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Reportage Irak 1

 

Article rédigé en mai 2002

 

 

 

 

 

Sara Daniel

 

 

 

En attendant l’opération américaine...

 

 

 

«Ici, tout est interdit. Tout le monde s’espionne et se dénonce. Je me méfie de mes amis. Et même de mes frères», confie un habitant de Bagdad. Et dans la capitale, la population supporte de plus en plus mal des sanctions internationales qui affament le pays tout en faisant la fortune du dictateur et des dignitaires du régime

 

Irak : Les prisonniers de Saddam



Que se passe-t-il à Bagdad? La lassitude d’un peuple résigné aurait-elle eu raison de la terreur? Les rumeurs de fin de règne seraient-elles cette fois prises au sérieux par les Irakiens eux-mêmes? Après tant d’années de spontanéité patriotique obligatoire, voici que les habitants de la capitale osent déserter le Théâtre national qui affiche une pièce écrite par Saddam Hussein. Et voici, chose impensable jusqu’à présent, que le peuple vaque à ses occupations le jour de l’anniversaire du président. Tout se passe comme si, au lieu de mobiliser le peuple derrière le raïs, les menaces américaines autorisaient les Irakiens à prendre quelques libertés vis-à-vis d’un régime qui les étouffe.
C’est le mois dernier à Tikrit que cet épuisement du peuple irakien était le plus visible. De mémoire de diplomate, on n’avait jamais vu une aussi triste cérémonie d’anniversaire dans la ville natale du président. Des enfants déguisés en kamikazes palestiniens défilant, le regard morne. Des slogans scandés sans conviction. Une foule fatiguée. Et un président absent. Car l’homme qui a reçu ce jour-là les acclamations de la foule n’était pas Saddam Hussein. Il lui ressemblait. Il avait sa silhouette, ses gestes. Par le passé, il lui a même souvent servi de doublure. Ce «faux Saddam» était le cousin du vrai: Ali Hassan al-Majid. Celui qu’on surnomme «Ali le chimiste» depuis qu’il a supervisé al-Anfal, l’offensive de 1988 contre les Kurdes irakiens, où les bombardements aux gaz de combat ont fait près de 200 000 morts autour de Halabja.
Saddam, lui, ne s’expose pas aux coups des Américains. Selon ses porte-parole, il a fêté son anniversaire «en famille», à l’abri dans un de ses nombreux palais. Et sous la protection de la garde présidentielle, qu’il a fait renforcer depuis les nouvelles menaces de Washington. Déçus de ne pas l’apercevoir, les ambassadeurs présents se sont consolés en mangeant une part du gâteau à la crème de 100 kilos offert par le président à ses invités. Un gâteau en forme de fleur parce que Saddam est «le printemps de l’Irak». Les photographes, eux, immortalisaient le cadeau d’anniversaire du «président»: une sculpture d’or et d’argent de 67 kilos représentant le président à cheval dressé sur un tank, avec à ses pieds un palais, une mosquée, un missile Scud et un chasseur bombardier. Dans le ciel, le ballet des avions de combat et des hélicoptères vendus par la Russie et la France pendant la guerre avec l’Iran rappelaient que la nation était sur ses gardes.
Appelons-le Ali. Autrefois ingénieur, Ali est devenu, depuis l’embargo, chauffeur de taxi à Bagdad. Il est perclus de courbatures. Le jour de l’anniversaire, il a défilé plus de cinq heures dans les rues de la capitale irakienne les bras en l’air. Ali n’avait pas le choix. Les hommes du parti Baas sont venus le chercher à l’aube. Comme nombre de ses compatriotes, Ali n’ose pas avouer qu’il a peur des bombardements américains: un Irakien ne doit avoir peur de rien. Il procède donc par allusions. Une gymnastique à laquelle on s’habitue vite en Irak. Ali raconte ainsi longuement les heures que sa femme et ses filles passaient, cachées sous leur lit, pendant les frappes américaines en 1991. Il parle de leurs mâchoires qui s’entrechoquaient, des masques protecteurs en tissu qu’ils avaient confectionnés.
A l’abri des oreilles indiscrètes, au volant de son taxi, il va jusqu’à murmurer, dans un bref sursaut de confiance: «De toutes les façons, nous passons notre vie à trembler. Alors un peu plus, un peu moins! La semaine dernière, je me suis fait tabasser parce que j’avais mis un pare-soleil en plastique dans ma voiture. La police m’a demandé pour qui je me prenais… Ici, tout est interdit. Tout le monde s’espionne et se dénonce. Je me méfie de mes amis. Et même de mes frères. Alors, si les Américains veulent venir finir le travail commencé…» Ali se tait. Comme s’il en avait trop dit. Comme s’il avait révélé un rêve secret. Un rêve auquel il ne croit pas vraiment. En réalité, il doute beaucoup de la détermination des Etats-Unis: «Ils viendront lâcher quelques bombes, peut-être. Mais renverser Saddam? Jamais. Plusieurs fois, ils ont eu l’occasion de le faire. Mais pourquoi s’en prendre à un homme qui leur garantit la stabilité à l’intérieur de l’Irak et dans la région en terrorisant tout le monde? Ils donnent de la voix. Mais la vérité, c’est que Saddam, c’est le pitbull des Américains au Moyen-Orient!»
Tandis qu’Ali se confie, on passe devant les innombrables monuments érigés par Saddam pour célébrer les combattants et les martyrs irakiens. Il y a le monument aux martyrs, un immense dôme de mosquée bleue, coupé en deux, sous lequel sont écrits des milliers de noms de soldats irakiens morts pendant la guerre contre l’Iran. Il y a aussi l’abri antinucléaire d’Amariya, où 400 personnes ont péri carbonisées, dans la fournaise allumée par un missile américain lors de l’opération Tempête du Désert.
