PHILIPPE LE BEL (1268-1314)
Le règne de Philippe IV le Bel, monté sur
le trône de France à l'âge de dix-sept ans, à la mort
de son père Philippe III, le 5 octobre 1285, est considéré
par les historiens comme un des plus importants et des plus déconcertants
de l'histoire de France.
Son importance tient au fait que le royaume de France apparaît alors au
sommet de sa puissance médiévale: c'est le plus peuplé
de la Chrétienté (de 13 à 15 millions d'habitants, le tiers
de la Chrétienté latine). Il connaît une grande prospérité
économique (extension maximale des défrichements, apogée
des foires de Champagne, par exemple), le pouvoir monarchique accomplit de tels
progrès qu'on voit dans Philippe le Bel, entouré de ses conseillers
instruits en droit, les "légistes", le premier souverain moderne
d'un État fort et centralisé.
Et pourtant, ce tableau optimiste ne cadre pas avec d'autres constatations.
Un profond malaise économique semble latent, que manifestent les nombreuses
mutations monétaires (dévaluations ou, plus rarement, réévaluations);
à la fin du règne, le déclin des foires de Champagne concurrencées
par le commerce maritime direct des Italiens avec l'Europe du Nord et, au lendemain
de la mort du roi, la grande famine de 1315-1317.
Par ailleurs, des études plus minutieuses montrent un roi connaissant
mal son royaume et incapable d'en maîtriser l'étendue (Fawtier),
échouant à établir des impôts directs, impuissant
à disposer d'une administration efficace (Strayer). Une série
de procès et de scandales, mi-politiques, mi-privés, entourent
la figure du roi d'un halo douteux: procès de l'évêque de
Troyes, Guichard, accusé d'avoir fait mourir la reine par sorcellerie;
procès de l'évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui aggravera
le différend du roi avec la papauté; procès des Templiers;
emprisonnement des brus du roi et exécution de leurs amants.
Enfin, ce roi reste énigmatique. A-t-il été l'instigateur
de la politique française ou un simple instrument entre les mains de
ses conseilleurs? Les chroniqueurs contemporains, hostiles pour la plupart aux
aspects fiscaux et monétaires de cette politique, penchent pour la seconde
hypothèse et font de Philippe IV un souverain mal conseillé. Mais
c'est là une idée reçue de la littérature concernant
les rois.
Il reste que, derrière ces incertitudes, on entrevoit en Philippe le
Bel un type de roi qui n'est plus celui du Moyen Âge classique. Bien que
l'on ait insisté sur sa piété et que son gouvernement ait
continué l'évolution vers la spécialisation et la centralisation
amorcée au moins sous Philippe Auguste, bien qu'il ait eu une vénération
spéciale pour son grand-père dont il obtint la canonisation (1297),
il apparaît comme un "anti-Saint Louis". Un leitmotiv de cette
époque est de déplorer les détériorations survenues
depuis "le temps monseigneur Saint Louis", considéré
comme le bon temps; on pressent ainsi qu'avec ce roi d'un nouveau modèle
c'est une autre époque qui s'annonce. Il ne faut pas cependant exagérer
la "modernité" de Philippe le Bel et de la France de son temps.
On possède peu de renseignements sur le physique, le caractère
et la vie privée de Philippe le Bel. Son surnom, qui lui fut donné
de son vivant, témoigne de l'habitude de l'entourage royal et de l'opinion
publique de voir dans ses rois des incarnations du type idéal du chevalier,
beau ou hardi (Philippe III) plus encore que bon (Jean I) ou sage (Charles V).
