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Souah Abdel Hussein
«Deux
mois sans voir de chars »
Il
est 9 heures du matin et une foule compacte se bouscule sur le trottoir de
l’officine des passeports dans le quartier de Karada, à Bagdad. Ceux qui
attendent ici veulent rendre visite à un parent, aller chercher l’edorado ou
bien tout simplement sortir, passer de l’autre côté du miroir. Beaucoup n’ont
jamais quitté l’Irak et ils sont impatients de savoir comment on vit
ailleurs. Le bureau délivre 2300 passeports provisoires par jour. Pour
réguler l’affluence, on s’occupe chaque jour d’un quartier différent.
Aujourd’hui, ce sont les habitants d’Al-Mansour qui peuvent rêver de paix et
de voyages, échapper à cette peur qui fait partie du quotidien des Irakiens.
Souah Abdel Hussein n’a encore jamais eu de passeport. Courageusement, elle
prend sa place dans la file d’attente. Elle passera un mois en Syrie et un
mois à Amman pour visiter sa famille. «Deux mois sans voir de chars dans
nos rues.» Elle est impatiente et un peu inquiète de quitter son monde,
même s’il résonne du bruit des balles. Fayçal, un ancien artilleur, veut
aller à Mashad, en Iran, pour rendre visite à l’imam Al-Rala. Pour «gagner
le paradis», cet ex-officier de l’armée de Saddam prendra l’autocar.
Chiite de Kerbala, il veut racheter sa participation à la guerre contre
l’Iran, «une guerre ridicule et injustifiée», déclare-t-il, en allant
rencontrer les sommités religieuses iraniennes. Est-il anxieux à l’idée de
quitter son pays pour la première fois? «J’ai fait trois guerres, alors je
ne vais pas avoir peur de faire un voyage», soupire-t-il sans grande
conviction.
Hayder Abdel Hassin
«Les Américains ne m’ont même pas retiré de la voiture»
C’est un homme qui pleure au coin de la rue Al-Karrada. Un chauffeur de
taxi, allongé sur une chaise, la jambe bandée, qui regarde sa voiture
éventrée par un char américain. Un tas de ferraille. Hayder Abdel Assin, 27
ans, attendait patiemment que le feu devienne vert pour passer lorsqu’un char
qui suivait un Humvee a roulé sur sa voiture. «Dans le rétroviseur, j’ai
vu cette chose énorme qui allait me monter dessus. Je n’ai eu que le temps de
me jeter du côté du passager.» Le char a reculé pour dégager les débris
pris dans la chenille et le Humvee a tiré la voiture sur le côté pour dégager
la rue. «Les Américains ne m’ont même pas retiré de la voiture», raconte
Hayder. Cet accident nourrit son ressentiment contre les troupes de la
coalition: «Nous nous sentons comme les Français lorsqu’ils étaient
occupés par les Allemands. Et nous attendons toujours notre de Gaulle...»
Chamel Daoud Salman
«Les Américains savent que nous avons déjà torturé»
C’est un enchevêtrement de voitures. Un checkpoint de la police irakienne
devant l’un des plus gros commissariats de la ville, face à l’hôtel
Al-Rachid. «Leurs sirènes nous rassurent. C’est pour notre sécurité qu’ils
nous fouillent», explique Abou Brahim, qui pourtant exècre la présence
américaine. Depuis les attentats du début du ramadan, la population a changé
d’attitude à l’égard de la «nouvelle» police qui multiplie les patrouilles.
La «résistance», elle, ne désarme pas. Sur ce commissariat, il y a une
attaque au mortier par jour en moyenne. Il y a quelques semaines, une voiture
piégée qui n’avait pas trouvé à se garer devant le poste de police est allée
exploser un peu plus loin. Alors, au fil des attentats, le commissariat s’est
transformé en camp retranché. Une petite dame s’approche pour porter plainte
pour vol. Devant ce fortin ceint de murs de béton et protégé par des hommes
en armes, elle renonce, impressionnée.
Le chef du commissariat, Chamel Daoud Salman, mène les affaires courantes:
l’assassinat d’un ancien conseiller municipal baassiste; le kidnapping par
une bande armée du fils d’un membre d’une bande rivale... Depuis que les
Américains sont arrivés, son travail s’est beaucoup simplifié: «Sous
Saddam, nous recevions des ordres de tout le monde, de Oudaï, du ministère de
l’Intérieur, du parti Baas. On ne savait plus où donner de la tête...