Omniprésence de la guerre et des morts. Pour évacuer un peu de cette pesanteur, les habitants de Bagdad plaisantent, affublent les hauts lieux de l’histoire nationale de surnoms. Le monument aux martyrs est «l’œuf de Saddam». Quant à la statue du président, le bras levé, devant la tour de Bagdad, c’est «Saddam qui appelle un taxi». «Vous savez pourquoi personne ne s’arrête? demande Ali. Parce que Saddam ne paie jamais ce qu’il doit!»
Jusqu’à la guerre du Golfe, Ali était membre du parti Baas. Il croyait à l’unité du monde arabe, dont Saddam serait le champion. Et puis la carte du parti, c’était la garantie d’une place à l’université et d’un bon salaire. Lorsque Saddam a envahi le Koweit, l’ingénieur informaticien a quitté le Baas. Un jour, son père, qui avait été jeté en prison sous la monarchie par le Premier ministre Nouri Saïd, lui a demandé pourquoi les jeunes Irakiens ne se soulevaient pas contre le régime de Saddam. «Je lui ai répondu que lorsqu’il résistait, il ne risquait que la prison. Moi, ce serait la vie de mes enfants que je mettrais en péril. Mais il a raison. Jour après jour je perds mon humanité. J’étais un homme cultivé, j’adorais lire. Depuis la guerre, je ne vis plus que pour nourrir ma famille. L’embargo, cette malédiction que nous ont envoyée les Américains, sert de prétexte au régime pour affamer le peuple.»
Difficile, pourtant, à Bagdad, de s’apercevoir que le pays est soumis à un blocus. Chaque jour, des avions atterrissent à l’aéroport Saddam en provenance d’Istanbul, Moscou, Damas ou Amman. Sur le boulevard 14 Ramadan, dans le quartier Al Mansour, les échoppes regorgent de toutes sortes de marchandises. Et les marchés, même dans le quartier populaire de Saddam City, croulent sous les fruits et les légumes. Ici, on trouve tout. Et le reste, on le commande, en Jordanie ou ailleurs. Mais seule une poignée de dignitaires peut s’offrir ces biens. Avec un salaire quotidien de 4 000 dinars irakiens (environ 2 euros), Ali ne peut rien s’acheter de tout cela. «Hier, ma fille de 4 ans m’a demandé de lui offrir un œuf. Je n’avais même pas de quoi le lui payer. …»
L’étalage de ce luxe inaccessible accroît la rancœur des Irakiens contre un régime qui permet à certains de prospérer grâce à l’embargo tandis que d’autres en meurent. Car pendant que les autorités invitent les journalistes à assister à l’agonie d’enfants leucémiques privés de médicaments dans les hôpitaux publics, les plus riches s’offrent les meilleurs soins dans des cliniques privées. De l’Etat-providence instauré hier par le Baas, il ne reste que quelques vestiges. Comme ces mariages de groupe organisés par Oudaï, un des fils de Saddam, à l’hôtel al-Sadeer, nuit de noces comprise. Aujourd’hui, ce sont les organisations caritatives islamistes qui se substituent au parti pour aider les plus pauvres. Pour tenter de les contrôler ou de les contenir, Saddam fait construire de gigantesques mosquées aux quatre coins de la ville. Mais même lorsqu’il bâtit des lieux de prière, le président irakien ne peut cacher ses obsessions militaristes: l’une des dernières mosquées érigées a été baptisée «Mère de toute les victoires» et ses minarets sont en forme de Scuds: les missiles envoyés sur Israël pendant la guerre du Golfe…
Dans le quartier cossu d’al-Djadria, où les propriétés sont protégées par des haies taillées en pyramides, des Mercedes et des BMW aux vitres fumées sont garées devant les luxueux restaurants de la rue Arasat. Ici, les additions peuvent atteindre jusqu’à 50 dollars, soit un an de salaire d’un chirurgien ou d’un professeur du secondaire. C’est là que dînent les dignitaires du parti, la garde rapprochée de Saddam et surtout cette nouvelle classe aisée qui s’est enrichie du commerce illicite du pétrole. Chaque jour, près de 600 000 barils échappent ainsi au contrôle de l’ONU, soit un quart des exportations irakiennes. Ainsi s’explique, selon un spécialiste des affaires pétrolières, que le troisième partenaire commercial de l’Irak soit désormais tantôt la Suisse, tantôt le Liechtenstein…
Pour le rang de premier partenaire, la compétition est féroce. Parmi les candidats, Saddam a pris l’habitude de récompenser ceux qui savent plaider sa cause auprès de l’ONU. Et de punir les autres. Cette année, la Russie vient de détrôner la France. A l’origine de cette récente «disgrâce» le soutien apporté par Paris à l’idée des «sanctions intelligentes» au sein du Conseil de Sécurité. Les Irakiens n’ont pas apprécié que, sous prétexte d’un allégement des sanctions, on cherche à leur imposer un contrôle des frontières qui entraverait le marché noir. «Les Etats-Unis rêvent d’un axe proaméricain qui passerait par Israël, la Jordanie, l’Irak, le Pakistan: un "axe du bien" qui renouerait avec le pacte de Bagdad signé en 1955, confie un diplomate russe qui juge les stratèges de Washington bien optimistes. Saddam s’est largement inspiré du modèle soviétique. Grâce au parti, omniprésent, il tient bien le pays. Il a su mater les chiites dans le sud. Je doute que les Américains réussissent à l’écarter aisément. Et puis pour le remplacer par qui?» «Il n’y a personne, dit un commerçant. Ceux de Londres sont trop coupés des réalités du pays. Et les généraux en exil sont trop compromis avec le régime.» Et Qoussaï, le fils de Saddam qui dirige les services secrets et qui a supplanté son frère aîné, Oudaï, jugé trop violent? Certains diplomates occidentaux évoquent la «bonne influence» qu’il exercerait sur son père. C’est lui qui l’aurait convaincu de faire preuve de bonne volonté face à un éventuel retour des inspecteurs de l’ONU.
A l’évocation de son nom, Ali le chauffeur de taxi frissonne. A-t-il peur de Qoussaï? A cette question, il répond par une autre question. «Et vous, est-ce que vous avez peur de la mort? C’est cela mon pays. Avec ou sans Saddam, nous n’avons plus d’espoir. Je vous ai dit la vérité. Que Dieu me vienne en aide!»

