Reportage Irak
Sara Daniel
Article rédigé fin avril 2003
«Aujourd’hui, ils ont visé les jambes»
Mossoul : pourquoi les marines ont-ils paniqué?
Dans la ville du Nord, tout le monde s’arme : Kurdes,
Arabes ou opposants revenus d’exil. La course pour le
pouvoir est lancée sous l’œil d’une armée américaine
souvent débordée...
C’est un petit cercueil de mauvais bois qui tressaute
dans une camionnette Datsun. Un cercueil d’enfant tenu
par des parents aux visages contractés par la douleur.
Aux journalistes qui suivent le cortège qui roule à
toute allure vers le cimetière de Mossoul, les hommes
montrent le poing: «C’est cela, la démocratie
américaine? C’est cela, la guerre de libération?…»
C’est en tout cas certainement le plus grave
«cafouillage» de l’opération Liberté pour l’Irak. A
Mossoul, la semaine dernière, les soldats américains
ont tiré deux jours de suite dans la foule. Sur des
passants. Sur des enfants. Quinze morts, plusieurs
dizaines de blessés: c’est le triste bilan de
l’affolement des marines devant les émeutes qui ont
secoué la ville. Les forces américaines ont-elles
essuyé des coups de feu ou des jets de pierre avant de
répliquer si aveuglément? Les versions diffèrent. Mais
tout le monde s’accorde à dire que c’est le discours
d’un homme, un allié des Américains, qui a exaspéré la
foule. Mishan al-Jabouri. Aux quatre coins de la
ville, on maudit le nom de ce fondateur du Parti de la
Patrie qui regroupe des officiers baassistes
dissidents. Chef de la tribu arabe sunnite des
Joubouri qui a soutenu le régime de Saddam avant de
faire les frais de sa répression. Mishan a beau être
une des six personnalités qui représentent le conseil
de l’opposition en exil, pour le peuple de Mossoul, il
personnifie l’ancien régime et l’opportunisme de
dernière heure. Alors c’est peu de dire que sa
prestation de gouverneur est mal passée. Ici les
Arabes sunnites l’accusent du plus grave des crimes:
être le cheval de Troie des Kurdes dans la ville.
Ahmed al-Khayat, qui se présente comme un
«businessman», se propose d’escorter les visiteurs
dans Mossoul pour qu’ils n’aient pas «une trop
mauvaise impression de sa ville». En slalomant entre
les voitures renversées qui brûlent et les
marchandises pillées, il explique: «Nous n’en avons
pas fini avec le régime baassiste pour être
aujourd’hui contrôlés par les Kurdes. Ni par leurs
valets arabes. Jabouri est un allié proche du leader
kurde Massoud Barzani. Les Américains s’adressent aux
mauvaises personnes…» Ahmed nous conduit à l’hôpital
Saddam de Mossoul où son frère est chirurgien en chef.
Le docteur Muzahim al-Khayat pare au plus pressé. Les
opérations sont rudes; il n’y a plus d’analgésiques.
