou vendre. Or, ce n’est pas toujours vrai : aujourd’hui, la plupart de ceux qui travaillent ne disposent pas du produit de leur travail, en échange de leur travail, ils touchent un salaire, qui leur permet de se procurer des biens à consommer. La salariat, sans non plus ruiner l’idée de division sociale du travail, achève en quelque sorte le processus de complexification de la division sociale du travail, en ce sens qu’il distingue ceux qui travaillent de ceux qui échangent les produits du travail. On y reviendra plus tard, avec la notion de division technique du travail, inséparable du salariat. 

Que peut-on conclure de cette caractéristique du travail comme fait social compte tenu de nos problèmes? 

Ne faut-il pas soutenir que la division sociale du travail est une cause de la soumission de l’individu à l’organisation collective du travail, à la collectivité? Puisque l’individu ne peut pas se suffire à lui-même, puisque l’autonomie n’est possible qu’à l’échelle de la collectivité, tous les individus sont dans la nécessité de s’intégrer dans cette division sociale du travail, d’y trouver une place pour concourir à l’autonomie collective et donc à titre de membre de la collectivité, à sa survie individuelle. L’individu ne peut survivre que s’il accepte de prendre sa place dans la division sociale du travail. A ce titre, il est soumis à l’ordre social. 

Mais, la division sociale du travail ne permet pas à elle seule de créer les conditions de l’autonomie de la collectivité, elle doit en outre être accompagnée d’échanges puisqu’on ne consomme pas (tout) ce que l’on produit et que l’on ne produit pas (tout) ce que l’on consomme. Les échanges sont l’envers de la division sociale du travail. Mais qu’est-ce qu’on échange. Et comment fait-on pour échanger des biens de manière équitable? 


 
        2 ) Les échanges
Qu’est-ce qu’on échange? Ce qu’on produit. Qu’est-ce qu’on produit? Des valeurs d’usage, c’est-à-dire quelque chose d’utile à quelque chose et qui vaut en fonction de son utilité. 

Peut-on échanger de manière équitable des valeurs d’usage comme telles 

Prenons un exemple. Se loger et se nourrir sont des besoins aussi fondamentaux l’un que l’autre. Par conséquent, les produits qui servent à satisfaire ces deux besoins ont un égale valeur d’usage puisqu’ils sont également utiles à la vie. Seulement, peut-on considérer qu’il est juste ou équitable d’échanger une maison contre un repas ou une maison contre des repas à vie? Non, spontanément, ces deux échanges ne semblent pas équitables. Il s’ensuit que les produit que nous échangeons, ce n’est pas en tant qu’ils sont des valeurs d’usage que nous les échangeons, mais en tant que valeurs d’échange. 

          a ) La valeur d'échange
C’est Aristote qui est l’auteur de la distinction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, qui en a la paternité intellectuelle, mais pas celle des expressions utilisées qui sont beaucoup plus tardive. La Politique, Livre I. 

Un bien peut être produit soit pour être consommé soit pour être échangé. Ultimement, c’est tout de même pour être consommé qu’il est produit, mais comme on ne consomme pas tout ce que l’on produit, celui qui produit quelque chose peut le faire en vue de l’échanger. 

Tous les biens qui sont produits, parce qu’ils peuvent tous être consommés ou échangés ont à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange. 

Ils ont une valeur d’usage en tant qu’ils sont consommables, c’est-à-dire en tant qu’ils sont utiles, qu’ils peuvent satisfaire un besoin. Cette valeur est fonction de l’utilité, donc de la nature et de l’importance du besoin qu’il peut satisfaire. 

Mais, ils ont aussi une valeur d’échange en tant qu’ils sont échangeables. Cette valeur d’échange n’est pas mesurée en fonction du besoin, de l’utilité du bien en question, mais en fonction des autres biens échangeables. La valeur d’échange de la maison, c’est par exemple le nombre de paires de chaussures contre lesquelles il est possible de l’échanger. Cela signifie qu’on n’échange pas des valeurs d’usage équivalents, mais des valeurs d’échange équivalentes. 

Mais, comment établit-on des équivalences entre la quantité de tel produit et une quantité de telle autre produit? 

Aristote explique qu’il n’y a pas de critère objectif qui permettent d’instaurer un système général d’équivalences absolument justes, que le seul critère, c’est finalement l’entente de ceux qui échangent. Lorsque ceux qui échangent des biens parviennent à se mettre d’accord entre eux, sans user de pression, c’est qu’on doit être proche d’un échange parfaitement équitable. 