 

SARA DANIEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bagdad vu à travers les vitres étoilées d’un taxi

 

 

 

 

 

 

 

 

Les armes secrètes de «Docteur Germe»

Depuis le départ des inspecteurs de la Commission spéciale des Nations unies chargée du désarmement de l’Irak (Unscom), en décembre 1998, les spéculations sur les stocks d’armes dont dispose Saddam vont bon train. Les photos satellites dont dispose l’ONU montrent que les Irakiens auraient reconstruit d’anciennes fabriques d’armes mais on ignore si elles sont en activité et ce qu’elles produisent. On sait, en revanche, qu’en 1998, l’Agence internationale de l’Energie atomique avait démantelé 40 complexes de recherche nucléaire, dont trois sites utilisant ou produisant de l’uranium enrichi. En fait, il est difficile de dire aujourd’hui si l’Irak a pu reprendre sa course à l’arme atomique, comme les Américains le redoutent. L’équipe de l’Unscom a pu neutraliser, avant son départ, 38 500 munitions chimiques et des centaines de tonnes d’agents chimiques et de matériel servant à les produire, mais les Irakiens n’ont jamais voulu fournir de précisions sur les centaines de milliers d’armes chimiques produites pendant la guerre avec l’Iran. On peut donc craindre que des milliers d’entre elles, remplies de gaz moutarde ou de VX, soient encore dissimulés en Irak. Autre préoccupation des Etats-Unis: avec Rihab Taha, surnommé «Docteur Germe» par les inspecteurs de l’ONU, l’Irak dispose de l’un des meilleurs spécialistes en armes chimiques de la région.

