Introduction

 

 

            Dans une période récente, les expériences de pédagogies nouvelles ou alternatives ont été nombreuses et ont suscité un grand intérêt dans la population française. Une nouvelle fois, nous pouvons voir une influence des évènements de mai 68 dans cette remise en cause contemporaine de l’éducation nationale, de la compétition et de la hiérarchie dans l’éducation. Cette richesse de débats, les expériences concrètes qui l’ont accompagnée, manifestait une critique d’un système jugé archaïque et autoritaire. Il faut bien reconnaître que cette vague de contestation est derrière nous. Trente ans après, on en arrive plutôt à critiquer une perte de repères de la jeunesse, une éducation nationale prétendument laxiste, « soixante-huitarde ». On en arrive à légitimer une autorité jugée nécessaire.

            Malgré cette tendance dominante, des expériences pédagogiques alternatives subsistent. En 2002, nous fêtons les 20 ans du Lycée autogéré de Paris. D’autres établissements de ce type existent. L’Institut coopératif de l’École Émancipée – Pédagogie Freinet est toujours des plus actif. Citons aussi le centre d’éducation libertaire Bonaventure sur l’île d’Oléron, qui existe depuis 1993. Ils en existe encore beaucoup d’autres. Qu’elles se réclament ou non du courant libertaire, toutes ces écoles continuent encore aujourd’hui à s’appuyer, plus ou moins, sur les premières expériences de pédagogie libertaire d’avant 1914, tout en les critiquant et en les renouvelant.

            Des innovations instaurées par Paul Robin à Cempuis, il y a plus d’un siècle, sont aujourd’hui acceptées par les pédagogues officiels et sont la règle dans l’éducation nationale. Citons par exemple la mixité, l’éducation physique généralisée, le contrôle médical. Les écrits et autres documents laissés par Sébastien Faure sur la Ruche sont toujours utilisés par des pédagogues innovants et surtout par des militants libertaires.

 

            Il est vrai que le mouvement ouvrier dans son ensemble a très tôt manifesté un grand intérêt pour l’éducation, sensée émanciper les hommes et permettre une véritable démocratie. Dès la révolution française, l’éducation doit permettre l’unité des citoyens en abolissant les barrières sociales. Lorsque les lois Ferry sur l’éducation sont votées, cela est considéré comme une grande victoire pour les socialistes ou des républicains qui se réfèrent toujours à 1789. A partir de là, les divers mouvements socialistes ou communistes se contenteront souvent de défendre une école jugée égalitaire car gratuite, laïque et obligatoire pour tous. Il faut néanmoins rappeler que ces lois ne rendent pas l’école obligatoire, mais l’instruction, réduite à quelques savoirs de bases (lecture, écriture, calcul,…), pouvant être donnée dans des écoles publiques, libres ou dans les familles, par le père ou toute personne choisie par lui[1]. Pour des libertaires, cela ne pouvait suffire.

            Rejetant l’État, ils ne pouvaient imaginer que celui-ci puisse donner un enseignement libérateur. Il s’agissait aussi de remettre en cause les méthodes d’enseignement et finalement le but de cet enseignement d’État. L’enfant ne devait plus être seulement formé pour des tâches futures de travailleur et de citoyen, mais il fallait prendre en compte son individualité, ne pas en faire un serviteur d’une collectivité[2]. Proudhon est le premier penseur libertaire à prendre en compte la dimension professionnelle de l’enseignement en recommandant que les écoles soient aussi aptes à former des individus à un métier, en même temps qu’à former leur esprit[3].

Si Bakounine n’a jamais traité de l’éducation, son collaborateur James Guillaume l’a fait dans un chapitre de ses « Idées sur l’organisation sociale »[4]. Il insiste sur le rôle de la collectivité, de préférence la commune, dans l’éducation, afin de ne plus considérer l’enfant comme la propriété des parents. Pour lui aussi, l’éducation doit être intégrale et développer les capacités physiques et intellectuelles de l’enfant.