C’est l’apparition de l’idée de valeur d’échange qui comme l’explique Aristote va être à l’origine de la création de l’argent. L’argent c’est une valeur d’échange symbolique ou la symbole de la valeur d’échange. Symbole, parce que l’argent a une valeur d’échange conventionnelle, c’est-à-dire en lui-même aucune valeur d’usage et aucune valeur d’échange, ou des valeurs d’usage et d’échange sans aucun rapport avec la valeur qu’il représente ou symbolise. La valeur d’usage et d’échange d’une pièce d’or ou d’un billet pris en eux-mêmes est très inférieure à ce qu’ils permettent d’acheter. 

Toutefois, même si la valeur d’échange peut être représentée par l’argent sous une forme symbolique, il ne faut pas confondre le prix d’une chose et sa valeur d’échange dans la mesure où la valeur d’échange est fixée en fonction des autres produits contre lesquels il peut être échangé d’une manière juste, alors que les prix eux sont fixés en fonction de l’offre et de la demande, et donc en fonction de la rareté ou l’abondance de l’offre par rapport à celles de la demande. Pour autant, la valeur d’échange n’est pas sans rapport avec le prix, elle est en tout cas plus proche du prix que la valeur d’usage qui elle est sans rapport avec lui. On peut dire, comme le dit Marx, que la valeur d’échange est le pivot autour duquel fluctue le prix en fonction de l’offre et de la demande, sur une longue période. 

On peut toutefois trouver insuffisante la définition de la valeur d’échange, trouver que sa mesure est imprécise parce qu’elle est laissée à l’appréciation des individus qui échangent, ce qui n’est pas très sûr. 

N’est-il pas possible de mesurer de manière objective cette valeur d’échange? 


 
          b ) La mesure de la valeur d'échange
On s’est mis à se demander comment se mesurait la valeur d’échange en réfléchissant sur la richesse. En quoi consiste la richesse? Qu’est-ce qui fait la richesse d’un pays ou d’une personne. Spontanément, on est tenté de répondre la quantité d’argent possédée. C’est aussi la réponse dont on s’est contenté pendant longtemps. 

Seulement, le destin de l’Espagne et du Portugal a conduit à comprendre qu’il n’en était rien. Avec la colonisation des Amériques, ces deux pays ont importés de grandes quantité d’or et d’argent qui sous forme de lingots servit comme argent, symbole de la valeur d’échange. Or, ces deux pays se sont rapidement appauvris. Pourquoi? Parce que l’accroissement de la quantité d’argent en circulation a causé de l’inflation, c’est-à-dire une dépréciation de l’argent : il fallait de plus en plus d’argent pour acheter la même quantité d’un même bien. Baisse du pouvoir d’achat de l’argent telle que cette accroissement de la quantité d’argent en circulation n’a pas vraiment permis d’accroître la richesse des individus, richesses sous formes de biens échangeables. Autre raison : avec l’argent, ces pays ont importé des biens fabriqués à l’étranger, ce qui a vidé les caisses des ces Etats et rempli celles de leur fournisseurs étrangers. Donc, la richesse ne consiste pas en la possession de grande quantité d’argent. Alors sur quoi se fonde la richesse? Comment l’évaluer? 

Elle repose sur le travail! Plus précisément sur le temps de travail nécessaire à la production d’un bien. 

Telle est la réponse apportée par l’économie politique classique, à partir d’Adam Smith et son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des Nations

Soient deux travaux qui exigent les mêmes compétences et les mêmes efforts : la chasse au castor et la chasse au daim. Si, dans le temps nécessaire pour tuer deux daims on ne peut tuer qu’un seul castor, alors en valeur d’échange, un castor vaut deux daims, ou ce qui revient presque au même, le prix du kilo de castor sera le double de celui du daim. 

C’est ce qui explique que le prix, qu’on peut identifier sous certaines conditions à la valeur d’échange, n’est pas en rapport avec la valeur d’usage des biens. Un bien qui a une faible valeur d’usage comme les diamants coûte cher parce qu’il faut beaucoup de temps de travail pour le trouver, l’extraire, le tailler... et produire les outils et les machines qui permettent de le faire. A l’inverse, un bien qui a une très haute valeur d’usage comme le pain peut avoir un faible prix lorsque le temps de travail nécessaire pour le produire est court. 

C’est le temps de travail social moyen qui permet de mesurer la valeur d’échange des biens de manière objective, et donc c’est sur le travail que se fonde la richesse. L’argent ne vaut que le temps de travail nécessaire à produire les biens qu’il permet de se procurer. La valeur de l’argent est fonction du temps de travail nécessaire pour produire les biens contre lesquels il peut être échangés. Elle n’est donc pas fonction de sa quantité ou d’une valeur intrinsèque. L’argent, c’est du temps de travail. 
 

        3 ) La société marchande fait-elle le bonheur?
La division sociale du travail ainsi que les échange qui lui sont corrélatifs sont-ils pour l’individus des causes d’asservissement au travail comme fait social ou bien un moyen de parvenir à une certaine indépendance sociale? De plus, l’individu y trouve-t-il les conditions de son épanouissement ou la cause d’un appauvrissement, d’une mutilation? 

