Lundi 6 novembre, sur les Grands Bancs de Terre-Neuve
A 9h, position 47° 13' N, 46° 32' W, cap au 265° à 14,5 noeuds.
Des nuées d'oiseaux nous confirment que nous sommes arrivés sur les Grands Bancs. La mer est calme, avec un léger vent d'ouest, le ciel est dégagé avec quelques cumulus épars, et la visibilité paraît vraiment sans limite, autre que la courbure de la terre : voilà de quoi faire mentir la réputation de Terre-Neuve ! Il est vrai que les statistiques n'y donnent que 5 à 10 % de brouillard en novembre.
Par contre, la température n'est plus que de 6°C, et le vent apparent de 15 noeuds rend un séjour extérieur sympathique mais frisquet ! Je n'en apprécie que mieux ma cabine donnant sur bâbord, c'est-à-dire, pendant cette traversée, plein sud.
Dans l'après-midi, nous apercevons au loin une zone de recherche et d'exploitation pétrolière, pendant que se développent de larges grains noirs qui finiront par nous apporter un peu de pluie.
Mardi 7 novembre, détroit de Cabot au sud de Terre-Neuve
Superbe lever de soleil au sud de Terre-Neuve, avec toujours une visibilité exceptionnelle, puisqu'on aperçoit nettement le sommet de cumulus dont on ne peut pas voir la base.
La lune est encore visible. On aperçoit de loin en loin quelques souffles de baleines, qui restent cependant discrètes, puis des groupes de dauphins.
Nous sommes passés à 3h à une vingtaine de milles au sud de Cap Race, la pointe SW de Terre-Neuve ; la route tracée nous fait passer à 5 milles de Saint-Pierre en début d'après-midi. Ce matin, un timonier est à la barre, alors que nous avons toujours été sous pilote automatique depuis le départ. L'appareil à gouverner, pupitre équipé d'un petit volant, est situé exactement dans l'axe du bâtiment, c'est-à-dire, du fait des mats de charge, précisément à l'endroit de la passerelle où la visibilité est la plus mauvaise ! Mais il est vrai que le timonier n'a d'autre rôle que d'afficher, soit l'angle de barre, soit le cap, que lui indique l'officier de service ou le pilote.
En début d'après-midi, Saint-Pierre puis Miquelon défilent lentement sur tribord, sous un soleil royal et par mer d'huile.
Vers 15h, je m'aperçois que nous ralentissons : la machine est stoppée, le navire s'arrête puis vient progressivement travers au vent, qui s'est levé de l'ouest pour 15 noeuds. Un moment plus tard, nous repartons : renseignements pris à la passerelle, il s'agissait de divers essais rendus obligatoires par les autorités américaines, à une certaine distance avant d'entrer dans leurs eaux... ce qui n'a pas empêché les autorités canadiennes de s'inquiéter aussitôt par radio des raisons de cet arrêt ! Les officiers se plaignent de cette abondance de réglementation : bientôt disent-ils, il faudra embaucher des secrétaires à bord...
Après le dîner, soirée photo improvisée sur la passerelle, avec le premier lieutenant et le chef mécanicien : ils me montrent des photos de leur ville, Szczecin, et de leurs escales, et moi de mes croisières en Antarctique et au Groenland... tout en surveillant la route et les radars naturellement !
Mercredi 8 novembre, golfe du Saint-Laurent
Mauvaise surprise cette nuit : j'avais conclu un peu hâtivement que nous ne bougerions plus, étant parvenus dans des eaux abritées et en tout état de cause à l'abri de la houle. Et me voici vers 2 h du matin réveillé par le roulis, et obligé de me lever pour ranger livres et objets que j'avais laissés sans précaution et qui tombent ou s'entrechoquent. Il souffle un vent de sud-ouest soutenu qui lève des creux ne dépassant guère 2 m, mais qui suffisent à nous faire rouler sensiblement. Ce dont je commençais à sérieusement à me douter se confirme, il n'est pas nécessaire d'avoir de la houle pour faire rouler un tel bâtiment : une "mer du vent" modérée suffit.
Au petit-déjeuner, le commandant m'indique qu'il a communiqué à Montréal une heure estimée d'arrivée (ETA) pour vendredi à 5h. Il nous faudra ensuite 2 jours et demi pour atteindre Cleveland, soit dimanche après-midi. Dès demain en début de matinée, nous embarquerons un pilote aux Escoumins, peu avant Tadoussac et l'embouchure de la rivière Saguenay ; les pilotes se succèderont ensuite à bord jusqu'à l'arrivée.