L’éducation intégrale est le maître mot de Paul Robin. Ce militant de l’Internationale, réfugié en Angleterre dès 1870, fait paraître entre 1869 et 1872 un article en 3 parties intitulé « L’Éducation intégrale » dans la Revue de philosophie positive de Littré. En 1880, il est nommé par Ferdinand Buisson, directeur de l’Enseignement primaire, à la direction de l’orphelinat Prévost de Cempuis. Il avait collaboré en 1878, depuis son exil britannique au « Dictionnaire de pédagogie » de Ferdinand Buisson et James Guillaume. Il inaugure ainsi une série d’expériences éducatives en France. Nous reviendrons sur cette première expérience lors de laquelle furent appliqués des principes d’éducation rationnelle et intégrale et de coéducation des sexes.

Il faut tout de même noter que l’intérêt pour l’éducation chez les libertaires, mis en parenthèse pendant la période « terroriste », refait surface en 1894. Cette année marque la fin de la période illégaliste, avec le procès des Trente, mais aussi la présence dans la presse de Paul Robin qui a mené une expérience pédagogique de 14 ans dans une grande indifférence. La révocation de Paul Robin et le scandale de Cempuis en 1894 obligent les anarchistes à prendre position sur les questions éducatives. Ceux-ci mettent progressivement de côté l’action violente et pensent leur action sur un plus long terme. Ils s’intéressent à ce qui peut préparer la révolution : coopératisme, syndicalisme, éducation, ce que Jean Maitron a appelé la « dispersion » de la propagande anarchiste[5].

Plusieurs tentatives eurent lieu en France après Cempuis. Il est nécessaire d’évoquer les plus importantes. Le lancement en 1897 de l’École Libertaire d’Émile Janvion et Jean Degalves, grâce à une souscription où l’on relève les noms d’Emile Zola, Octave Mirbeau ou Maurice Barrès ( !), est un échec. Relancée en 1899, pour des vacances éducatives libertaires, puis en 1900 pour des conférences et cours du soir, cette école est définitivement enterrée en 1901.

En 1905, le grand tribun anarchiste, Sébastien Faure, connu dans toute la France après l’affaire Dreyfus, fonde la Ruche dans le hameau du Pâtis à Rambouillet. Cette école mixte rassemble des enfants de 6 à 17 ans et parvient à subsister jusqu’en 1917 dans une quasi-indépendance vis à vis des pouvoirs publics. Pour cette réussite relative, ainsi que pour la personnalité de son fondateur, Sébastien Faure, la Ruche sera un objet d’étude privilégié.

Si l’on rajoute l’orphelinat de l’Avenir Social de Madeleine Vernet à Epône, créé en 1906, c’est à un véritable foisonnement d’idées, d’expériences, de débats sur les questions éducatives auquel on assiste jusqu’en 1914. Pour des anarchistes, créer une école est un acte de propagande par le fait particulièrement valorisant. Il s’agit alors de « préparer ces enfants, dès leurs premiers pas dans la vie, aux pratiques d’indépendance, de dignité et de solidarité ; […] prouver par le fait que, l’individu n’étant que le reflet, l’image, la résultante du milieu dans lequel il se développe, tant vaut le milieu, tant vaut l’individu. »[6]

 

            Avant de revenir sur ces expériences, remarquons que les pédagogies libertaires ont souvent été réduites à l’un de leurs aspects : celui de la non-directivité de l’enseignement, du respect de la liberté de l’enfant, et finalement du changement des rapports élève – « maître ». Cette réduction est d’autant plus paradoxale que ces théories se revendiquent « intégrales ». La non-directivité, aspect essentiel s’il en est, ne peut résumer seule ce que sont les pédagogies libertaires. Ces écoles étaient de véritables petites communautés dans lesquelles on ne se contentait pas d’apprendre. On y vivait. Lorsque Sébastien Faure passait des annonces pour trouver de nouveaux collaborateurs à la Ruche, il parlait d’une vie « en communisme ». Dans tout cela, il y avait bien entendu l’enseignement, mais il y avait bien plus. Nous reviendrons sur différents aspects de cette vie en communauté.