Le récit, par un envoyé de la cour de Majorque, de la mort et
des funérailles de Philippe le Bel fournit des renseignements précieux
sur le roi et le cérémonial monarchique. Le roi fut frappé
d'une attaque le 4 novembre 1314, dans la forêt de Pont-Sainte-Maxence
où il pratiquait le sport favori de l'aristocratie féodale: la
chasse. Conduit par eau à Poissy, puis à cheval à Essone
et en civière à Fontainebleau, il y mourut le 29 novembre. Le
27 il avait eu un entretien avec son fils et héritier Louis et, en présence
de son entourage, lui avait recommandé de "tenir l'Église
romaine en révérence, d'aimer ses sujets, de maintenir le royaume
de France en bon état, à l'instar de son aïeul Saint Louis,
de prendre l'avis de ses frères et oncles". Selon le moine Yves
de Saint-Denis, il confia à son fils, dans un entretien particulier,
le secret du toucher des écrouelles. Son corps fut embaumé et
transporté par la Seine à Paris où il fut exposé
le 1er décembre à Notre-Dame, enveloppé d'un drap d'or
et muni des emblèmes royaux: couronne d'or, manteau d'hermine, sceptre,
main de justice. Le 3 décembre, le corps fut emmené à Saint-Denis
où on l'enterra près de Saint Louis. Selon la coutume, ses entrailles
et son cœur, mis à part, furent placés le 4 décembre
chez les dominicaines de Poissy. On constata qu'il avait un cœur très
petit, "le cœur d'un nouveau-né ou d'un oiseau". Le narrateur
remarque enfin que le roi n'avait jamais été malade. Il faut toutefois
noter qu'il était mort à quarante-six ans, ce qui, même
pour l'époque, était jeune pour un roi dont l'espérance
de vie dépassait celle de la plupart de ses sujets. Et ses trois fils,
qui lui succédèrent, moururent tous jeunes.
Roi pieux et réputé tel malgré ses démêlés
avec la papauté (ce que l'on ne tenait pas pour signe d'impiété),
Philippe le Bel avait une grande vénération pour son grand-père
Louis IX dont il obtint de Boniface VIII, avant leur querelle, la canonisation.
Il assuma le caractère sacré de la royauté et en exerça
les pouvoirs thaumaturgiques reconnus au roi de France: guérison des
écrouelles, ou scrofules, "mal royal" qui désignait
l'adénite tuberculeuse. Les comptes de l'hôtel royal en 1307-1308
mentionnent les malades venus se faire "toucher" par le roi des régions
les plus éloignées du royaume et de l'étranger. Le cardinal
Jean le Moine écrit sous son règne: "Les rois qui sont oints
ne tiennent pas, à ce qu'il semble, le rôle de purs laïques;
ils le dépassent." L'Italien Gilles de Rome dédie un ouvrage
"au seigneur Philippe issu d'une race royale et très sainte".
Philippe IV, d'ailleurs, donne une impulsion nouvelle à l'historiographie
monarchique en demandant à un moine de Saint-Denis, Yves, une histoire
des miracles de saint Denis, qui conférait un caractère surnaturel
à l'histoire des rois de France, ses protégés.
Toutefois, depuis son père, Philippe III, le début du règne
ne partait pas, dans les actes de la chancellerie royale, du sacre, mais de
l'avènement. Cette pratique, justifiée sous Philippe le Bel par
Jean de Paris dans son De potestate regum et papali , manifeste la laïcisation
du pouvoir monarchique parallèlement aux caractères religieux
qu'il conserve.
Il semble enfin qu'on puisse trancher le débat sur les rapports entre
le roi et ses conseillers à l'aide de certains témoignages d'époque.
Si le témoin exagérait, qui déclarait au procès
de Bernard Saisset qu'"au lieu de chasser, le roi ferait mieux de siéger
au Conseil et de ne pas laisser ses mauvais conseillers commettre des injustices",
Guillaume de Nogaret laisse sans doute transparaître la vérité
en disant du roi en 1310: "Il craignait toujours de mal se comporter envers
Dieu et envers les hommes s'il n'avait pas pris de sages décisions après
en avoir délibéré avec son Conseil." En ce sens, J.
R. Strayer a pu le décrire comme un roi "constitutionnel" et
J. Favier écrit justement: "La politique du roi fut [...] la politique
des conseillers; ce qui demeure à l'actif du souverain, c'est le discernement
avec lequel il les choisit, l'esprit novateur avec lequel il les imposa, et
la constance avec laquelle il les soutint."
