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Irak : Les
prisonniers de Saddam
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Que se passe-t-il à Bagdad? La lassitude d’un peuple résigné aurait-elle eu
raison de la terreur? Les rumeurs de fin de règne seraient-elles cette fois
prises au sérieux par les Irakiens eux-mêmes? Après tant d’années de
spontanéité patriotique obligatoire, voici que les habitants de la capitale
osent déserter le Théâtre national qui affiche une pièce écrite par Saddam
Hussein. Et voici, chose impensable jusqu’à présent, que le peuple vaque à
ses occupations le jour de l’anniversaire du président. Tout se passe comme
si, au lieu de mobiliser le peuple derrière le raïs, les menaces américaines
autorisaient les Irakiens à prendre quelques libertés vis-à-vis d’un régime
qui les étouffe.
C’est le mois dernier à Tikrit que cet épuisement du peuple irakien était
le plus visible. De mémoire de diplomate, on n’avait jamais vu une aussi
triste cérémonie d’anniversaire dans la ville natale du président. Des
enfants déguisés en kamikazes palestiniens défilant, le regard morne. Des
slogans scandés sans conviction. Une foule fatiguée. Et un président
absent. Car l’homme qui a reçu ce jour-là les acclamations de la foule
n’était pas Saddam Hussein. Il lui ressemblait. Il avait sa silhouette, ses
gestes. Par le passé, il lui a même souvent servi de doublure. Ce «faux
Saddam» était le cousin du vrai: Ali Hassan al-Majid. Celui qu’on surnomme
«Ali le chimiste» depuis qu’il a supervisé al-Anfal, l’offensive de 1988
contre les Kurdes irakiens, où les bombardements aux gaz de combat ont fait
près de 200 000 morts autour de Halabja.
Saddam, lui, ne s’expose pas aux coups des Américains. Selon ses porte-parole,
il a fêté son anniversaire «en famille», à l’abri dans un de ses nombreux
palais. Et sous la protection de la garde présidentielle, qu’il a fait
renforcer depuis les nouvelles menaces de Washington. Déçus de ne pas
l’apercevoir, les ambassadeurs présents se sont consolés en mangeant une
part du gâteau à la crème de 100 kilos offert par le président à ses
invités. Un gâteau en forme de fleur parce que Saddam est «le printemps de
l’Irak». Les photographes, eux, immortalisaient le cadeau d’anniversaire du
«président»: une sculpture d’or et d’argent de 67 kilos représentant le
président à cheval dressé sur un tank, avec à ses pieds un palais, une
mosquée, un missile Scud et un chasseur bombardier. Dans le ciel, le ballet
des avions de combat et des hélicoptères vendus par la Russie et la France
pendant la guerre avec l’Iran rappelaient que la nation était sur ses
gardes.
Appelons-le Ali. Autrefois ingénieur, Ali est devenu, depuis l’embargo,
chauffeur de taxi à Bagdad. Il est perclus de courbatures. Le jour de
l’anniversaire, il a défilé plus de cinq heures dans les rues de la
capitale irakienne les bras en l’air. Ali n’avait pas le choix. Les hommes
du parti Baas sont venus le chercher à l’aube. Comme nombre de ses
compatriotes, Ali n’ose pas avouer qu’il a peur des bombardements
américains: un Irakien ne doit avoir peur de rien. Il procède donc par
allusions. Une gymnastique à laquelle on s’habitue vite en Irak. Ali
raconte ainsi longuement les heures que sa femme et ses filles passaient,
cachées sous leur lit, pendant les frappes américaines en 1991. Il parle de
leurs mâchoires qui s’entrechoquaient, des masques protecteurs en tissu
qu’ils avaient confectionnés.
A l’abri des oreilles indiscrètes, au volant de son taxi, il va jusqu’à
murmurer, dans un bref sursaut de confiance: «De toutes les façons, nous
passons notre vie à trembler. Alors un peu plus, un peu moins! La semaine
dernière, je me suis fait tabasser parce que j’avais mis un pare-soleil en
plastique dans ma voiture. La police m’a demandé pour qui je me prenais…
Ici, tout est interdit. Tout le monde s’espionne et se dénonce. Je me méfie
de mes amis. Et même de mes frères. Alors, si les Américains veulent venir
finir le travail commencé…» Ali se tait. Comme s’il en avait trop dit.
Comme s’il avait révélé un rêve secret. Un rêve auquel il ne croit pas
vraiment. En réalité, il doute beaucoup de la détermination des Etats-Unis:
«Ils viendront lâcher quelques bombes, peut-être. Mais renverser Saddam?
