LOUIS IX, dit SAINT LOUIS (1214-1270)
Peu d'hommes ont été aussi bien observés et sont aussi
célèbres que Saint Louis, et cependant la personnalité
de ce souverain est mal connue. L'homme est complexe, son caractère a
beaucoup évolué. Son action est souvent paradoxale, sa réputation
ambiguë. Il y a le saint, l'homme dont la foi ardente et la piété
parfois excessive déroutent ses contemporains, le roi croisé,
l'adversaire implacable des derniers cathares parce qu'ils sont rebelles à
la foi et rebelles à leur roi, l'arbitre de l'Europe. Bref, l'une des
hautes figures de l'histoire de France telle que l'ont vue Joinville et tant
d'autres , et une œuvre spectaculaire qu'a retenue l'imagerie. Mais il
y a aussi l'œuvre en profondeur, que les contemporains ont moins nettement
perçue et que souligne moins facilement l'anecdote . C'est celle d'un
souverain énergique et scrupuleux qui joue dans la construction de la
monarchie française un rôle décisif et qui, s'il n'était
le vainqueur de Taillebourg et le constructeur de la Sainte-Chapelle, n'en serait
pas moins, entre son grand-père Philippe Auguste et son petit-fils Philippe
le Bel, l'un des "grands Capétiens ", peut-être le plus
grand.
L'homme
Né le 25 avril 1214 à Poissy, l'aîné des cinq fils
de Louis VIII n'avait que douze ans lors de son avènement, le 8 novembre
1226. La volonté du roi défunt confia à Blanche de Castille
l'enfant et le royaume. L'éducation reçue sous la responsabilité
de la régente marqua profondément Louis IX: elle alliait les pratiques
de piété et les œuvres de charité à un apprentissage
très sérieux du métier royal - des lettres à l'art
du combat - qui fit du jeune roi le modèle du chevalier chrétien,
bon cavalier et vêtu selon son rang, aussi capable de disputer de théologie
que de conduire une armée, sachant imposer aux barons sa volonté
après avoir lavé les pieds des pauvres. C'est à partir
de la croisade qu'une ascèse de plus en plus rigoureuse transforma son
aspect, son maintien, sa mise et son mode de vie au point d'ennuyer son entourage
et de scandaliser certains de ses sujets qui ne voyaient plus en lui un roi.
Si la reine Blanche exerça jusqu'à sa mort (1252) son influence
sur le gouvernement d'un royaume dont elle fut de nouveau régente pendant
la croisade, la jeune reine Marguerite de Provence, que Louis IX épousa
en mai 1234 et qui lui donna onze enfants, fut pratiquement tenue à l'écart
par un époux peu enclin aux effusions familiales et par un roi peu désireux
de voir les intérêts de la maison de Provence interférer
dans la politique française.
Le roi n'était guère accessible aux avis des barons de son entourage,
confidents plus que conseillers. Mais les religieux - dominicains et franciscains
- étaient nombreux autour de lui et exercèrent une influence croissante
sur son comportement et sur sa politique, cependant que Charles d'Anjou parvenait,
à la fin du règne, à mettre au service de ses ambitions
une partie des forces du royaume et le prestige du roi son frère.
La politique de Saint Louis est avant tout le reflet d'une certaine morale.
N'hésitant pas à recourir à la force, il ne concevait celle-ci
que comme l'adjuvant d'une recherche de la paix et de la justice politique dans
le respect du droit de chacun et même du droit de ses adversaires. Toute
l'action royale était déterminée par des vues eschatologiques,
et, si le roi croisé en venait peut-être à douter des bases
théologiques de l'idée de croisade, il ne renonçait pas
à convertir par les armes l'infidèle et promulguait des ordonnances
qui asservissaient les Juifs du royaume et les privaient de leurs moyens d'existence
et de leurs possibilités de vie cultuelle. Il faisait parfois passer
les intérêts matériels de la couronne après le respect
du bon droit, mais, persuadé de la haute valeur du charisme royal, il
voyait dans le renforcement du pouvoir monarchique la voie qui lui permettrait
d'assurer le salut des âmes. Il ne craignait donc pas de s'opposer au
pape et aux évêques de France afin de faire respecter ses prérogatives
propres et son indépendance politique et financière. L'homme est
donc pétri de contradictions, beaucoup plus sensible à l'analyse
de son comportement qu'à la lecture de ces Enseignements qu'il fit rédiger
afin de transmettre à ses enfants ses principes de morale politique autant
que de vie privée.
Mort à Tunis le 25 août 1270, Louis IX fut immédiatement
vénéré comme un saint. Boniface VIII le canonisa le 11
août 1297 pendant une accalmie au cours de la lutte qui l'opposa à
Philippe le Bel, mais cette décision de circonstance avait été
préparée par une longue enquête et un véritable procès
de canonisation.