 

 

 

Sara Daniel

Saddam: des sanctions... qui rapportent

Depuis la guerre du Golfe, tous les produits destinés à l’Irak étaient soumis à l’approbation d’un «Comité des sanctions» des Nations unies. A partir du 1er juin, seuls les produits à usage militaire ou ceux qui figurent sur une liste de produits licites – que le Conseil de Sécurité à mis cinq mois à élaborer – seront astreints à ce contrôle. Cette nouvelle résolution devrait simplifier l’importation en Irak de produits civils. «Avant, on interdisait tout, sauf ce qui était autorisé. Désormais, on peut tout importer, sauf ce qui est interdit», résume un diplomate.
Depuis l’adoption de la résolution «pétrole contre nourriture» en décembre 1996, l’ONU a révisé tous les six mois les exportations de pétrole irakien. Aujourd’hui l’Irak a quasiment retrouvé sa production d’avant l’embargo. Mais la majorité des fonds qui proviennent des exportations légales de pétrole doivent transiter sur un compte à New York géré par la BNP pour l’ONU, avant d’être débloqués par le comité des sanctions pour l’achat de biens «civils». Actuellement, 30 % du montant des ventes de brut irakien servent à payer les dommages de la guerre au Koweït et les frais de fonctionnement du régime des sanctions.
Il y a quatre ans, Saddam Hussein, à court de liquidités, a imposé un dessous de table de 25 à 35 cents par baril aux importateurs. L’ONU a interdit aux grandes compagnies de verser cette «taxe» et, depuis, l’Irak est le paradis des «intermédiaires». Plus de 900 entreprises pétrolières travaillent avec Saddam Hussein en toute illégalité. D’obscures compagnies, mais aussi de grands pétroliers comme Shell. L’ONU et Washington - 70% de ce pétrole est consommé aux Etats-Unis – ferment les yeux sur ce trafic qui représente une manne providentielle pour des Etats comme la Syrie et la Jordanie que Washington ne souhaite pas voir déstabilisés. Quant à Saddam, qui touche un pourcentage sur chaque transaction, il semble bénéficier largement du système: selon le magazine «Forbes», la fortune du dictateur irakien et de sa famille s’élèverait à près de 7 milliards de dollars.

 

 

 

Sara Daniel

 

 

 

 

 

 

L’après-Saddam

Pour conduire la rébellion en Irak et succéder à Saddam, les Américains n’ont encore trouvé, comme en Afghanistan, ni leur Alliance du Nord ni leur Hamid Karzaï.
Ahmed Chalabi, le chef de file de l’opposition irakienne à Londres et l’homme des Etats-Unis, a quitté l’Irak depuis 1958. De multiples scandales financiers ont entaché sa réputation. Et le Congrès national irakien – la fédération de mouvements d’opposition qu’il représente – n’a aucune influence en Irak. En outre Chalabi, qui est chiite, est très mal vu des Saoudiens. Riyad comme Ankara jugent les chiites irakiens peu sûrs. D’ailleurs, l’ayatollah Hakim, chef de l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak et principal opposant chiite, qui dispose en Iran de 20 000 hommes, a déjà assuré qu’en cas d’attaque américaine, son parti ne collaborerait ni avec les Américains ni avec Saddam.
Les Kurdes, qui disposent d’une force de 85 000 hommes, sont déchirés par des querelles fratricides. Divisés entre l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani et le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, ils redoutent, en s’engageant dans un conflit, de perdre leur indépendance et la manne que leur procure la contrebande de pétrole avec la Turquie.
Le Mouvement des Officiers libres, qui rassemble d’anciens officiers supérieurs de l’armée de Saddam, pour la plupart en exil, pourrait prendre la tête d’une opposition hétéroclite. Mais son représentant le plus autorisé, le général Nizar al-Khazraji, l’un des seuls hommes à avoir osé tenir tête à Saddam Hussein, est aussi accusé d’avoir participé à l’attaque chimique contre les Kurdes.
Qoussaï et Oudaï Hussein, les deux fils de Saddam pourraient avoir la tentation de renverser leur père. A 34 ans, le premier dirige déjà le contre-espionnage, le renseignement, et place ses amis aux postes influents – à la grande fureur de son frère aîné, qu’il a évincé. En cas de disparition du Raïs, la lutte fratricide entre les deux hommes pourrait dégénérer en conflit armé.

Sara Daniel

 

 

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