Jamais. Plusieurs fois, ils ont eu l’occasion de le faire. Mais pourquoi
s’en prendre à un homme qui leur garantit la stabilité à l’intérieur de
l’Irak et dans la région en terrorisant tout le monde? Ils donnent de la
voix. Mais la vérité, c’est que Saddam, c’est le pitbull des Américains au
Moyen-Orient!»
Tandis qu’Ali se confie, on passe devant les innombrables monuments érigés
par Saddam pour célébrer les combattants et les martyrs irakiens. Il y a le
monument aux martyrs, un immense dôme de mosquée bleue, coupé en deux, sous
lequel sont écrits des milliers de noms de soldats irakiens morts pendant
la guerre contre l’Iran. Il y a aussi l’abri antinucléaire d’Amariya, où
400 personnes ont péri carbonisées, dans la fournaise allumée par un
missile américain lors de l’opération Tempête du Désert.
Omniprésence de la guerre et des morts. Pour évacuer un peu de cette
pesanteur, les habitants de Bagdad plaisantent, affublent les hauts lieux
de l’histoire nationale de surnoms. Le monument aux martyrs est «l’œuf de
Saddam». Quant à la statue du président, le bras levé, devant la tour de
Bagdad, c’est «Saddam qui appelle un taxi». «Vous savez pourquoi personne
ne s’arrête? demande Ali. Parce que Saddam ne paie jamais ce qu’il doit!»
Jusqu’à la guerre du Golfe, Ali était membre du parti Baas. Il croyait à
l’unité du monde arabe, dont Saddam serait le champion. Et puis la carte du
parti, c’était la garantie d’une place à l’université et d’un bon salaire.
Lorsque Saddam a envahi le Koweit, l’ingénieur informaticien a quitté le
Baas. Un jour, son père, qui avait été jeté en prison sous la monarchie par
le Premier ministre Nouri Saïd, lui a demandé pourquoi les jeunes Irakiens
ne se soulevaient pas contre le régime de Saddam. «Je lui ai répondu que
lorsqu’il résistait, il ne risquait que la prison. Moi, ce serait la vie de
mes enfants que je mettrais en péril. Mais il a raison. Jour après jour je
perds mon humanité. J’étais un homme cultivé, j’adorais lire. Depuis la
guerre, je ne vis plus que pour nourrir ma famille. L’embargo, cette
malédiction que nous ont envoyée les Américains, sert de prétexte au régime
pour affamer le peuple.»
Difficile, pourtant, à Bagdad, de s’apercevoir que le pays est soumis à un
blocus. Chaque jour, des avions atterrissent à l’aéroport Saddam en
provenance d’Istanbul, Moscou, Damas ou Amman. Sur le boulevard 14 Ramadan,
dans le quartier Al Mansour, les échoppes regorgent de toutes sortes de
marchandises. Et les marchés, même dans le quartier populaire de Saddam
City, croulent sous les fruits et les légumes. Ici, on trouve tout. Et le
reste, on le commande, en Jordanie ou ailleurs. Mais seule une poignée de
dignitaires peut s’offrir ces biens. Avec un salaire quotidien de 4 000
dinars irakiens (environ 2 euros), Ali ne peut rien s’acheter de tout cela.
«Hier, ma fille de 4 ans m’a demandé de lui offrir un œuf. Je n’avais même
pas de quoi le lui payer. …»
L’étalage de ce luxe inaccessible accroît la rancœur des Irakiens contre un
régime qui permet à certains de prospérer grâce à l’embargo tandis que
d’autres en meurent. Car pendant que les autorités invitent les
journalistes à assister à l’agonie d’enfants leucémiques privés de
médicaments dans les hôpitaux publics, les plus riches s’offrent les
meilleurs soins dans des cliniques privées. De l’Etat-providence instauré
hier par le Baas, il ne reste que quelques vestiges. Comme ces mariages de
groupe organisés par Oudaï, un des fils de Saddam, à l’hôtel al-Sadeer,
nuit de noces comprise. Aujourd’hui, ce sont les organisations caritatives
islamistes qui se substituent au parti pour aider les plus pauvres. Pour
tenter de les contrôler ou de les contenir, Saddam fait construire de
gigantesques mosquées aux quatre coins de la ville. Mais même lorsqu’il
bâtit des lieux de prière, le président irakien ne peut cacher ses
obsessions militaristes: l’une des dernières mosquées érigées a été
baptisée «Mère de toute les victoires» et ses minarets sont en forme de
Scuds: les missiles envoyés sur Israël pendant la guerre du Golfe…
Dans le quartier cossu d’al-Djadria, où les propriétés sont protégées par
des haies taillées en pyramides, des Mercedes et des BMW aux vitres fumées
sont garées devant les luxueux restaurants de la rue Arasat. Ici, les
additions peuvent atteindre jusqu’à 50 dollars, soit un an de salaire d’un
chirurgien ou d’un professeur du secondaire. C’est là que dînent les
dignitaires du parti, la garde rapprochée de Saddam et surtout cette
nouvelle classe aisée qui s’est enrichie du commerce illicite du pétrole.