Le domaine royal ne connut pas de grands accroissements sous Philippe le Bel:
les villes de Lille, Douai, Béthune, Tournai passèrent sous administration
royale directe. L'acquisition la plus importante fut celle de Lyon, qui manifestait
l'extension du territoire vers l'est. Par différents moyens, certaines
régions ou villes importantes furent placées sous la dépendance
plus ou moins étroite du roi. La Champagne, que lui avait apportée
sa femme, Jeanne de Navarre, fut, tout en demeurant à part du domaine,
administrée par des agents royaux. Une partie du Barrois entra dans la
mouvance française. Des accords de pariage firent du roi un coseigneur
dans le Vivarais, à Cahors, Mende, Luxeuil, au Puy.
Mais, suivant aussi la coutume de ses prédécesseurs, Philippe
le Bel constitua des apanages en faveur de ses frères Charles de Valois
et Louis d'Évreux, de ses deuxième et troisième fils, Philippe
(comte de Poitiers) et Charles (comte de la Marche).
Philippe le Bel et ses conseillers poursuivirent également le renforcement
des organismes centraux de la monarchie.
La spécialisation de la curie royale s'accentue. Les fonctions judiciaires
deviennent le monopole d'une commission qui se transforme peu à peu en
parlement. Un règlement de 1303 cherche à l'organiser. Au cours
du règne, une Chambre des enquêtes et une Chambre des requêtes
se différencient peu à peu au sein du Grand Conseil. Les fonctions
financières sont, à partir de 1303, divisées entre l'ancienne
Chambre aux deniers et une nouvelle Chambre des comptes appelée à
prendre de plus en plus d'importance. Le Trésor, qui était géré
par les Templiers, passe aux mains d'agents royaux qui conservent d'ailleurs
le caractère de banquiers du roi.
Le problème le plus difficile était celui posé par les
finances. Le roi ne pouvait plus gouverner avec les seuls revenus du domaine
royal augmentés de taxations extraordinaires levées en vertu des
institutions féodales (aides demandées en certains cas aux vassaux),
domaniales (tailles levées sur les paysans) ou obtenues du clergé
aux fins prétendues de croisade (décimes) ou des villes (subsides)
sous des prétextes divers. Philippe le Bel tenta d'établir une
imposition directe régulière par différents moyens: centièmes,
cinquantièmes, vingtièmes ou autres, assis sur le capital, le
revenu, ou par famille ("par feu"). Il n'y réussit pas.
Les confiscations de biens au détriment de groupes considérés
comme des corps étrangers au royaume continuèrent. Ces spoliations
s'accompagnent d'expulsions collectives. Ce fut le cas des Juifs (100 000 environ,
probablement) en 1306. Ce furent, en 1277, 1291, 1311, les arrestations et expulsions
de marchands italiens, appelés Lombards, qui jouaient un rôle important
dans le grand commerce (le plus riche Parisien du temps, était probablement
le Placentin Gandoufle ou Gandolphe d'Arcelles) et dans les finances royales
(les frères florentins Biccio et Musciato Guidi de Franzesi, dits Biche
et Mouche, furent les banquiers et les conseillers du roi en matière
monétaire).
Parmi les expédients financiers, Philippe le Bel et ses conseillers recoururent
aussi à des altérations de la valeur nominale ou de la valeur
intrinsèque du cours de la monnaie. Ces mutations monétaires procuraient
au roi un double bénéfice par la taxe qu'il levait sur le monnayage
et surtout par le soulagement que l'abaissement de la valeur nominale apportait
aux dettes royales. Mais la diminution des revenus qui en résultait à
la longue, les pertes occasionnées par l'inflation qui suivait aux catégories
sociales payées en monnaie dévaluée (seigneurs, rentiers
du sol, salariés) annulaient largement les effets bienfaisants mais éphémères
de ces dévaluations pour les finances royales. Aussi les dévaluations
de 1295-1296, 1303, 1305 sont-elles suivies de "renforcements" ou
rétablissements de la "bonne" monnaie en 1306 et 1313. Mais
ces mesures de déflation frappaient lourdement le petit peuple, surtout
celui des villes, dans la mesure en particulier où les propriétaires
réclamaient le paiement des loyers en monnaie forte. D'où, en
1306, de graves émeutes à Paris, où les artisans de corporations
semblent avoir joué un rôle de premier plan. L'exécution
de meneurs et de chefs des corporations, la suppression (provisoire) des corporations
parisiennes laissent soupçonner que cet épisode mal connu n'a
fait que révéler et exacerber des antagonismes sociaux profonds.
