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Reportage sur le front de Khazar, à 20 kilomètres de Mossoul             

 

Sara Daniel

Article rédigé en avril 2003

 

 

 

Au nord du pays, les Kurdes occupent le terrain laissé libre par la retraite des soldats de Saddam. Officiellement, ils ne participent pas aux combats. Mais en fait... Sara Daniel, sur le front de Khazar, à 20 kilomètres de Mossoul

 

Kurdistan la guerre sans nom

Ils sont partis à la tombée du jour. Les soldats de Saddam ont déserté les pâturages qui entourent le village de Kalak. Depuis 1991, date à laquelle le Kurdistan irakien a gagné son autonomie, les silhouettes menaçantes des soldats du raïs, de leurs collines toutes proches, terrorisaient les habitants du village. Et depuis le début de la guerre, ils continuaient à toiser ces ruelles sans défense, offertes à leurs tirs. Alors, cette nuit, les combattants kurdes ont profité de leur retraite pour passer à l’offensive. Au petit matin, les peshmergas, accroupis dans l’herbe grasse, comptent à voix basse les morts de la veille, sous le regard de soldats des forces spéciales américaines. Personne ne doit encore savoir qu’il y a eu un combat ici. Officiellement, le front nord n’est pas ouvert. Les Turcs, qui ont massé leurs troupes à la frontière, ne veulent pas voir les Kurdes participer à la bataille.
Les combats se déroulent maintenant autour du village de Khazar, à une vingtaine de kilomètres à peine de la ville de Mossoul. Le général Sarbast Babiri, la moustache conquérante, prend la tête des peshmergas qui vont rejoindre le nouveau front. Comme ses hommes, il a l’air euphorique. «C’est notre terre que nous allons enfin reconquérir!» Jetant un regard à la dizaine de soldats américains qui les accompagnent, il s’empresse d’ajouter: «Mais nous attendrons l’ordre des Américains.» Les forces spéciales essaient de discipliner l’enthousiasme de leur alliés. «Pourquoi êtes-vous si pressés?», soupire un officier américain, avant de renoncer: «D’accord, passez devant, comme ça, si on vous tire dessus, vous nous couvrirez…» Malgré la désorganisation des combattants kurdes, le sergent John, qui a fait la guerre du Golfe, est plutôt content d’être là. «Les peshmergas sont de bons combattants: ils connaissent bien l’infanterie et les techniques de guérilla…»
L’officier avait néanmoins raison de se méfier: quelques kilomètres plus loin, les soldats irakiens ouvrent le feu. L’Américain, les bras encombrés par les longs tubes de deux lance-roquettes portables, se jette sur les bas-côtés, les journalistes sur ses talons. «Ces salopards résistent. Nous tenons une des extrémités du pont. Ils tiennent l’autre», explique un peshmerga qui se bat aux portes de Khazar. Les soldats veulent prendre le village qui se dresse de l’autre côté du pont. Il faut tenir cette route qui va de Kirkouk à Mossoul, entre ces deux villes qui rassemblent la moitié de l’armée irakienne.
Justement, des renforts de l’armée de Saddam arrivent de Mossoul: des pick-up qui roulent vers les lignes kurdes. Une fusée éclairante atterrit à quelques mètres de nous sur la route. Les impacts d’obus se rapprochent. Alors, avec leurs récepteurs GPS, les Américains guident les chasseurs-bombardiers F-18. En l’espace d’un quart d’heure, dix champignons de fumée vont s’élever dans la plaine. Les lignes de front sont si proches qu’il suffit d’une seule erreur de coordonnées pour que les Américains fassent un carnage dans leurs propres rangs. De la radio d’un des commandants peshmergas, on entend la voix de Wajih Barzani, le frère cadet du leader kurde Massoud Barzani et l’un des commandants en chef de l’armée du Parti démocratique du Kurdistan. C’est lui qui sera gravement blessé deux jours plus tard à cause d’une erreur de tir américain (voir encadré).
«N’ouvrez pas le feu les premiers!»
Sous les obus, l’injonction du chef de guerre paraît incongrue. Mais les consignes sont strictes. Les Kurdes ne doivent pas attaquer. «La résistance est féroce. Nous devons nous défendre!», rétorque un des combattants à son commandant. Quelques heures plus tard, le commandant Wajih Barzani lui-même vient passer les troupes en revue. Il reconnaît que les batailles des derniers jours marquent l’ouverture du front nord. Selon lui, les 3e et 5e corps d’armée, composés chacun d’environ 40000 hommes, attendent les forces de la coalition à Mossoul… «Mais les Turcs ne doivent pas s’inquiéter, souligne, prudent, le frère du président du PDK. Nous n’envisageons pas de faire de paix séparée du reste de l’Irak…»