Chaque jour, près de 600 000 barils échappent ainsi au contrôle de l’ONU,
soit un quart des exportations irakiennes. Ainsi s’explique, selon un
spécialiste des affaires pétrolières, que le troisième partenaire
commercial de l’Irak soit désormais tantôt la Suisse, tantôt le
Liechtenstein…
Pour le rang de premier partenaire, la compétition est féroce. Parmi les
candidats, Saddam a pris l’habitude de récompenser ceux qui savent plaider
sa cause auprès de l’ONU. Et de punir les autres. Cette année, la Russie
vient de détrôner la France. A l’origine de cette récente «disgrâce» le
soutien apporté par Paris à l’idée des «sanctions intelligentes» au sein du
Conseil de Sécurité. Les Irakiens n’ont pas apprécié que, sous prétexte
d’un allégement des sanctions, on cherche à leur imposer un contrôle des
frontières qui entraverait le marché noir. «Les Etats-Unis rêvent d’un axe
proaméricain qui passerait par Israël, la Jordanie, l’Irak, le Pakistan: un
"axe du bien" qui renouerait avec le pacte de Bagdad signé en
1955, confie un diplomate russe qui juge les stratèges de Washington bien
optimistes. Saddam s’est largement inspiré du modèle soviétique. Grâce au
parti, omniprésent, il tient bien le pays. Il a su mater les chiites dans
le sud. Je doute que les Américains réussissent à l’écarter aisément. Et
puis pour le remplacer par qui?» «Il n’y a personne, dit un commerçant.
Ceux de Londres sont trop coupés des réalités du pays. Et les généraux en
exil sont trop compromis avec le régime.» Et Qoussaï, le fils de Saddam qui
dirige les services secrets et qui a supplanté son frère aîné, Oudaï, jugé
trop violent? Certains diplomates occidentaux évoquent la «bonne influence»
qu’il exercerait sur son père. C’est lui qui l’aurait convaincu de faire
preuve de bonne volonté face à un éventuel retour des inspecteurs de l’ONU.
A l’évocation de son nom, Ali le chauffeur de taxi frissonne. A-t-il peur
de Qoussaï? A cette question, il répond par une autre question. «Et vous,
est-ce que vous avez peur de la mort? C’est cela mon pays. Avec ou sans
Saddam, nous n’avons plus d’espoir. Je vous ai dit la vérité. Que Dieu me
vienne en aide!»
SARA
DANIEL
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Bagdad
vu à travers les vitres étoilées d’un taxi
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Les armes
secrètes de «Docteur Germe»
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Depuis
le départ des inspecteurs de la Commission spéciale des Nations unies
chargée du désarmement de l’Irak (Unscom), en décembre 1998, les
spéculations sur les stocks d’armes dont dispose Saddam vont bon train. Les
photos satellites dont dispose l’ONU montrent que les Irakiens auraient
reconstruit d’anciennes fabriques d’armes mais on ignore si elles sont en
activité et ce qu’elles produisent. On sait, en revanche, qu’en 1998,
l’Agence internationale de l’Energie atomique avait démantelé 40 complexes
de recherche nucléaire, dont trois sites utilisant ou produisant de
l’uranium enrichi. En fait, il est difficile de dire aujourd’hui si l’Irak
a pu reprendre sa course à l’arme atomique, comme les Américains le
redoutent. L’équipe de l’Unscom a pu neutraliser, avant son départ, 38 500
munitions chimiques et des centaines de tonnes d’agents chimiques et de
matériel servant à les produire, mais les Irakiens n’ont jamais voulu
fournir de précisions sur les centaines de milliers d’armes chimiques
produites pendant la guerre avec l’Iran. On peut donc craindre que des
milliers d’entre elles, remplies de gaz moutarde ou de VX, soient encore
dissimulés en Irak. Autre préoccupation des Etats-Unis: avec Rihab Taha,
surnommé «Docteur Germe» par les inspecteurs de l’ONU, l’Irak dispose de
l’un des meilleurs spécialistes en armes chimiques de la région.