Consolidation du pouvoir royal
Le prestige que valent à Louis IX ses vertus s'ajoute à celui
qu'il tire d'une succession héréditaire jusque-là sans
faille, d'un sacre qui fait de la royauté une sorte de sacerdoce, et
d'une puissance solidement établie par l'énergique Philippe Auguste,
son grand-père. Il en profite pour placer plus catégoriquement
la monarchie hors de la pyramide des droits féodaux - et non plus seulement
au sommet de celle-ci - et pour assainir la situation politique du royaume.
Les actions les plus spectaculaires sont celles qu'il mena pour mettre un terme
aux conflits qui venaient de déchirer la France: conquête du Midi
languedocien par les croisés septentrionaux, lutte des Capétiens
contre les Plantagenêts. Après une ultime révolte du comte
de Toulouse Raymond VII, ce fut, avec le traité de Lorris (1243), la
soumission définitive de la France méridionale et la confirmation
de l'organisation nouvelle du Languedoc, dont la reine Blanche et le cardinal
de Saint-Ange avaient jeté les bases en 1229. La grâce de quelques
grands feudataires et l'écrasement des derniers cathares, l'action des
sénéchaux royaux et celle des inquisiteurs dominicains assurèrent
l'œuvre. Déjà mâtés par la régente, les
autres grands barons se le tinrent pour dit. Cependant, une dernière
tentative du roi d'Angleterre et de ses fidèles échouait en 1242
à Taillebourg et à Saintes; bien qu'ayant l'avantage, Louis IX
préféra une paix qui satisfaisait son sens de la justice et ménageait
le pieux Henri III qu'il estimait. Au traité de Paris (1258-1259), il
rendit à ce dernier une partie des terres (du Limousin et du Quercy à
la Saintonge) dont il n'était pas assuré que la conquête
ait été légitimement fondée. Par de telles concessions,
auxquelles les barons de son entourage s'opposèrent en vain, Saint Louis
pensait avoir assuré la paix, la fidélité de son royal
vassal et l'appartenance définitive à la couronne de France de
l'essentiel de l'héritage des Plantagenêts: Normandie, Anjou, Touraine,
Maine et Poitou.
Le domaine royal était sensiblement amoindri par les apanages qu'avait
prévus Louis VIII en faveur de ses fils. Force était donc de clarifier
la gestion et d'exploiter au mieux les revenus seigneuriaux et régaliens:
ce fut l'objet d'une rationalisation des structures administratives, de l'établissement
des baillis dans des circonscriptions fixes, de la spécialisation des
membres de la cour royale (une section judiciaire, le Parlement, et une section
financière, les "gens des comptes"). Afin d'assainir les rapports
avec les administrés, Saint Louis multiplia les enquêteurs chargés
d'entendre sur place les plaintes et de réformer les abus. L'intérêt
politique rejoignait là le souci constant du roi de voir les droits de
chacun respectés, et en premier lieu par les officiers royaux eux-mêmes.
Une certaine tendance à l'unification manifestait déjà
l'emprise du souverain sur tout le royaume. Il faisait reconnaître son
droit à légiférer - pourvu que ce fût dans l'intérêt
commun - et à faire valoir ses ordonnances dans les grands fiefs, hors
de son domaine. Il usait d'ailleurs modérément de cette prérogative,
et c'est à tort qu'on lui attribua la paternité des Établissements
de Saint Louis , qui sont une compilation privée, et celle d'une ordonnance
prohibant le duel judiciaire et la guerre entre nobles, qui n'est que de circonstance
et d'intérêt local. Plus efficace dans la pratique fut l'action
unificatrice qui résultait de l'application à tout le royaume
d'une justice d'appel.
C'est encore pour clarifier, unifier et faire reconnaître partout la prééminence
royale que Louis IX décréta (1263-1266) que sa monnaie, au contraire
de celle des barons, aurait cours dans tout le royaume. La réforme de
la monnaie royale, avec la création d'une grosse monnaie d'argent, le
" gros tournois" valant douze deniers, assura le succès de
l'entreprise. Le roi tenta même, de façon d'ailleurs prématurée,
de réintroduire en France le bimétallisme avec un écu d'or,
qui circula peu.
Exploitant au maximum son droit à exiger des roturiers de son domaine
et des communes soit un service en armes, soit le rachat de celui-ci, il put
lever plusieurs "tailles", cependant qu'avec le consentement des papes
- notamment des Français Urbain IV et Clément IV (1261-1268) -
il levait des décimes sur le clergé qu'il avait précédemment
défendu contre les exactions de la fiscalité pontificale et les
collations de bénéfices français à des clercs italiens.