Pour Jean Maitron[7], cet intérêt éducatif n’est qu’une des branches de la dispersion de la propagande anarchiste de ce début de XX° siècle. Mais il convient de noter que les militants anarchistes qui se sont consacrés à l’éducation étaient souvent en recul vis à vis du mouvement libertaire. Paul Robin avait quitté l’Internationale à la suite du conflit entre Marx et Bakounine en 1871, et de la conférence de Londres, après avoir pris parti pour les libertaires qu’il avait fréquenté lors de son séjour en Suisse entre 1869 et 1870. Quant à Sébastien Faure, s’il continuait ses tournées de conférences durant toute l’existence de la Ruche, la totalité de ses bénéfices servait à combler le déficit de la Ruche. La tâche éducative à laquelle ils s’étaient assignés prenait l’essentiel de leur temps et de leurs moyens matériels. Le cas particulier de l’échec de l’École Libertaire de Janvion et Degalves, malgré le soutien de Jean Grave, montre bien qu’une école libertaire n’est pas une simple école faite par des militants pour de la propagande politique. C’est l’œuvre d’une vie. Toute l’énergie de fortes personnalités comme Robin, Faure, Vernet est mise au service d’une seule œuvre complexe. Il ne s’agit pas pour ces éducateurs de venir donner des cours, mais bien de vivre pour leur école.

 

            Toute cette période est bien celle de ce « continent libertaire », comme l’appelait Jean Maitron, avec sa profusion d’idées et de théories nouvelles. Une autre des propagandes menée alors par des anarchistes français est la propagande régénératrice ou néo-malthusienne. Là aussi, il faut souligner le rôle prépondérant de Paul Robin, qui découvre le néo-malthusianisme lors de son exil anglais. Par la suite il sera le premier propagandiste français de cette théorie et, après son renvoi de l’orphelinat Prévost en 1894, il se lancera totalement dans cette propagande. En 1896, il crée la Ligue de la régénération humaine et le journal Régénération, qui subsiste jusqu’en 1908.

            La théorie régénératrice se base sur la loi tendancielle de population du pasteur anglais Malthus, qui prétend que la population a tendance à croître de façon géométrique, c’est à dire plus rapidement que les subsistances, qui croissent de façon arithmétique, si aucun obstacle naturel ou artificiel ne l’en empêche. A partir de là, il est de la responsabilité des sociétés humaines de limiter leur population dans la mesure des subsistances. Pour Malthus, pasteur du dix-huitième siècle, il n’y a pas d’autre solution que le mariage tardif et le « moral restraint », abusivement traduit par « abstinence ». Si de nombreux penseurs avaient déjà exprimé avant lui l’idée d’un bienfait de la réduction de la population, Malthus est le premier à en faire la clé de voûte de toute l’économie. A la fin du dix-neuvième siècle, on entrevoit la possibilité d’une contraception, alors appelée prophylaxie anticonceptionnelle. Certains en arrivent aussi à proclamer le droit à l’avortement. Voilà donc sans doute la première différence entre le malthusianisme et le néo-malthusianisme. Il s’agit de l’emploi de méthodes scientifiques pour la restriction de la population. A aucun moment, l’Église n’envisage l’acte sexuel sans la procréation. Les deux doivent être totalement liés. La contraception permet de diminuer les naissances tout en légitimant l’acte sexuel, y compris hors mariage, comme un besoin physiologique, ce que l’Église, tout comme le pasteur Thomas Malthus, ne peuvent accepter.

La seconde différence réside dans l’influence de l’évolutionnisme de Darwin, qui devient à la fin du dix-neuvième siècle, un savant quasiment incontesté dans les milieux laïques. Le surplus de population et la famine qui en résulte sont considérés comme le premier facteur de dégénérescence de l’espèce humaine. Il faut donc limiter la population afin de lui offrir de meilleures conditions d’existences, d’éducation, d’élévation intellectuelle et morale et finalement de lui permettre de construire une société plus juste. Cette idée de la régénération, avec la dépopulation comme préalable, implique les néo-malthusiens dans diverses sphères de la vie sociale : hygiène, puériculture, éducation… Cela en fait donc une théorie globale, comprenant l’eugénisme, une science qui commence à séduire au-delà des cercles scientifiques. Mais si le malthusianisme traditionnel s’adressait aux classes dirigeantes, les néo-malthusiens s’adressent directement aux classes pauvres, là où se trouve la surpopulation. Celle-ci est considérée comme la première cause de guerre, de pauvreté, de prostitution, offrant de la chair à canon, chair à patron et chair à trottoir. On ne peut donc réduire le néo-malthusianisme à la réduction des naissances, comme cela a souvent été le cas. Il s’agit d’une théorie régénératrice complète dont la question éducative est partie intégrante. La référence à Malthus, pasteur et conservateur, ne plait pas forcément à des militants plus socialistes ou anarchistes, qui préfèreront parfois parler de régénération humaine plutôt que de néo-malthusianisme.