«Hier les marines tiraient pour tuer, aujourd’hui ils
ont visé les jambes», commente le chirurgien,
professionnel. Othman Daoud Ali avait un drapeau
irakien dans les mains lorsque les Américains ont
ouvert le feu. On vient de l’amputer de sa jambe. Trop
tard, selon l’un des infirmiers. Le jeune homme est en
train de mourir. Djabar Ahmed Ibrahim, 12 ans vendait
des petits gâteaux sur le trottoir lorsqu’il a reçu
une balle à la hanche. Son père qui lui tient la main
laisse échapper un long soupir. La souffrance de son
enfant l’accable: «Les Américains devaient nous aider,
pas nous tuer. Il faut sauver Mossoul!» Le chirurgien,
lui, admet qu’il comprend mal la stratégie américaine:
«Mossoul est plein d’hommes de bonne volonté; alors
pourquoi aller chercher des gens compromis avec le
gang des Tikritis ou des exilés corrompus qui ne
représentent personne?» Devant l’hôpital, soudain on
entend des coups de feu. C’est l’affolement. Des
peshmergas – ou qui se prétendent tels – courent
derrière un Feddayin qui n’est peut-être qu’un
pillard. On jette l’homme au sol, une kalachnikov
braquée sur sa tête. Tout le monde se disperse de peur
d’être touché par une balle…
Depuis le drame, à Mossoul, les Américains ont déserté
le palais du gouverneur. Tout un symbole. Le pouvoir
est vacant. Tout le monde s’arme, se protège comme il
peut. Chaque parti possède son arsenal. Dans le
quartier kurde, le siège de l’Union patriotique du
Kurdistan exhibe l’artillerie qu’il a «confisquée» à
l’armée irakienne en déroute et propose à ses
visiteurs une escorte armée pour l’accompagner dans la
ville… Pour trouver les Américains, il faut aller sur
la base aérienne. C’est là que le colonel Robert
Waltermeyer, le commandant en chef de Mossoul, a
installé ses quartiers. Le militaire confie son
désarroi: «Je dirais que le cas de Mossoul est unique.
Et que nous avons vraiment eu une semaine très
spéciale. Mais la dernière chose à laquelle nous nous
attendions, c’était à un soulèvement.» Pour comprendre
le drame qui s’est déroulé ici et l’affolement des
marines, il faut remonter à l’histoire de la prise de
la ville: «En fait lorsque nous sommes rentrés dans
Mossoul, nous étions moins de 30 soldats américains…
Ce sont les peshmergas accompagnés par les hommes de
Jabouri qui nous ont précédés.» Comment pacifier une
ville de 3 millions d’habitants avec 30 hommes? «Le
parti de Barzani nous avait mis en contact avec
Jabouri qui nous a aidés à plusieurs reprises»,
reconnaît le colonel qui prend aujourd’hui ses
distances avec l’homme honni par les habitants de
Mossoul.
Dans la majestueuse villa d’«Ali le chimique», un
cousin de Saddam tenu pour responsable du gazage des
Kurdes en 1988, où Mishan al-Jabouri a élu domicile,
le président du Parti de la Patrie donne sa version de
la reddition de la ville: «J’ai reçu une lettre des
chefs de tribu me demandant de venir seul avec ma
milice dans la ville. Les Américains voulaient obtenir
la signature d’un cessez-le-feu. Je leur ai expliqué
qu’en Irak cela ne se passait pas comme cela. Quelques
heures après, ils ont fini par me laisser entrer dans
Mossoul, escorté par les tribus.»
Aujourd’hui, malgré la disgrâce américaine, dans son
jardin d’eucalyptus et de roses qui domine le Tigre,
Jabouri se comporte comme le vrai gouverneur de la
ville. Il a convoqué une équipe de la télévision
locale, dont il a pris le contrôle, pour s’adresser
aux habitants de Mossoul. Pendant trente-cinq minutes,
il parle de la sécurité de la ville, de l’organisation
du prochain conseil municipal et de la parité du dinar
irakien… Il rappelle à l’ex-police de Saddam qui a
repris du service à la demande des Américains que lui,
Jabouri, est le seul maître à bord. Et propose
d’augmenter les salaires… Depuis le drame de la
fusillade, entre le chef militaire américain de la
ville et le gouverneur autoproclamé, le torchon brûle.
«Ce colonel américain ne sera pas là pour toujours,
s’amuse Jabouri, il m’a communiqué ses ordres les
mains sur les hanches. Le héros d’une série
impérialiste qui aurait pour décor le Moyen-Orient. Je
pense qu’il avait oublié qu’il était à Mossoul...»
