«Ils
voulaient nous envoyer les chars. Déclarer l’état de siège et nous mettre
sous tutelle. Mais nous avons finalement décidé de nous passer de Madrid!»
Edurne, emmaillotée dans le drapeau basque comme dans sa dignité retrouvée,
est venue fêter la victoire du Parti nationaliste dans le petit temple
néoclassique de l’hôtel Carlton de Bilbao. Pour la première fois depuis la
rupture de la trêve décidée par l’ETA, la jeune femme ose crier avec la
foule des slogans pour l’indépendance du Pays basque. Elle n’a plus peur
qu’on la prenne pour une terroriste: «Regardez les chiffres! Nous avons
fait ravaler aux "espagnolistes" leurs leçons de démocratie…»
Au Carlton, les jeunes avaient sorti leurs tee-shirts irrédentistes. Et derrière
une colonne dorique, un policier de la Ertzainza, la police basque, venu
savourer la victoire, donnait une petite leçon de psychologie
indépendantiste: «C’est un peu comme un jeune qui veut quitter la
maison. Si ses parents le laissent partir, il gardera de bons rapports avec
eux. Autrement, ce sera la rupture…» Lorsque Edurne croise ses amis,
elle tombe dans leurs bras en criant «33 !». C’est le nombre de
sièges obtenu par le Parti nationaliste. Et puis, plus bas, mais avec le
même enthousiasme, «7 !». 7 comme le nombre de sièges obtenus par
Euskal Herritarrok, vitrine légale de l’ETA. 7 comme la déconfiture du
parti des terroristes, qui a perdu la moitié de ses sièges et plus de 85
000 voix. 33 et 7. Grâce à ces chiffres, Edurne a retrouvé sa fierté de
patriote basque.
Sur le perron du petit temple, un journaliste de «Cambio 16», Gorka
Landaburu, fait les cent pas, fébrile. Il n’a toujours pas digéré les
résultats. Comme la grande majorité des observateurs politiques, il
s’attendait à une percée décisive des partis qui avaient passé un pacte
contre le terrorisme: le Parti populaire de José Maria Aznar et le Parti
socialiste. «Le Pays basque s’est exprimé avec clarté, dit-il. On
peut être démocrate et nationaliste. L’erreur de Madrid? Avoir mis tout le
monde dans le même sac: le Parti nationaliste basque et l’ETA, les
terroristes et les nationalistes. Les électeurs basques viennent de refuser
cette confusion.»
Ah, l’arrogance de Madrid! Même les plus «constitutionnalistes» des
Basques ont été choqués par le manque de délicatesse des hommes d’Aznar. «Je
ne suis pas nationaliste, dit d’emblée Iñaki, mais ils ont cherché à
criminaliser la moitié de la population basque. Lorsqu’on parle notre
langue, on est déjà coupables à leurs yeux.» Cela fait longtemps que
les Basques mettent en cause les méthodes musclées du juge Baltasar Garzon,
qui interpelle à tour de bras les nationalistes soupçonnés d’apporter leur
soutien à l’ETA, et les relâche faute de preuves. Les Basques ont aussi
dénoncé l’interdiction, à la veille des élections, de l’organisation de la
jeunesse d’Euskal Herritarrok: Haika. Une interdiction perçue comme une
manœuvre électorale par l’ensemble de la population.
Les nationalistes ont la jubilation électorale revancharde: «Dehors, Don
Tranquilo, tu peux remballer tes affaires!» Jaime Major Oreja, ancien
ministre de l’Intérieur, surnommé «Don Tranquilo», est le grand perdant de
ces élections. Parachuté de Madrid comme un général dans un territoire
occupé pour sauver le Pays basque des griffes des terroristes, l’homme
d’Aznar a échoué. Et pourtant beaucoup pensaient que ce Basque de San
Sebastian serait le premier chef du gouvernement autonome non nationaliste
depuis la mort de Franco.
Les socialistes, eux, ont fait les frais de l’accord contre nature passé
avec la droite espagnole. Au début de la campagne électorale, Felipe
Gonzalez a exhorté ses amis du Pays basque à renouer des liens avec les
nationalistes modérés, leurs alliés traditionnels. Aujourd’hui, beaucoup
d’entre eux regrettent de ne pas l’avoir écouté. Teo Uriarte, conseiller du
candidat socialiste à la présidence basque, explique pourquoi cette
alliance-là était impossible: «Notre vocation est d’être un pont entre
le nationalisme modéré et la droite constitutionnelle, c’est vrai. Mais
nous avons vu trop de nos hommes politiques assassinés. Et l’indifférence
du PNV a été totale. Eux, ils ne sont jamais menacés, accuse Uriarte.
Comment l’expliquez-vous?» Uriarte n’a toujours pas pardonné aux
nationalistes démocrates l’accord qu’ils ont passé avec la vitrine
politique de l’organisation terroriste. Ex-membre de l’ETA, Uriarte a été
condamné à mort à Burgos pour avoir commandité l’assassinat de Meliton
Manzanas, symbole de la répression franquiste. Trente ans plus tard, c’est
l’ETA qui veut sa mort. Il y a quelques jours, il avait rendez-vous dans un
café de Bilbao avec un journaliste du «País» et un autre conseiller
socialiste. La table voisine était occupée par leurs six gardes du corps
«Ici, pour nous, c’est Beyrouth », explique Uriarte. Résigné, il
ajoute: «Le droit de vivre libre? Ce sera pour une prochaine fois…»
Rassemblés dans un autre café de Bilbao, des étudiants, membres de
l’organisation pacifiste Gesto por la Paz, discutent politique: ils
pensent, eux, que le résultat des élections n’aura aucune incidence sur le
nombre des attentats. «Même si le PNV réussit à organiser un référendum
pour l’indépendance, la question de la réunification de la partie française
du Pays basque restera en suspens…», affirme Rafael, étudiant en
médecine. Chacun voudrait partir ailleurs, en Europe. Certains vivent déjà
à Madrid, «pour échapper à la pesanteur de la vie à Bilbao». Et à la
menace de l’ETA, qui, élections ou pas, continue à planer sur leur destin.
SARA
DANIEL
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