PROMETHEE


La Billebaude

Dans ce roman, Henri Vincenot évoque, entre autres, sa vie d’étudiant à HEC

« Moi, j’emmènerai à Paris, dans ma valise, du boudin, du saucisson, du pâté. Les mémères trouvent drôle que je n’emporte pas un morceau de grillade et de filet mignon.

- Ca te remonterait, pourtant ! Tu le ferais griller sur les braises !
- Quelles braises ?
- Celle de ton feu !… J’espère bien que vous avez du feu, quand même.
- Mais non, nous n’avons pas de feu !
- Mon… on ! C’est-y bien prudent de laisser ces garçons-là se geler ? Surtout qu’ils passent des heures immobiles sur leurs livres !…
- Mais nous avons le calorifère !

Et j’explique ce qu’est le chauffage central. On s’exclame, les yeux ronds :

 - Alors tu n’as pas le feu dans ta chambre ? Mais c’est affreux !

Pour tous ces gens : Pas de feu, donc pas de chaleur. Pas de flammes ? Pas de braises ? Pas de cendres ! Donc la mort ! Depuis toujours la famille vit avec le feu, et je suis le premier à ne plus voir jamais ni feu, ni flammes, ni fumée, ni cendres ! Cela laisse à penser.

J’explique qu’à l’Accueil des étudiants le feu est fait sous une grande chaudière dans les sous-sols. Un seul feu pour tout l’établissement.

- Qu’est-ce qu’il doit en falloir du bois ! dit une voix.
- Mais non. On est chauffé au charbon !

Je vois bien qu’il y a méprise : pour nous, le charbon, c’est le charbon de bois exclusivement. L’autre charbon, que nous n’avons jamais vu, c’est le « charbon de terre », produit douteux dont on se méfie, car on sait qu’il vient du fin fond de la terre.

Ma mère s’écrie :

- Pouih ! Moi je ne pourrais pas me chauffer tranquille, avec ça.

On lui demande pourquoi. Elle a un frisson :

- Pouih ! Rien que de penser que de pauvres diables vont chercher ça au fond de la terre, moi ça me glacerait le sang !

On rit :

Elle s’indigne :

- … Alors ça ne vous revorcherait pas, vous, de penser que de pauvres mineurs rampent sous terre au péril de leur vie pour que vous ayez tant seulement chaud aux fesses ?

Puis, après un temps, elle tire la conclusion en revenant à son idée :

- A ce compte-là, tu vas sûr attraper la mort !

Ma bonne mère exprime ça d’une façon un peu naïve, mais à nous aussi cela donne froid à la moelle d’imaginer cette vie de mineur, impensable pour des forestiers. Nous, pour avoir chaud, on ne descend pas sous terre, on « monte au bois », et c’est le meilleur moment de la vie. En outre, le bois, c’est un moyen de chauffage merveilleux ; ne chauffe-t-il pas six fois ? Une fois quand on l’abat, une fois quand on le moule, une fois quand on le débarde, une fois quand on le scie, une fois quand on le fend, et enfin quand on voit sa flamme.

La flamme ! Centre de toutes nos rêveries, même de nos hypnoses collectives à la veillée. Le feu ! Dont mon maître dijonnais, Gaston Bachelard, m’a parlé avec tant de science et tant d’amour, ce feu appelé à disparaître de la maison des hommes, ce feu condamné à mort par la société que nous fabriquent Marthe Hanau, Stavisky et tous leurs ingénieurs ! Bientôt on dira « Feu Monsieur le Feu. »

Lorsque je dis cela on me rit au nez. Plus de feu, ah ! ah ! c’est impossible !

Et pourtant… »

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