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Sara Daniel
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Saddam:
des sanctions... qui rapportent
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Depuis
la guerre du Golfe, tous les produits destinés à l’Irak étaient soumis à
l’approbation d’un «Comité des sanctions» des Nations unies. A partir du 1er
juin, seuls les produits à usage militaire ou ceux qui figurent sur une
liste de produits licites – que le Conseil de Sécurité à mis cinq mois à
élaborer – seront astreints à ce contrôle. Cette nouvelle résolution
devrait simplifier l’importation en Irak de produits civils. «Avant, on
interdisait tout, sauf ce qui était autorisé. Désormais, on peut tout
importer, sauf ce qui est interdit», résume un diplomate.
Depuis l’adoption de la résolution «pétrole contre nourriture» en décembre
1996, l’ONU a révisé tous les six mois les exportations de pétrole irakien.
Aujourd’hui l’Irak a quasiment retrouvé sa production d’avant l’embargo.
Mais la majorité des fonds qui proviennent des exportations légales de
pétrole doivent transiter sur un compte à New York géré par la BNP pour
l’ONU, avant d’être débloqués par le comité des sanctions pour l’achat de
biens «civils». Actuellement, 30 % du montant des ventes de brut irakien
servent à payer les dommages de la guerre au Koweït et les frais de
fonctionnement du régime des sanctions.
Il y a quatre ans, Saddam Hussein, à court de liquidités, a imposé un
dessous de table de 25 à 35 cents par baril aux importateurs. L’ONU a
interdit aux grandes compagnies de verser cette «taxe» et, depuis,
l’Irak est le paradis des «intermédiaires». Plus de 900 entreprises
pétrolières travaillent avec Saddam Hussein en toute illégalité. D’obscures
compagnies, mais aussi de grands pétroliers comme Shell. L’ONU et
Washington - 70% de ce pétrole est consommé aux Etats-Unis – ferment les yeux
sur ce trafic qui représente une manne providentielle pour des Etats comme
la Syrie et la Jordanie que Washington ne souhaite pas voir déstabilisés.
Quant à Saddam, qui touche un pourcentage sur chaque transaction, il semble
bénéficier largement du système: selon le magazine «Forbes», la fortune du
dictateur irakien et de sa famille s’élèverait à près de 7 milliards de
dollars.
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Sara Daniel
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L’après-Saddam
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Pour conduire
la rébellion en Irak et succéder à Saddam, les Américains n’ont encore
trouvé, comme en Afghanistan, ni leur Alliance du Nord ni leur Hamid
Karzaï.
Ahmed Chalabi, le chef de file de l’opposition irakienne à Londres et
l’homme des Etats-Unis, a quitté l’Irak depuis 1958. De multiples scandales
financiers ont entaché sa réputation. Et le Congrès national irakien – la
fédération de mouvements d’opposition qu’il représente – n’a aucune
influence en Irak. En outre Chalabi, qui est chiite, est très mal vu des
Saoudiens. Riyad comme Ankara jugent les chiites irakiens peu sûrs.
D’ailleurs, l’ayatollah Hakim, chef de l’Assemblée suprême de la révolution
islamique en Irak et principal opposant chiite, qui dispose en Iran de 20
000 hommes, a déjà assuré qu’en cas d’attaque américaine, son parti ne
collaborerait ni avec les Américains ni avec Saddam.
Les Kurdes, qui disposent d’une force de 85 000 hommes, sont déchirés par
des querelles fratricides. Divisés entre l’Union patriotique du Kurdistan
de Jalal Talabani et le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani,
ils redoutent, en s’engageant dans un conflit, de perdre leur indépendance
et la manne que leur procure la contrebande de pétrole avec la Turquie.
Le Mouvement des Officiers libres, qui rassemble d’anciens officiers
supérieurs de l’armée de Saddam, pour la plupart en exil, pourrait prendre
la tête d’une opposition hétéroclite. Mais son représentant le plus
autorisé, le général Nizar al-Khazraji, l’un des seuls hommes à avoir osé
tenir tête à Saddam Hussein, est aussi accusé d’avoir participé à l’attaque
chimique contre les Kurdes.
Qoussaï et Oudaï Hussein, les deux fils de Saddam pourraient avoir
la tentation de renverser leur père. A 34 ans, le premier dirige déjà le
contre-espionnage, le renseignement, et place ses amis aux postes influents
– à la grande fureur de son frère aîné, qu’il a évincé. En cas de
disparition du Raïs, la lutte fratricide entre les deux hommes pourrait
dégénérer en conflit armé.
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Sara Daniel
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