A première vue, l’individu a plus à perdre qu’à gagner dans cette organisation sociale du travail puisqu’il doit s’intégrer à elle, y trouver une place, afin d’assurer sa survie. Il doit se sacrifier à l’ensemble de la collectivité pour pouvoir en retour vivre, consommer. 

Mais, peut-on en rester à ce point de vue? L’individu n’y gagne-t-il rien? Ne fait-il que se sacrifier?
 

          a ) Intégration et indépendance sociales
D’une part, cette intégration à la division sociale rend possible l’intégration sociale de l’individu ou lui épargne l’exclusion sociale qui commence toujours par l’exclusion du travail qui le prive d’une part importante de sa vie sociale, puis de ressources qui permettent à la fois de consommer et de rencontrer les autres dans la mesure où pour beaucoup les contacts sociaux passent par des actes de consommation, actes par lesquels entre autre l’individu peut accéder à une certaine reconnaissance sociale. 

Rq : La reconnaissance sociale, donc l’intégration sociale, passe en effet beaucoup plus par la consommation que par le travail aujourd’hui. 

D’autre part, cette intégration dans la division sociale du travail est la condition de l’indépendance financière des individus à l’égard des autres. Cette indépendance financière est souvent la condition de son indépendance sociale : le travail libère de la tutelle de ceux qui subviennent à nos besoins, parents, époux, maîtres, bienfaiteur "charitable", Etat. 

Mais, ce n’est pas tout. L’individu obtient de la division sociale du travail une indépendance sociale immédiate, qui ne passe pas par la rémunération du travail, par l’indépendance financière. 

Rq: Il faut en effet noter que la division sociale du travail s’oppose aux formes non-socialisées d’organisation du travail, c’est-à-dire au travail maintenu dans la sphère privée, celle du maître d’esclaves, de serfs ou de la femme au foyer. Ou encore, la division sociale du travail n’est pas une répartition sociale du travail effectuée par ceux qui ont acquis du pouvoir sur les autres et qui s’attribuent les travaux les plus gratifiants ou se dispensent de travailler pour vivre des fruits du travail des autres. 

Ce qui signifie que le concept de division sociale du travail n’est pas seulement limité quant à sa puissance éclairante en cela qu’il ne rend pas compte du fait que certains ne travaillent pas ou du salariat, il occulte la réalité foncièrement servile du point de vue social du travail, servilité qui ne renvoie pas du tout à la soumission à une collectivité, mais à ceux qui distribuent les travaux et qui ne sont pas intégrés à cette organisation du travail. La division sociale du travail est déjà une division technique du travail au service de ceux qui ne travaillent pas. Elle n’est pas le fruit d’une heureuse autorégulation du social, mais un mode d’organisation sociale qui porte l’empreinte d’un pouvoir organisationnel qui est extérieur au travail lui-même. 

Ce qui permet de dire que le concept de division sociale du travail tel qu’il est utilisé par la plupart des auteurs a une fonction idéologique plus que cognitive en cela qu’il occulte les relations de pouvoir observables au sein même du travail par opposition au pouvoir extérieur à lui, pouvoir social ou politique. 

Cf : Adam Smith. La division sociale du travail et les échanges sont les conditions de l’indépendance individuelle du fait de l’interdépendance de tous avec chacun. 


 
Il oppose deux types de dépendance : la dépendance politique ou socio-politique et la dépendance économique ou socio-économique. Par dépendance, il faut entendre le fait d’être soumis à quelqu’un d’autre, à son commandement, ses ordres et ses caprices. Avec la première, tous dépendent de quelques uns ou d’un seul à la merci desquels ils se trouvent en presque toute chose. Avec la seconde, chacun dépend de tous les autres puisque par la division sociale du travail le travail de chacun est nécessaire directement et indirectement à tous les autres. Or, puisque chacun dépend de tous et tous de chacun, on ne risque pas d’être sous la dépendance de quelqu’un en particulier, c’est-à-dire assujetti par quelqu’un. Parce que tous dépendent de nous autant que nous dépendons de tous les autres, chacun est comme indépendant. Dépendre de tous, c’est ne dépendre de personne en particulier, c’est donc être comme absolument indépendant. 

L’interdépendance de tous garantit une sorte d’indépendance pour chacun. Les liens économiques horizontaux garantissent une indépendance que les liens politiques et sociaux verticaux nient. 

Mais, il y a plus. La division sociale du travail ne rend pas seulement les individus comme indépendants les uns à l’égard des autres, elle rend aussi possible l’autonomie individuelle. 