            Ces militants publient des journaux, des brochures et des livres pour faire passer l’idée d’une génération consciente et offrent le moyen aux femmes de n’avoir d’enfants que lorsqu’elles le souhaitent, en propageant des moyens de contraception. Ils s’occupent aussi beaucoup d’éducation populaire sur les questions de la sexualité et de l’hygiène. Pour régénérer le genre humain, il faut limiter les naissances, mais aussi faire des enfants nés des êtres sains et vigoureux. Les conseils d’hygiène occupent une large place dans leurs colonnes. Plus globalement ils font de l’agitation anti-nataliste pour contrer le courant repopulateur qui demandent plus de naissances pour défendre la patrie. Pour le néo-malthusianisme, il ne peut y avoir de pacifisme ou de socialisme sans limitation des naissances. Tout est subordonné à la question de population, laquelle n’est que très peu déterminée par le mode de répartition des richesses. Même en système égalitaire, il peut y avoir surpopulation, avec toutes les guerres qui en découlent. La question de population est donc préliminaire à toute autre.

            Ce mouvement, lancé par la publication en Angleterre des « Eléments de science sociale » du Dr. Georges Drysdale, est, en France, essentiellement composé de libertaires, bien qu’il accueille aussi quelques socialistes, comme les députés Willm, Colly, Dejeante et Meslier. Ils considèrent d’ailleurs qu’en tant que socialistes, ils ont à apporter une touche sociale dans un mouvement trop individualiste à leur goût.

Le mensuel Régénération prend un véritable essor avec l’arrivée du militant libertaire nancéen Eugène Humbert en 1903. En 1908, suite à une brouille avec Paul Robin, Eugène Humbert créé Génération Consciente, qui est aussi mensuel. Albert Gros, qui succède à Eugène Humbert à Régénération ne tarde pas à déposséder Robin de son organe et de sa Ligue. Puis Régénération disparaît et Le Malthusien le remplace au même rythme de parution. Albert Gros et ses collaborateurs, parmi lesquels Fernand Kolney tient une place particulière, s’occupent du Malthusien. Ils sont mis à l’écart du mouvement après de nombreux articles agressifs et injurieux, particulièrement contre Paul Robin et son gendre Gabriel Giroud. Robin est accusé des pires immoralités dans l’affaire de Cempuis. Atteint physiquement et moralement, il se retire et se suicidera en 1912. Les deux journaux subsisteront jusqu’en 1914. Le Malthusien, se veut anarchiste individualiste, pratiquant « l’éducationnisme » et se contentera donc, outre la publication du journal, de vendre des préservatifs. Il n’organisera pas de conférences ou de consultations. Vers 1911-1912, il deviendra un journal de haut niveau intellectuel et philosophique en abandonnant les calomnies. Il s’attachera la collaboration d’individus comme Manuel Devaldes ou Gabriel Giroud. Génération Consciente sera le principal organe néo-malthusien, le plus actif, mais aussi le plus visé par la répression, ce qui vaudra à plusieurs de ses rédacteurs des séjours rue de la Santé. La guerre marque un coup d’arrêt au mouvement régénérateur, qui ne se redressera que dans les années 1930, avec Eugène Humbert. Ajoutons qu’en 1911 est créé Rénovation un journal assez original car il se veut l’organe de trois organisations aux propagandes distinctes : la Fédération des groupes ouvriers néo-malthusiens, la Fédération ouvrière anti-alcoolique et la Ligue ouvrière de la protection de l’enfance. Rénovation affiche donc trois slogans à la une : « Naissances limitées. Bonne éducation. Tempérance. » Ce journal, qui s’arrête aussi en 1914, méritera une attention toute particulière.