De façon plus générale, les mutations monétaires
sont dues sans doute autant aux conséquences des fluctuations du commerce
de l'or et de l'argent entre l'Orient et l'Occident qu'aux besoins financiers
de la monarchie, ou plutôt ceux-ci s'aggravent en fonction de celles-là.
Les mutations monétaires révèlent donc les difficultés
financières de la royauté, la sensibilité croissante de
la société française à l'économie monétaire
et la fragilité de la position française sur le théâtre
du commerce international. Cette politique, qui valut à Philippe le Bel
la réputation de "faux-monnayeur", compliqua ses relations
avec le Saint-Siège, draineur d'argent du royaume et allié aux
banquiers florentins, créanciers des rois.
Les difficultés financières contribuèrent aussi à
la convocation par le roi d'assemblées de délégués
de la nation appelés à le soutenir non seulement en paroles mais
aussi par des subsides. Les prédécesseurs de Philippe le Bel avaient
déjà réuni des représentants soit de la noblesse,
soit du clergé, soit de la bourgeoisie urbaine. Mais c'est en 1302 que
Philippe le Bel convoqua pour la première fois ensemble des représentants
des trois ordres ou états. D'autres assemblées furent les premiers
"états généraux", selon une expression qui est
postérieure.
Par ces consultations (étroitement dépendantes du bon vouloir
royal), par de vastes campagnes d'opinion, par l'action étendue des agents
royaux, le roi et ses conseillers contribuèrent à créer
une opinion publique nationale. Ils recoururent souvent à la calomnie,
à l'intimidation, à la désignation de boucs émissaires
individuels ou collectifs, mais l'emploi de ces moyens manifesta la naissance
de la raison d'État au niveau de la justification publique. Une telle
propagande contribua à renforcer dans la psychologie collective la "religion
royale". Cette adhésion massive masqua pour un temps les conflits
sociaux et l'inefficacité relative de l'administration.
Une des causes de l'échec de Philippe le Bel en matière d'impôt
est l'impuissance de l'administration à en fixer l'assiette. La monarchie
était incapable de connaître le chiffre de la population, la richesse
des individus et du pays, de réunir les renseignements indispensables
à un gouvernement rationnel. Les gens capables, notamment par leurs compétences
juridiques, d'aider la monarchie préfèrent encore souvent au service
du roi des carrières privées, plus lucratives (J. R. Strayer).
Il ne faut pourtant pas exagérer l'inefficacité de l'administration
de Philippe le Bel. Par l'intermédiaire des baillis et sénéchaux
(et de leurs agents, de plus en plus nombreux) que Philippe le Bel choisit en
dehors du pays qu'ils devaient administrer et assigna à résidence
dans leurs circonscriptions, l'impulsion royale se transmettait peu à
peu à tout le pays. Il subsistait encore des cours, des parlements régionaux.
Le clivage entre France du Nord et France du Midi, France d'oil et France d'oc,
demeurait. Les assemblées des trois états étaient convoquées
pour chacune de ces deux France. Mais Paris, dont l'Université brille
de tout son éclat, dont la cathédrale s'achève avec le
début de la construction des chapelles du chœur, dont le palais
royal s'agrandit et se dote d'une magnifique façade nord sur la Seine,
où les ateliers d'art (livres enluminés, ivoires) se multiplient,
Paris est de plus en plus la capitale de la France.