Parfois ils nous demandaient de mettre en prison tout un quartier pour faire
une démonstration de force. Si on refusait, on était torturé.»
Aujourd’hui, Salman reconnaît que les Américains se reposent de plus en plus
sur eux. Pour les interrogatoires des terroristes, aussi. «Ils savent
qu’on a déjà torturé. Que nous sommes capables de les faire parler. On a
l’habitude. On les isole. On les laisse sans manger. On crie. On leur fait
croire qu’on tient leur famille. Chacun fixe sa propre limite.»
Qasim Sabty
«Le ministère de la Justice m’avait donné 9 000 dollars pour peindre
un portrait de Saddam»
Al-Hiwar, le Dialogue, est le dernier café «libertaire» de Bagdad. Un
café-galerie dans un tout petit jardin où les artistes et les intellectuels
viennent se retrouver. Qasim Sabty, l’animateur des lieux, envoie des baisers
aux filles qui sirotent leur café turc, la tête découverte alors qu’on est en
plein ramadan. Et fulmine contre le fait que ses clients soient fouillés
parce que le café jouxte l’ambassade de Turquie, victime il y a quelques
semaines d’un attentat. Sabty, dont les toiles viennent d’être exposées à la
galerie M. à Paris (1), n’a peint qu’une seule fois le portrait de Saddam. «Le
ministère de la Justice m’avait donné 9000 dollars, et les tubes de peinture,
les toiles et le matériel qu’on m’a fournis alors m’ont permis de peindre
pendant cinq ans...» Aujourd’hui, il a vendu sa voiture pour pouvoir
racheter les toiles des musées que lui apportent jour après jour des
intermédiaires en contact avec les pillards. L’artiste contemple
douloureusement un des chefs-d’œuvre de la peinture irakienne posé dans son
atelier, une scène de guerre: «S’ils persistent à en vouloir 600 dollars,
je devrai le leur rendre...»
Emad Levy
«Nous ne sommes plus que vingt-cinq juifs à Bagdad»
Il se tient sur le seuil de sa maison, sa kippa marron sur la tête. Le
dernier rabbin de Bagdad n’a pas peur de s’afficher dans un pays où la haine
du juif, martelée par Saddam, était devenue une profession de foi nationale.
Emad Levy, 38 ans, concessionnaire automobile, tient bon à la tête d’une
communauté qui se réduit comme peau de chagrin. «Nous étions trente-trois
au début de la guerre. Six sont morts, deux sont partis. Nous ne sommes plus
que vingt-cinq.» Pour eux, il fait les prières, la viande casher, les
soins à domicile. «Lorsqu’on les interroge, ils disent qu’ils sont
chrétiens. Mais moi, je suis fier de ma religion.» Depuis la chute du
régime, Emad n’a pas osé retourner à la synagogue. Du temps de Saddam, il y
célébrait tous les shabbats. «En réalité, après les événements de 1970,
lorsque le régime a pendu sept juifs pour trahison et a organisé un
pique-nique devant leurs corps, on n’a plus vu d’exactions contre les juifs.
Au contraire, Saddam a plutôt cherché à protéger la petite communauté juive
de Bagdad... Il y avait même un directeur d’usine qui était juif.»
Ses yeux bleus pétillent lorsqu’il raconte comment il a survécu pendant les «années
Saddam»: «Comme tout le monde espionnait tout le monde, il fallait juste
savoir sur qui on pouvait compter.» Il y avait des gens bien: «Un jour, un de
mes amis n’est plus venu me voir. Un an après, il m’a expliqué qu’il s’était
éloigné de moi parce que les services secrets irakiens lui avaient demandé de
m’espionner.» Aujourd’hui, Emad Levy est soulagé, «comme tous les Irakiens».
Il est libre et un jour peut-être il quittera l’Irak: «Il n’y a plus d’avenir
ici pour nous. C’est vrai que l’on s’habitue à tout, même à la plus misérable
des vies. Mais toute mon existence je n’ai pu avoir que des relations
clandestines. Aujourd’hui, je veux connaître l’Amour!»