Pour le leader sunnite, la troisième ville de l’Irak
n’est qu’une étape. Il rêve d’un destin politique
national. «Sur dix décisions que prennent les
Américains, neuf sont mauvaises, poursuit le chef de
tribu pour qui la pire de ces mauvaises décisions aura
été d’armer le CNI (Congrès national irakien), le
parti de son rival Ahmed Chalabi. Car la dernière
chose dont nous avons besoin, c’est d’une autre
milice. A croire que les Américains ont envie de nous
voir nous entretuer…»
Au siège de l’Armée de Libération irakienne, le major
américain David Grosso entraîne quelques centaines de
nouvelles recrues. «Je dis à ces hommes qu’ils
pourraient être l’embryon d’une future armée
irakienne. Qu’ils sont comme les pères fondateurs de
la Nation [américaine] en 1776», dit-il, lyrique. Mais
comment le major justifie t-il le fait que l’armée
américaine ait choisi d’armer un seul des partis de
l’opposition irakienne? «L’Armée de Libération
irakienne et le parti de Chalabi ne sont pas
directement liés. Certes, il y a cette inscription CNI
sur notre mur. Mais mon travail consiste à assurer la
sécurité de la ville, pas à nettoyer les graffitis»,
se justifie le major. Avant de se pencher sur une
question qui lui semble autrement plus importante:
«Dites à vos lecteurs français que nous, les
Américains, nous n’oublierons jamais. Ni la Normandie.
Ni cette trahison…»
Quelques mètres plus loin, Nabil Moussaoui, le
représentant du CNI d’Ahmed Chalabi, habillé d’un
tee-shirt treillis donne des directives à ses hommes.
Lorsqu’on lui demande quel est le lien entre l’Armée
de Libération nationale et son parti, il répond sans
détour: «C’est simple: nous sommes le bras armé du
CNI.» Moussaoui estime-t-il que c’est le rôle de ses
mentors américains de créer une milice de parti? «Un
jour, tous les partis devront être désarmés. Même le
CNI. Mais en attendant, nous devons protéger la
transition démocratique.» Sur la pelouse du camp
d’entraînement de la milice, il savoure sa victoire:
«L’administration américaine se déchire à propos de
notre armée. Le pire cauchemar du Département d’Etat
américain était de voir le CNI à Bagdad. Au fond,
l’équipe de Colin Powell soutenait les militaires
ex-baassistes en exil, ces fascistes. Mais c’est nous
qui avons gagné. Nous et Donald Rumsfeld...»
Devant la mosquée Aibat Matoun, des chaises et des
bureaux s’amoncellent. Le butin des pillages qu’on a
pu rassembler et qui sera restitué à l’université.
Mohatez Abder Raza, un des fidèles de la mosquée,
raconte: «Ce sont les peshmergas qui ont organisé ces
pillages. Nous en avons pris un la main dans le sac.
Et lorsque notre imam est allé demander des comptes au
parti kurde de Talabani, ils lui ont répondu qu’ils
avaient le droit de prendre tout ce qui avait
appartenu au gouvernement baassiste... Alors, après la
prière de vendredi, nous avons décidé d’organiser nos
check points et notre propre milice.» Pour assurer
leur sécurité, les fidèles de la mosquée Aibat Matoun
ne font confiance qu’à leur imam. Pas aux Américains
qui ont abandonné la ville. Ni aux policiers de Saddam
qui, à les entendre, ont peur des peshmergas. Encore
moins aux partis politiques qui ne représentent
qu’eux-mêmes. Selon le colonel Waltermeyer, 70% des
imams des mosquées de la ville ont contribué à
rétablir un semblant d’ordre dans Mossoul. Ils ont
livré les stocks d’armes que l’armée de Saddam avait
cachés dans leurs locaux. Et les 30% qui restent? Le
colonel reste évasif. Mohatez Abder Raza affirme, lui,
que des officines islamistesfinancées par les
wahhabites ont ouvert un bureau dans son quartier. Et
pourquoi après tout ne pas confier le pouvoir aux
imams? «Tout le monde les respecte. Ils ne sont pas
parachutés par les étrangers. Et ce sont les seuls qui
nous protègent…»
Sara Daniel