Malgré quelques notables exceptions, la laïcisation des conseillers
royaux s'accélère. Fait nouveau, les gardes des Sceaux, successeurs
des chanceliers, sont des laïcs. Les conseillers royaux viennent du Midi
comme du Nord. Au Conseil "secret" siègent des "légistes"
méridionaux comme Pierre Flote, Guillaume de Nogaret et Guillaume de
Plaisians, grands artisans de la politique contre Boniface VIII, un Méridional
juriste mais prélat, l'archevêque de Narbonne Gilles Aiscelin,
des légistes septentrionaux, formés à Orléans, comme
Pierre de Balleperche, Étienne de Mornay. Des nobles sont aussi proches
conseillers du roi, tels le connétable Gaucher de Châtillon et
surtout Enguerrand de Marigny, petit noble du Vexin normand, qui, à la
fin du règne, dirigea aussi bien les affaires financières que
les affaires extérieures du royaume. Il doit dès 1314 rendre des
comptes au roi sur sa fortune, mais, encore tout-puissant à la mort de
Philippe le Bel, il tombe bientôt et est pendu le 30 avril 1315 au gibet
de Montfaucon, où son cadavre demeure exhibé pendant deux ans.
D'autres conseillers de premier plan sont spécialisés, tels Pierre
de Latilly dans la politique fiscale, Raoul de Presles, principal avocat du
roi et "tombeur" des Templiers par sa déposition au procès,
dans la représentation du roi au Parlement.
Il ne faut pas oublier les juristes de province, tels Pons d'Aumelas qui, après
une longue carrière de juge à Montpellier, Rodez, Toulouse, finit
au Parlement de Paris, ou Pierre Dubois, avocat royal à Coutances, dont
les pamphlets à l'appui de la politique royale ne reçurent pas
la consécration parisienne.
Enfin, les officiers royaux restés souvent anonymes, comme les "commissaires
aux affranchissements" qui achevèrent d'affranchir les derniers
serfs du domaine royal, rappellent que le roi "faux-monnayeur" fut
avant tout le roi d'un pays agricole et d'un peuple où les ruraux étaient
de loin les plus nombreux. C'est dans l'évolution de la rente féodale
qu'il faut sans doute chercher l'explication la plus générale
de la crise qui s'annonce sous le règne de Philippe le Bel.
3. La France dans la Chrétienté
Les armées dont dispose Philippe le Bel, et dont il laissa en général
le commandement au connétable, aux maréchaux et à son frère
Charles de Valois (mais il paya vaillamment de sa personne à Mons-en-Pévèle),
ne correspondent pas aux effectifs que laisserait supposer la richesse en hommes
de la France. Les difficultés pour réunir l'ost féodal,
les facilités de rachat de plus en plus grandes pour les roturiers, l'indiscipline
des soudoyés, le manque de cohésion entre Français du Nord,
Français du Midi et étrangers, entre cavalerie noble et piétaille
roturière expliquent les mécomptes de Philippe le Bel en matière
militaire. La force de la marine, pour laquelle il fit construire un arsenal
à Narbonne en 1294 et surtout, cette même année, le "clos
des galées" de Rouen, arsenal construit par un Génois, ne
doit pas non plus être surestimée.
Malgré les entraves financières, dont les plus graves furent précisément
dues aux guerres, Philippe le Bel réussit à développer
une diplomatie de l'argent. Par l'intermédiaire en effet de fiefs rentes
ou fiefs de bourse, il se concilia, contre monnaie, l'alliance et la vassalité
de nombreux seigneurs en Flandre et dans l'Empire.
La période de mue que connaît la France de Philippe le Bel se traduit
par un certain repli des entreprises militaires sur le royaume. Le père
de Philippe le Bel, Philippe III, était mort au palais des rois de Majorque
à Perpignan, Philippe le Bel se détourne de la péninsule
Ibérique. Il va s'intéresser à la récupération
des territoires anglais du royaume, à la Flandre, de plus en plus essentielle
à la prospérité et à l'équilibre de la France,
à la consolidation de la principale frontière de la monarchie,
celle avec l'Empire. Par-dessus tout, il cherchera à se dégager
et à dégager l'Église de France de la tutelle de la papauté.