Sader
«Tout était rouge dans la prison. La couleur du supplice»
Pour goûter les derniers rayons de soleil, ils se sont rassemblés devant
les grilles du parti Hezbollah irakien. Sader, Yacine, Mohammed appartiennent
tous à ce parti chiite d’opposition clandestine à Saddam, qui au fil des
années n’a cessé de se diviser. Fatigués par le jeûne, ils évoquent mollement
leurs attentats passés et leurs martyrs. C’est le Hezbollah qui a tué en 1999
le directeur de la sécurité, Falah al-Dulaimi. Ce sont ses membres – qui ont
fait sécession depuis – qui ont perpétré l’attentat contre Oudaï, le détesté
rejeton du président irakien: par une ironie de l’histoire, le siège de leur
parti occupe l’ancien centre de détention des renseignements irakiens où
chacun d’entre eux a été torturé, la prison rouge d’Al-Akmiya. L’évocation de
ce nom glace le sang de tous les Irakiens. Sader nous fait visiter les
couloirs étroits des cellules rouges éclairées seulement d’une petite ampoule
couverte de peinture rouge: «Les assiettes étaient rouges, les verres étaient
rouges, nos vêtements de prisonniers, rouges encore. La couleur du supplice.»
Dans un coin, on a entassé les liens sanguinolents avec lesquels on attachait
les poignets et les chevilles des prisonniers. «C’est pour le musée»,
explique Sader.
Arrêté quelques jours avant le début de la dernière guerre, comme beaucoup
d’anciens prisonniers politiques, Sader était le numéro 39799: «Oublie ton
nom et souviens-toi de ton numéro», lui ont ordonné ses tortionnaires. En
1998, après l’attentat contre Oudaï, en signe de représailles les autorités
irakiennes exécutent 1200 prisonniers politiques. Parmi eux le frère de
Sader, Ali. «Ils lui avaient repassé le dos avec un fer. Ils avaient troué
ses épaules avec une perceuse.» Lorsque Sader se présente pour aller chercher
le corps de son frère, ses geôliers lui demandent 1000 dinars pour la
rédaction du certificat de décès: «La consigne, si on refusait, c’était de
jeter les corps aux chiens.»
Torturé, condamné à mort pendant la dernière guerre, Sader attendait d’être
exécuté à son tour lorsque les Américains l’ont libéré. Sous le soleil tiède
de novembre, Sader, ex-matricule 39799, regarde passer les voitures
banalisées de la coalition avec une stupéfaction que le temps n’a pas encore
émoussée: «La CIA dans les rues de Bagdad! C’est tellement invraisemblable
pour nous! Pouvez-vous me pincer pour me réveiller de ce rêve?»
Nouin
«Notre peuple est comme un prisonnier qui réapprend la liberté. Il
est perdu»
Café Leidan sur Al-Robaeï Street, 8 heures du soir. Ils ont bravé
l’obscurité pour venir prendre un jus de fruit frais, la seule gourmandise
des Bagdadiens. «On devenait claustrophobe, à rester chez nous», explique
Sonia, une chrétienne aux yeux bleus. Alors ils ont décidé de se retrouver,
Nouin, Hamar et elle, pour manger une glace et boire un jus de grenade.
«C’est vrai qu’on a encore plus peur que pendant la guerre. Une peur sourde
qui mine. La peur de ne pas se réveiller le matin. De mourir sur le chemin de
l’université», explique Hamar, dont la faculté est voisine du Croissant-Rouge
qui a sauté au début du ramadan. «Sous le régime de Saddam, on pouvait sortir
jusqu’à 3 heures du matin. Personne n’aurait pu tirer un coup de feu, même en
l’air.»
Lorsqu’on leur demande ce qui n’allait pas sous Saddam, ils répondent en
chœur: «Saddam!» Ils ont envie que les Américains s’en aillent et en même
temps ils redoutent leur départ. «Notre peuple est comme un prisonnier qui
recouvre la liberté après trente-cinq ans. Il est perdu. Il agit comme un
homme ivre», analyse Nouin, un étudiant en anglais: «J’ai peur que les
communautés ne s’entre-déchirent pour le pouvoir.» Pour surmonter sa peur,
Sonia prie tout le temps, lorsqu’elle marche dans la rue, lorsqu’elle est en
cours. Le mois dernier, son neveu de 5 ans a été kidnappé. «C’était comme
dans un film. Ils ont demandé 30000 dollars qu’on leur a jetés par la
portière d’une voiture pendant qu’ils faisaient rouler mon neveu dans une
poussette.»