Au matin, le vent s'est calmé ; le temps bouché et le ciel couvert semblent déjà s'améliorer.
En attendant de profiter des paysages, j'apprécie les noms qui se présentent sur la carte. Dans la nuit, nous avons laissé sur la gauche les îles de la Madeleine. Nous laisserons bientôt encore sur la gauche la baie des Chaleurs, qui sépare le Nouveau-Brunswick de la péninsule de Gaspé avec, au milieu de celle-ci, les monts Chic Chocs. Sur la droite, c'est l'île d'Anticosti qui défile à une quinzaine de milles. Un rail de navigation nous obligera à nous tenir à une vingtaine de milles de la Gaspésie, que nous apercevrons dans l'après-midi, sous une couverture nuageuse progressant à nouveau par le sud.
J'ai convenu avec le chef mécanicien qu'il me fasse visiter la machine après le déjeuner : nous pénétrons dans une cathédrale, puisqu'elle va d'un seul volume du fond de quille, avec la sortie d'arbre, jusqu'à la cheminée, soit l'équivalent d'une dizaine d'étages. Le bruit y est assourdissant. Il me montre notamment les trois auxiliaires de production électrique, le bouilleur de production d'eau douce, l'unité de traitement des eaux usées, l'unité de séparation eau/huile, et bien sûr la machine principale, avec ses cinq cylindres d'une cinquantaine de cm de diamètre...
son démarreur, ainsi que l'arbre d'hélice avec le système de réglage du pas...
et la commande du gouvernail :
Au coucher du soleil, le ciel s'est entièrement couvert et la température extérieure est de 2°C. Nous sommes cap plein ouest, avant d'infléchir notre route progressivement vers le sud. Nous allons laisser Sept-Iles sur la droite, puis dans la nuit Chutes-aux-Outardes, et sur la gauche Anne-Pleureuse, Ruisseau-à-Rebours, puis Rimouski, avant de passer au matin Trois-Pistoles, qui fait face aux Escoumins.
Sur la FM, nous recevons Radio-Canada, avec une station émettant sur la Gaspésie et les Iles de la Madeleine : ils nous annoncent pour demain un radoucissement à 7°C, mais des pluies importantes et un fort vent de sud-est : la chance ne pouvait sans doute pas durer éternellement...
Jeudi 9 novembre, fleuve Saint-Laurent
Comme prévu, nous embarquons le premier pilote à 8h aux Escoumins. Malheureusement, et comme prévu également, le temps est sérieusement bouché.
Nous voyons la berge car la zone d'embarquement du pilote en est proche, mais rapidement, nous reprenons la route en nous écartant, et nous n'apercevons plus que quelques balises de loin en loin, dont le phare du haut fond du Prince, qui marque l'embouchure de la rivière Saguenay.
Après l'embarquement du pilote, l'équipage s'affaire à désaisir les ancres, pour qu'elles soient prêtes à servir au besoin. Conformément au règlement de la voie maritime du Saint-Laurent, le bâtiment est équipé d'une ancre arrière ("ancre de croupiat"), ce qui n'est pas courant ; le premier lieutenant m'a d'ailleurs précisé qu'il ne l'avait absolument jamais vue utilisée. Ils frappent également une bouée sur chaque ancre comme le règlement le prescrit ; là encore, le premier lieutenant m'a expliqué que, lorsqu'ils font mouiller une ancre, les pilotes font enlever la bouée...
Ensuite ils ramènent les mats de charge dans l'axe, pour améliorer la visibilité depuis la passerelle : ils sont saisis plus légèrement sur des câbles, alors qu'ils étaient jusqu'à présent posés sur des mâtereaux sur bâbord.
En fin de matinée, la visibilité s'améliore un peu, et nous voyons au moins la rive nord, que nous longeons d'assez près. Après la Pointe aux Quilles et le Port au Persil, et avant le Gros Cap à l'Aigle et le Cap aux Oies, nous passons le Cap au Saumon :
Plus loin, un bac attendait juste notre passage pour entamer sa traversée :
Pour arriver à Québec, nous laissons l'île d'Orléans sur la droite, en empruntant le "chenal des Grands Voiliers".
Il fait nuit noire quand nous atteignons Québec et malgré le brouillard, le spectacle est superbe.
Passée la ville, nous poursuivons notre route dans l'obscurité totale, au radar et au GPS ; il y a eu un changement de pilote à Québec, il y en aura un autre à minuit, puis encore à Montréal pour aborder les premières écluses.