Malgré les accords signés avec l'Angleterre sous Saint Louis et
Philippe III, la pratique de la vassalité du roi d'Angleterre à
l'égard du roi de France pour ses territoires français et de la
suzeraineté française sur ces territoires (appels à la
justice du roi de France), les incidents constants entre marins des deux souverainetés,
le désir probable d'une partie au moins des conseillers de Philippe le
Bel de récupérer l'ensemble des terres françaises conduisirent
à la rupture et à la guerre en 1294. Philippe le Bel, qui en avait
pris l'initiative et avait gagné militairement la partie en Aquitaine
(conquise de 1294 à 1296) et en Flandre (où une diversion anglo-flamande
échoua en 1297), accepta pourtant l'arbitrage du pape, qui rétablit
les choses en l'état antérieur. Deux mariages scellaient la réconciliation
(conventions de Montreuil, 1299). Edouard Ier épousait Marguerite, sœur
de Philippe le Bel, son fils, le futur Edouard II, Isabelle, fille du roi de
France. Cet apparent succès matrimonial pour Philippe le Bel allait fonder,
à partir de 1328, les prétentions anglaises à la succession
royale française. La Flandre était à la fois, dans sa partie
française (l'autre relevait de l'Empire), une des plus riches terres
du royaume (grâce à la prospérité artisanale et commerciale
des villes), une couverture militaire de l'Île-de-France, et une pomme
de discorde avec l'Angleterre que la vente de sa laine aux drapiers flamands
liait de façon spéciale à la Flandre. Le roi de France
intervenait sans cesse dans les affaires flamandes et poussait ses exigences
judiciaires et financières au-delà même de son droit. Il
s'appuyait sur une grande partie de la noblesse du pays, les leliaerts (partisans
des fleurs de lys), contre le comte, les bourgeois et les artisans. L'intervention
du comte en faveur d'Edouard Ier et sa défaite de 1297 amenèrent
une forte répression française. Une série d'incidents culminant
avec le massacre de Français par les Brugeois en 1302 (matines de Bruges)
ranima les hostilités. À la stupeur de la Chrétienté,
le 11 juillet 1302, près de Courtrai, la piétaille des artisans
flamands anéantit la fine fleur de la chevalerie française. Les
vainqueurs y ramassèrent tant d'éperons d'or que ceux-ci donnèrent
son nom à la bataille. Philippe le Bel prit en personne sa revanche sur
les Flamands à Mons-en-Pévèle en 1304. Un traité
très sévère, qui soumettait étroitement au roi de
France non seulement le comte, mais, directement, ses sujets, fut imposé
aux Flamands à Athis-sur-Orge en 1305. Les quatre ans que prit la ratification,
les démonstrations militaires françaises régulières
à partir de 1302 ("osts de Flandre") montrèrent que
le fossé n'était pas comblé entre le roi de France et le
plus riche comté du royaume.
La politique flamande peut être considérée comme un élément
de la poussée française vers l'Empire sous Philippe le Bel. Cette
dernière connut des succès certains en Hainaut, en Lorraine, et
surtout à Lyon. Mais, en 1308, Philippe le Bel ne parvient pas à
faire de son frère, Charles de Valois, un empereur.
Avec le pape Boniface VIII (1295-1309), les relations s'étaient d'abord
maintenues avec des hauts et des bas et, par égard pour le roi de France,
le pape avait en 1298 canonisé son grand-père, Louis IX. Mais
les sollicitations financières de plus en plus pressantes faites par
Philippe le Bel à l'Église de France se heurtaient aux sollicitations
symétriques des finances pontificales, elles aussi alourdies par le développement
de la centralisation romaine. La rigidité du Conseil royal et les maladresses
du pape et de la Curie amenèrent une série de crises graves.
L'enjeu en était pour la royauté française l'attachement
du clergé au royaume et l'indépendance du monarque dans le gouvernement
de tous ses sujets.
En 1296, le pape interdit par la bulle Clericis laicos le versement par les
clergés français et anglais de subsides à leurs souverains.
Philippe le Bel ayant réagi vivement, Boniface fit machine arrière
en 1297, mais, au cours de l'affaire, des arguments en faveur, d'une part, du
droit d'immixtion du pape dans les affaires temporelles des princes et, d'autre
part, de la souveraineté des princes laïques dans leurs États
envenimèrent les choses.