A la table voisine, Ali, un étudiant en psychologie, est accompagné de Nour
et Sorya, deux jeunes étudiantes voilées de noir. Ils parlent des droits de
scolarité qui ont augmenté et de leur avenir, qu’ils voient sombre. Tout à coup,
une fusillade retentit. Tout le monde esquisse un mouvement vers l’intérieur
du café. Mais la police arrête bientôt les braqueurs. «Nous, nous sommes
obligées de supporter cela. Mais vous, pourquoi vous imposez-vous cela?»,
interroge, curieuse, Nour. Les questions affluent. Les jeunes gens sont
avides de confronter des points de vue avec les étrangers. «Quelles
différences y a-t-il entre les femmes occidentales et les femmes arabes?»,
demande Sorya. Et puis l’amour, toujours: «Le coup de foudre, vous pensez que
c’est une maladie ou un moment d’intense lucidité?», questionne Ali,
l’étudiant en psychologie qui fait son mémoire sur ce sujet.
Suheida
«La population méprise ceux qui travaillent avec les Américains»
A la mairie de Sadr City, l’armée américaine distribue les premiers
salaires des conseillers municipaux nouvellement élus. Le major Caldwell fait
l’appel et renvoie ceux qui ne sont pas sur la liste. Suheida, l’une des
quatre femmes du conseil, compte son argent. Cette professeur du secondaire a
été élue par son quartier. Du temps de Saddam, elle a toujours refusé
d’appartenir au parti Baas, malgré les injonctions quotidiennes des membres
du parti. «Pour les calmer, je leur citais les paroles du président Saddam:
nous sommes tous des baassistes, même si nous n’appartenons pas au parti.»
Elle a eu du mal à faire admettre à son entourage qu’elle allait travailler à
la mairie. Et collaborer avec la coalition: «La population méprise les hommes
qui travaillent avec les Américains, alors que dire des femmes!»
Pourtant, Suheida pense qu’il faut laisser les Américains aider le nouvel
Irak à émerger. Dans un coin de la salle du conseil municipal, le major
Elliot, aidé d’une traductrice américaine d’origine palestinienne, essaie de
convaincre un homme d’affaires de réviser à la baisse les prix du propane.
Après le problème de la sécurité dans les villes et du logement, le propane,
le gaz qui sert à alimenter les cuisinières et les réchauds, est le problème
le plus urgent à Bagdad. A tout les coins de rue, on voit les femmes négocier
avec les marchands à la sauvette le prix des précieux containers. Il est
passé de 300 dinars avant la guerre à plus de 6000 dinars au marché noir.
Car, pour les camions qui acheminent le précieux gaz, les routes ne sont plus
sûres. Les Américains veulent instaurer un système de coupons pour que les
plus démunis aient accès au propane pour 250 dinars la bonbonne. Mais cela ne
satisfait pas l’homme d’affaires irakien, qui veut conserver sa marge. «Vous
voyez que nous sommes là pour protéger le peuple irakien contre les
spéculateurs», se justifie Aman, la Palestinienne américaine à qui la
population irakienne reproche quotidiennement de porter l’uniforme de l’armée
de «l’occupant».
Irak-Corée du Nord
4-0 et des morts «de joie»
Hôtel al-Hamra, 23 heures. Une rafale de mitraillette dans la nuit comme
il y en a presque chaque soir. Puis une autre fusillade, qui se rapproche. Et
ce sont bientôt des centaines de coups de feu qui retentissent. Les clients
de l’hôtel s’éloignent des vitres où sifflent les balles et se retrouvent
dans le couloir.
Les gardes du corps d’une compagnie anglaise sillonnent l’hôtel avec leurs
talkies-walkies et leurs armes: «J’ai cru que nous étions assiégés», admet
l’un d’entre eux. En fait, ce sont des rafales de joie qui ont retenti ce
soir-là. L’Irak avait remporté un match de football contre la Corée du Nord,
4-0. Le bonheur. En Irak, on exulte en tirant comme d’autres crient de joie.
Et puis, comme souvent, les coups de feu ont été suivis de rafales défensives
de la part de soldats, qui se sont sentis agressés. Selon une source
américaine, il y a eu plusieurs morts dans la zone verte. A la morgue de
Bagdad, on explique que ces morts «de joie», victimes de balles tirées en
l’air et qui retombent très loin, sont nombreuses... Manifestation de la
violence d’une société surarmée, où les disputes conjugales se règlent avec
des grenades et où les hommes désœuvrés tirent des coups de feu dans la nuit.
Sara Daniel