Saint Louis étendit sa protection sur tous les groupes sociaux capables
de faire contrepoids aux puissances qui concurrençaient la sienne. S'il
soutenait les évêques contre les féodaux et même contre
le pape, il donnait son appui aux universitaires et aux ordres mendiants, Dominicains
et Franciscains, contre l'épiscopat et le clergé séculier.
Il protégeait également l'indépendance des villes contre
leurs seigneurs, mais n'hésitait pas à faire intervenir ses officiers
dans la gestion interne des municipalités pour limiter les abus financiers
des oligarchies urbaines; cette attitude était rien moins que désintéressée,
car la richesse et la bonne gestion des villes garantissaient une part importante
des revenus du roi.
L'équilibre ainsi assuré entre les divers pouvoirs, Louis IX pouvait
placer la monarchie hors du droit commun: il faisait reconnaître par les
juristes qu'aucune raison ne justifiait la rébellion d'un vassal contre
son roi, et par les canonistes qu'aucun évêque ne pouvait excommunier
la personne royale; il se mettait ainsi à l'abri des déboires
éprouvés, sur l'un et l'autre plan, par Philippe Auguste.
Le roi de France et la chrétienté
Dès le début de son règne personnel, Saint Louis manifesta
une fermeté et une sagesse qui le firent respecter en Europe, au point
que ses refus et ses échecs eux-mêmes servirent sa réputation.
Il refusa pour ses frères la couronne d'Allemagne (1240) et celle de
Sicile (1253). Il tenta de mettre fin à l'hostilité de Frédéric
II envers Innocent IV. Plus tard, pris comme arbitre par Henri III et ses barons,
il prononça en faveur du roi le "dit" d'Amiens (1264), que
les barons anglais n'acceptèrent pas; deux fois croisé, il aboutit
à deux échecs flagrants. Et, pourtant, il reste pour la postérité
le roi croisé, et les barons anglais en appelèrent derechef à
l'arbitrage de ses conseillers. Il fit céder plusieurs fois Frédéric
II et protégea le pape sans adhérer pour autant à la politique
guelfe, il assainit les relations de la France et de l'Aragon sans abandonner
l'alliance castillane et il favorisa en définitive les ambitions de Charles
d'Anjou.
Il avait rapporté de la croisade une véritable auréole.
Très sensible aux difficultés de l'Orient latin, il avait, dès
1237, aidé l'empereur byzantin en lui achetant fort cher les reliques
de la Passion, pour lesquelles il fit construire dans son palais la "Sainte-Chapelle".
Depuis, il préparait la croisade et, voulant frapper au cœur la
puissance musulmane, s'était embarqué (28 août 1248) pour
l'Égypte. Vainqueur à Damiette (1249), mais vaincu et pris à
Mansourah (1250), il dut verser rançon pour gagner la Syrie franque où
il passa quatre ans à réorganiser l'administration et le système
défensif qui assura quelques décennies de survie à l'Orient
latin. Dans le même temps, parce qu'il croyait à l'intérêt
d'une alliance pouvant prendre l'Islam à revers, il nouait des relations
diplomatiques assez illusoires avec le successeur de Gengis khan, Qubilaï.
À son retour, il était en état d'intervenir efficacement
dans les conflits qui opposaient les grands barons, voire les princes étrangers.
Il s'entremit entre Flandre et Hainaut ("dit" de Péronne, 24
sept. 1256), entre Navarre et Bretagne, entre Bourgogne et Chalon, entre Bar
et Lorraine, entre Savoie et Dauphiné.
Poursuivant l'habile politique matrimoniale de Blanche de Castille, grâce
à qui Alphonse de Poitiers, frère du roi, régnait sur le
comté de Toulouse, Saint Louis avait, dès 1246, obtenu pour son
autre frère Charles d'Anjou la main de l'héritière de Provence.
La conjonction des manœuvres d'Urbain IV et des ambitions de Charles conduisit
le roi à accepter que son frère reçût la couronne
de Sicile (1266). Cette intervention capétienne en Italie, qui allait
impliquer la France dans la politique guelfe, est également responsable
en partie des erreurs de la croisade de 1270. Mal conseillé, semble-t-il,
par son frère qui souhaitait garantir les relations économiques
entre la Sicile et Tunis, ignorant lui-même la situation interne de l'Islam
et peu secondé par des barons qui n'aspiraient guère qu'au repos,
Saint Louis prit la décision malheureuse d'attaquer Tunis. Bien plus,
l'aide de Charles fit cruellement défaut: trop occupé en Italie,
le frère du roi et ses barons n'arrivèrent en Afrique qu'après
la mort de Louis, survenue le 25 août 1270. La force d'âme du roi
mourant, dans un camp ravagé par la peste, fit plus pour sa renommée
que n'eût fait une éphémère victoire.
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