            L’implantation relative mais réelle du néo-malthusianisme dans les milieux libertaires peut s’expliquer par la volonté de changer les individus afin de rendre possible la révolution sociale, alors que pour les marxistes la révolution est préalable à un changement fondamental des individus. Il y a dans le mouvement libertaire une morale révolutionnaire individuelle que l’on ne retrouve, d’une autre façon, que chez des socialistes non marxistes. Cette dimension « éducationniste » provient aussi d’une désillusion par rapport à ceux dont on attend le grand bouleversement : les prolétaires. Sans aller jusqu’à parler de pessimisme, la littérature libertaire est révélatrice de cet état d’esprit[8]. L’enfance n’y est plus considérée comme une période idyllique. Des auteurs comme Gaston Leval, Henry Poulaille, Augustin Gomez Arcos, ou Laurent Tailhade racontent des histoires d’enfance malheureuse dans des familles nombreuses et autoritaires. Le ton sombre d’un Laurent Tailhade tranche avec l’optimisme d’une Louise Michel, dont les textes ne sont antérieurs que de quelques années. Que le roman libertaire soit ou non autobiographique, il raconte essentiellement des histoires qui se déroulent toujours dans un milieu ouvrier où il est vrai que la natalité est alors très élevée. Ainsi en 1904, le délégué de la Bourse du travail de Saint Denis et de la Fédération syndicale des mineurs du Pas de Calais préconisait, au congrès national corporatif de la CGT, à Bourges, la « grève des ventres » comme moyen de combat pour améliorer immédiatement le sort des ouvriers. Notons tout de même que dans les années qui précèdent 1914, la France commence à observer une diminution de la natalité, qui passe pour la première fois sous le nombre des décès en 1911.[9]

 

            L’ intérêt pour l’éducation que manifestent les néo-malthusiens ne pouvait donc que déboucher sur une connexion avec le mouvement contemporain d’éducation libertaire. Plus encore, lorsque l’on considère la personnalité de Paul Robin, il nous faut remarquer une imbrication étroite de ces deux réflexions au moins à leurs débuts. La première tentative libertaire française en matière d’éducation est menée par le premier militant régénérateur. Pour Paul Robin, tout est lié à la limitation des naissances et à la régénération, surtout l’éducation. Cette pensée se retrouve chez bon nombre des militants néo-malthusiens d’alors. Dans sa petite biographie de Paul Robin, Maurice Dommanget remarque que le mouvement néo-malthusien est très lié aux pédagogues libertaires, mais peu aux grands leaders du mouvement, comme le prince Kropotkine, les frères Reclus ou Jean Grave, qui ont toujours condamné et combattu les doctrines de ces régénérateurs.

Beaucoup des écoles libertaires et de leurs initiateurs ont fait l’objet d’études globales[10]. Ces études présentent les aspects généraux de ces écoles, sans vraiment s’interroger sur des aspects particuliers tels que l’hygiène ou l’éducation sexuelle. Elles émanent généralement de personnes s’intéressant au mouvement libertaire dans son ensemble plus qu’à la pédagogie. Ces travaux permettent maintenant d’entrer dans le détail de certains aspects pédagogiques qui peuvent être mis en relation avec un courant de pensée philosophique et politique, comme le néo-malthusianisme. Il est d’ailleurs étonnant de constater que les personnes ayant travaillé sur le mouvement néo-malthusien n’aient montré que peu d’intérêt pour l’éducation libertaire, malgré une imbrication qui semble étroite, ne serait-ce qu’au niveau des individus. François Bochet, dans la préface de son recueil de textes naturiens libertaires, note l’intérêt des néo-malthusiens, particulièrement de Paul Robin et Sébastien Faure, pour le naturisme, le végétarisme et l’éducation[11].

L’objet de cette étude est de tenter de déterminer cette imbrication. Il s’agit donc de définir les théories néo-malthusiennes en matière d’éducation, de puériculture, de tout ce qui touche à l’enfance. Peut-on parler d’une influence des théories régénératrices dans les pédagogies libertaires ? Les écoles libertaires ne se préoccupant pas uniquement de fournir un savoir, mais bien d’élever l’individu au plan physique, intellectuel et moral, peut-on y voir une influence d’un darwinisme commun aux idées régénératrices ?

            Nous nous bornerons à cette période d’essor du courant libertaire qui va de la Commune de 1871 à la première guerre mondiale. La publication, de 1869 à 1872 de l’article de Paul Robin sur « L’éducation intégrale » marque le début d’une élaboration pratique de ces pédagogies libertaires. La tentative de Sébastien Faure atteint son apogée en 1914, mais, dès le début de la guerre, les principaux collaborateurs de la Ruche doivent partir sur le front, ou s’exiler pour échapper au conflit. la Ruche ne s’éteint réellement qu’en 1917, après avoir placé tous les enfants qui lui restait.