Du front arrivent les premiers déserteurs irakiens. Ici, ils auront le statut de réfugiés et non de prisonniers de guerre. L’un d’entre eux accepte de raconter son histoire, à défaut de divulguer son nom. Le sergent à l’uniforme déchiré et au nez cassé est un Arabe sunnite originaire de Mossoul. Il n’a pas mangé depuis deux jours. Il a peur pour sa famille et réclame l’assistance de la Croix-Rouge. Cela fait dix-sept ans qu’il sert dans l’armée de Saddam, qui, en échange de sa fidélité, lui a fourni un lopin de terre, de l’argent et une voiture. Il y a quelques jours encore, il pensait que l’armée irakienne gagnerait la guerre sans difficulté: «Nous sommes tellement nombreux... Surtout à Mossoul. Et puis nous étions coupés du monde. Nos supérieurs nous avaient interdit d’écouter la radio, pour éviter que les Américains nous repèrent. Dans mon unité, nous étions cent cinq. Trente de mes camarades sont morts. A cause des bombardements américains, nous ne pouvions même plus sortir pour chercher à manger.» Le sergent a fait la guerre du Golfe en 1991, «mais il n’y a rien de commun entre ces deux guerres. Après le Koweït, beaucoup de soldats ont déserté pour un temps. Aujourd’hui, celui qui abandonne son poste met en danger toute sa famille». Le soldat se considère-t-il comme un patriote irakien? «Bien sûr que j’aime l’Irak, et surtout Mossoul. Quant à me sentir irakien… En Irak, il y a des chiites, des sunnites et des Kurdes…»
Deux kilomètres avant la ligne de front, la route borde trois pauvres villages de terre battue qui viennent d’être abandonnés à la hâte. A Nazamiya, le seul bâtiment de béton du village, le quartier général des militaires, n’est plus qu’un amoncellement de gravats. Des centaines de feuilles de papier gisent dans les décombres. Toute la paperasse de l’armée baassiste est là. Les livrets militaires des soldats, les ordres de permission. La liste des déserteurs de l’unité qui seront passés par les armes. Et le compte rendu des réunions de la cellule de parti du village, dont les deux derniers ordres du jour étaient: «Comment mourir bravement» et «Comment creuser une tranchée».
Dans une petite pièce en terre battue, les effets personnels d’un soldat sont restés dans un sac: un casque rouillé et un masque à gaz. Une dose d’atropine turque contre les gaz inervants. Une courte biographie de Michel Aflak, le fondateur du parti Baas, et une lettre manuscrite qui explique pourquoi les Américains mentent lorsqu’ils prétendent être favorables à la création d’un Etat palestinien. Un peu plus loin, un peshmerga, qui vient d’entrer dans une étable, s’agenouille à côté d’une vache pour recueillir une petite colombe blanche. Ses camarades l’empêchent de lui tordre le cou. «Mais c’est une colombe arabe», proteste le soldat avec un air de dégoût.
«C’est bien que les Américains soient enfin là», reconnaît Majid en déchirant en menus morceaux un billet de 1000 dinars irakien à l’effigie de Saddam trouvé dans une des maisons de Nazamiya, «mais c’est un peu tard. Où étaient-ils, nos "libérateurs", lorsque Saddam nous gazait? J’entends encore les cris des femmes et des enfants de mon village. Ils pleuraient si fort que Dieu lui-même a dû les entendre.»
Sarkawt, 34 ans, est lui aussi venu voir le premier village «libéré» par les Kurdes. Le visage de ce professeur d’anglais s’éclaire lorsqu’on lui parle de sa ville, Kirkouk, sa Jérusalem. Il brûle d’y retourner. De retrouver son père. Ses amis. Les rues de son enfance. Mais Sarkawt est pessimiste: il redoute que la chute du raïs irakien ne suffise pas à mettre un terme au calvaire du peuple kurde. «Le problème, ce n’est pas Saddam, ce sont les Arabes. Ils ne voudront jamais nous laisser notre capitale, Kirkouk. Vous verrez: cette question ne sera pas réglée avant des dizaines d’années.» Et les Turcomans, ces descendants des mercenaires engagés sous les Abbassides et qui prétendent être l’autre grande minorité de Kirkouk, comment les juge-t-il? «Eux, ce sont les valets des Turcs. Ils veulent nous confisquer notre ville.»
A quelques kilomètres de là, au siège du Front turcoman, à Erbil, le drapeau – un croissant de lune sur fond bleu – affiche clairement le lien qui unit la minorité à la Turquie. Les autorités du PDK accusent certains des membres du Front d’être des terroristes qui bénéficient de l’aide du régime de Saddam Hussein pour déstabiliser le Kurdistan. Dans le bureau du président du Front turcoman trône une grande photo de Kirkouk: «Kirkouk est une ville turcomane. Mais je crois aux vertus d’un gouvernement central», déclare avec conviction Sanan Ahmet Aga en turcoman, pendant que les bombes américaines qui pilonnent Kirkouk et Mossoul font claquer les portes de son bureau: «Mais l’accord, c’est que les peshmergas n’entreront pas à Kirkouk. Si les Arabes, les Kurdes ou les Turcomans cherchent à dominer la ville, alors je peux déjà vous le prédire: l’avenir de Kirkouk sera sombre…»

Sara Daniel

 

 

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