A quoi tient l’interdépendance des individus dans le cadre de la division sociale du travail? Au fait qu’ils n’exercent pas tous le même travail, qu’ils ont des professions différentes les uns des autres. Donc, au fait qu’ils se différencient tous les uns des autres par leurs activités propres. L’interdépendance est l’effet des différenciations individuelles. 

Ce qui implique que plus la division sociale du travail est poussée, plus la palette des métiers existants est large, plus donc l’individu a le choix, a de possibilités de choisir, la liberté de se déterminer pour une des professions existantes dans la division sociale du travail. 

Mais, cela implique aussi que plus la division sociale du travail est forte, plus la cohésion sociale est forte elle aussi et plus l’intégration sociale des individus est assurée. 

Cf: E. Durkheim. De la division du travail social

Il distingue deux types de solidarité sociale. 

- Solidarité mécanique : solidarité sociale dans les sociétés où la division sociale du travail est très faible. Dans ce type de société, la cohésion sociale est assurée par l’homogénéité des comportements, l’interdiction de se différencier, de se distinguer dans ses choix, ses comportements. Tous doivent faire à peu près la même chose. La cohésion sociale tient à cette uniformité sociale. 

Ex : les sociétés dites primitives dans lesquelles tous se livrent en même temps aux mêmes activités, comme la chasse par exemple. 

- Solidarité organique : solidarité sociale dans les sociétés où la division sociale du travail est très poussée. Dans ce type de société, la cohésion sociale est assurée par la différenciation sociale et professionnelle des individus. Cette solidarité est celle de l’interdépendance entre eux des individus. 

Ex : les sociétés dites industrialisées. 

Or, ce qui est remarquable, c’est que la solidarité organique est bien plus forte que la mécanique. Les sociétés où la division sociale du travail est très poussée sont des sociétés qu’on peut comparer à un corps biologique dans lequel toutes les parties sont liées entre elles de telle sorte que toutes sont nécessaires à l’ensemble. 

Cela signifie pour l’individu que dans ce cadre, il est invité à se différencier autant qu’il le veut des autres dans le cadre de sa profession, qu’il peut affirmer ses différences sans préjudice pour le corps social. Plus ils seront différents, plus la société sera cohérente. 

Cela signifie donc, que non seulement l’individu est rendu comme indépendant par l’interdépendance que la division sociale du travail instaure, mais qu’en plus, il peut affirmer ses différences, se différencier. On pourrait presque dire qu’il y a de la place pour tout le monde, toutes les différences peuvent trouver une manière de s’exprimer et qu’en plus cette affirmation de ces différences concourt à rendre la société encore plus cohérente. 

Seulement, et Durkheim le reconnaît, l’individu n’a pas conscience de cette solidarité sociale qui repose sur la différenciation forte des individus. Il n’aperçoit pas la belle cohésion sociale causée par la division sociale du travail. 

Mais, cette thèse qui soutient que la division sociale du travail tend à rendre les individus indépendants et libres de se différencier, occulte l’existence de relation de pouvoir au sein même du travail, relation de pouvoir que révèle l’existence de conflits sociaux autour du travail. Relation de pouvoir qui au sein même du travail contraste avec l’indépendance sociale acquise grâce à lui. 

La faiblesse de cette thèse est de ne pas pouvoir rendre compte de ces conflits autour du travail, donc des relations de pouvoir qui se trouvent au sein du travail. 


 
          b ) Le problème des conflits sociaux.
L’existence de conflits sociaux, comme les grèves, les révoltes paysannes ou celles des esclaves ( Spartacus), et même sous certains aspects, les révolutions politiques, révèlent la présence au sein du travail de jeux de pouvoir, de rapports de force entre ceux qui travaillent et d’autres personnes qui exercent d’autres métiers ou qui ne travaillent pas. 

Pourquoi? Parce que les conflits opposent ceux sur lesquels s’exercent un pouvoir qu’ils trouvent injuste à ceux qui disposent de ce pouvoir. Sans l’existence de rapport de pouvoir, il n’y aurait pas de conflits. 

Or, précisément, nous avions déjà observer que la division sociale du travail ne rendait pas compte non plus de l’existence ou des activités de certaines personnes qui ne travaillaient pas ou qui ne produisaient pas des biens ou des services utiles à des besoins sociaux. 

Cela nous oblige à réviser notre jugement au sujet du travail comme fait social. Nous avions soutenu avec Platon que la division sociale du travail était à l’origine de la vie sociale et de son organisation. Seulement, cette conception de l’origine et de la structure de la vie sociale ne rend pas compte de l’ensemble des aspects de cette vie sociale. Aussi, faut-il se demander si, à l’inverse de ce que nous avions soutenu, ce ne sont pas des relations de pouvoir qui sont à l’origine de la vie sociale et de l’organisation du travail. 

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