            Nous devons cependant nous concentrer sur l’orphelinat Prévost, durant sa gestion par Paul Robin et son équipe, de 1880 à 1895, et sur la Ruche. Ses deux écoles ont été des tentatives plus abouties car durables : 15 ans pour Robin, 13 ans pour Faure. Nous mettrons de côté le cas de l’École Libertaire, qui dure trop peu et s’occupa plus de cours du soir que de cours pour enfants, et l’Avenir Social de Madeleine Vernet. Créé en 1906 à Neuilly-Plaisance, l’Avenir Social avait la prétention de devenir l’orphelinat de tout le mouvement ouvrier, Madeleine Vernet a donc fait des efforts pour attirer des militants de divers horizons. Le caractère libertaire s’amenuise surtout quand, en 1909, l’enseignement sera enlevé à l’orphelinat et que les enfants devront aller à l’école publique, suite au scandale provoqué par la coéducation des sexes. D’autre part, bien que ses pratiques pédagogiques soient semblables à celles de Paul Robin ou surtout de Sébastien Faure, Madeleine Vernet rejette le terme « libertaire ». Elle prétend toujours garder un minimum de discipline à l’Avenir social et considère qu’une école réellement libertaire ne peut fonctionner.

De même nous nous limiterons au cas français, sans aborder les écoles libertaires, pourtant très importantes et abouties, qui ont fleuri dans toute l’Europe, comme l’École Moderne de Francisco Ferrer[12] à Barcelone[13], l’école de Léon Tolstoï[14] à Yasnaïa Poliana[15] ou encore l’École Ferrer de Jean Wintsch[16] à Lausanne[17]. Toutes ces expériences ont leurs particularités qui peuvent présenter un intérêt, surtout pour l’École Ferrer de Lausanne, très proche du mouvement français, mais pour des raisons pratiques, il a fallu se concentrer sur les écoles françaises les plus intéressantes. Dans la même période, apparaît aussi le mouvement des écoles nouvelles, dont le Bureau International, fondé en 1899, donne une définition très proche de l’éducation intégrale[18] ou encore les écoles Steiner. Là aussi nous négligerons ces mouvements contemporains pour rester concentré sur les écoles plus étroitement liées au milieu libertaire.

D’autre part les mouvements néo-malthusiens européens ne présentent pas forcément le même caractère libertaire qu’en France. Le néo-malthusianisme anglais, moins hostile à l’État et aux classes dirigeantes, a beaucoup influencé le mouvement hollandais. L’influence libertaire originaire de France se retrouve plus en Belgique, en Suisse ou en Espagne.

L’essentiel des sources vient des journaux néo-malthusiens : Régénération de 1896 à 1908, Génération Consciente de 1908 à 1914, le Malthusien de 1908 à 1914, Rénovation de 1911 à 1914. Les journaux pédagogiques traitant particulièrement de l’éducation libertaire ont aussi une grande importance : L’éducation intégrale (bulletin de l’Orphelinat Prévost de 1882 à 1895, puis, de 1903 à 1906, revue dirigée par Paul Robin), Le bulletin de la Ruche (1914). Les militants néo-malthusiens ont aussi écrit un nombre relativement important de brochures concernant, directement ou non, l’éducation. Il manque sans doute des témoignages directs de personnes ayant été acteurs ou spectateurs des écoles libertaires. Mais il n’a pas été possible de mener les recherches nécessaires.

 

Il faudra donc commencer par analyser les conceptions éducatives du mouvement néo-malthusien. Cette idée de l’éducation comme une branche de la régénération humaine, selon Paul Robin, fait-elle l’unanimité chez les néo-malthusiens ? Comment Paul Robin l’a-t-il mise en œuvre à Cempuis ? Cela amène-t-il à un intérêt spécifique pour les pédagogies libertaires ? Il faudra aussi tenter de voir à quel point les militants régénérateurs s’impliquent dans les débats éducatifs.