L'arrestation et la condamnation de Bernard Saisset, évêque de
Pamiers, en conflit avec le comte de Foix et le roi de France son suzerain pour
des droits sur la ville de Pamiers, entraînaient à nouveau en 1301
une bulle, Ausculta fili , où était réaffirmée la
supériorité du pape sur le roi. Philippe le Bel et ses conseillers
réagirent en convoquant les assemblées des trois états
qui, en 1302 et 1303, appuyèrent à fond - même dans la grande
majorité du clergé - la politique royale. Boniface VIII aggrava
la tension par une nouvelle bulle reprenant les formules de "théocratie
pontificale" élaborées depuis Grégoire VII: Unam Sanctam
(nov. 1302). Le roi de France lança alors un appel à un concile
général qui devait juger le pape, accusé d'hérésie,
simonie, crimes de toutes sortes. Guillaume de Nogaret fut envoyé en
Italie pour s'assurer de la personne du pape et le garder en vue du concile.
Avec l'aide des ennemis italiens de Boniface VIII (des nobles romains, les Colonna,
surtout), il fit prisonnier le pape dans son palais d'Anagni, le 7 septembre
1303. Au cours de l'arrestation, Sciarra Colonna frappa le pape et Nogaret fut
accusé, selon une légende probablement fausse, de l'avoir giflé.
Dès le 9 septembre, Boniface fut délivré par ses partisans.
Brisé par l'épreuve, le pape mourut à Rome le 11 octobre.
Ses successeurs, le modéré Benoît XI (1303-1304) et surtout
Clément V (le Français Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux
dans l'Aquitaine anglaise), rétablirent de bonnes relations avec Philippe,
sans toutefois céder à toutes ses exigences. Le procès
posthume de Boniface VIII réclamé par le roi n'eut lieu qu'en
1310-1311 à Avignon. Philippe le Bel fut déclaré innocent
des événements d'Anagni et les mesures de Boniface le concernant
furent annulées. Mais Boniface ne fut pas condamné. Nogaret, astreint
à des pèlerinages de pénitence et à la croisade,
négligea d'obéir, sans être inquiété. Le 13
octobre 1307, Philippe le Bel faisait arrêter tous les Templiers de France,
sous des accusations infamantes (sodomie, sacrilège, idolâtrie),
pour des motifs qui ne sont pas clairs. Il dut harceler le pape pour obtenir
finalement la suppression de l'ordre dans toute la Chrétienté
par le concile de Vienne, le 3 avril 1312.
Le plus important succès de Philippe le Bel dans ses rapports avec la
papauté fut peut-être involontaire et alors insoupçonné:
l'installation de la papauté à Avignon, à portée
des pressions et influences françaises. Dictée par la situation
italienne, cette solution provisoire allait se prolonger pendant trois quarts
de siècle, valoir un surcroît de puissance à la France,
mais, en préparant le Grand Schisme, se révéler, comme
le mariage anglais, une victoire à la Pyrrhus.
De même, les progrès de la puissance royale dans le royaume pouvaient
apparaître fragiles à la lumière des soulèvements,
fomentés par les seigneurs, qui éclatèrent en 1314 et allaient
s'étendre en 1315 sans toutefois compromettre en définitive le
renforcement du pouvoir royal.
Citant la violente attaque de Dante dans La Divine Comédie contre les
Capétiens et les "brigands" d'Anagni, Michelet commentait:
"Cette furieuse invective gibeline, toute pleine de vérités
et de calomnies, c'est la plainte du vieux monde mourant, contre ce laid jeune
monde qui lui succède. Celui-ci commence vers 1300; il s'ouvre par la
France, par l'odieuse figure de Philippe le Bel."
Il y a peu de chances d'élucider la psychologie du souverain, mais l'étude
de plus en plus poussée des moyens matériels et humains de sa
politique et de leurs résultats, d'autre part l'analyse des procès,
qui par leurs caractéristiques (énoncé non des vrais motifs
politiques, mais d'accusations infamantes fausses, aveux dans de nombreux cas
d'accusés, sans doute innocents mais incapables d'échapper au
système) rappellent d'autres procès politiques de l'histoire,
permettront sans doute de mieux définir un moment critique dans l'évolution
d'une société politique et la formation d'une "raison d'État".
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