Il sera ensuite nécessaire de s’attarder sur un aspect très important de la propagande néo-malthusienne, l’éducation sexuelle. Qu’entend-on par éducation sexuelle ? En quoi le néo-malthusianisme apporte-t-il une autre conception de l’éducation sexuelle ? Cet aspect amène aussi une réflexion sur les rapports hommes/femmes, sur l’émancipation des femmes. Comment la coéducation des sexes s’inscrit-elle là dedans ? Peut-on voir la coéducation des sexes, telle qu’elle est prônée et pratiquée, comme un élément de libération sexuelle ?

Enfin nous nous attacherons à étudier l’intérêt pour l’hygiène et ses motivations pour les régénérateurs. L’hygiène à l’école et la puériculture, propagées par les néo-malthusiens, sont-elles appliquées à Cempuis et à la Ruche ? Quelles en sont les justifications ?

 

 



[1] Article 4 de la loi du 28 mars 1882.

[2] Stirner Max, Le faux principe de notre éducation, Paris, 1974.

[3] Pierre Joseph Proudhon, De la Capacité politique des classes ouvrières, Paris, 1873.

[4] Guillaume James, Idées sur l’organisation sociale, Volonté anarchiste n°8, Paris, 1979.

[5] Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France. Tome I, des origines à 1914, Paris, 1975.

[6] Faure Sébastien, « La Ruche », son but, son organisation, sa portée sociale, Rambouillet, 1914, dans les Écrits pédagogiques de Sébastien Faure, Paris, 1992, p. 128.

[7] Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France. Tome I, des origines à 1914, Paris, 1975.

[8] Maricourt Thierry, Histoire de la littérature libertaire en France, Paris, 1990.

[9] 742 000 naissances pour 776900 décès, selon le journal Génération consciente n°52, juillet 1912.

[10] Citons ici les plus importantes, d’autres sont indiquées dans la bibliographie :

Christiane Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912), un militant de la liberté et du bonheur, Paris, 1994.

Nathalie Bremand, Cempuis, une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, Paris, Éditions du Monde Libertaire, 1992.

Roland Lewin, Sébastien Faure et « la Ruche » ou l’éducation libertaire, Vauchrétien, Ed Ivan Davy (Cahiers d’histoire des pédagogies libertaires), 1989.

Édouard Stephan, La Ruche, une école libertaire au Patis à Rambouillet, Rambouillet, Société d’histoire et d’archéologie de Rambouillet, 2000.

[11] François Bochet, dir., Invariance, naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français, 1895-1938, supplément à Invariance n°9, série IV, 1992, p. XV.

[12] Notons que Ferrer était membre de la Ligue de la régénération humaine.

[13] Maurice Dommanget, Francisco Ferrer, Paris, 1952

Francisco Ferrer, Vauchrétien, Cahier de l'IHPL n° 1, 1984.

Sol Ferrer, La vie et l’œuvre de Francisco Ferrer. Un martyr au XX° siècle, Paris, 1962.

[14] Notons que Tolstoï a lui aussi reconnu la nécessité de limiter la population mais qu’on ne peut pas le qualifier de néo-malthusien pour cela. Dans Régénération n°19 (déc. 1902), une plume anonyme le qualifie de malthusien car il est déiste et prône le moral restraint, appelé « pureté sexuelle »

[15] Charles Baudouin, Tolstoï éducateur, Neuchâtel-Paris, 1921.

Dominique Maroger, Les idées pédagogiques de Tolstoï, Ed. l’Age d’homme, Lausanne, 1974.

Roland Lewin, Léon Tolstoï et l’école de Isnaïa Poliana, dans « Cahiers d’histoire », t. XVII, n°1, janv.-mars 1972.

[16] Il faut noter que le Dr. Jean Wintsch est le correspondant en Suisse de Régénération dès 1903 et qu’il donne, ainsi que sa compagne, également médecin, des consultations sur les moyens préventifs.

[17] René Bianco, Pionniers de l’éducation libre : le Dr. Wintsch et l’école Ferrer de Lausanne, dans « Le monde libertaire », n°129, février 1967.

Jean Wintsch, Un essai d’institution ouvrière : l’école Ferrer, Genève, 1919.

[18] « L’école nouvelle est un internat familial situé à la campagne, où l’expérience personnelle de l’enfant est à la base de l’éducation intellectuelle avec recours aux travaux manuels (Ecole du Travail), et de l’éducation morale -par la pratique de l’autonomie des écoliers. » Cité par Françoise Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, III De la Révolution à l’école républicaine, Paris, 1981. p. 600.