Ils sont
partis à la tombée du jour. Les soldats de Saddam ont déserté les pâturages
qui entourent le village de Kalak. Depuis 1991, date à laquelle le
Kurdistan irakien a gagné son autonomie, les silhouettes menaçantes des
soldats du raïs, de leurs collines toutes proches, terrorisaient les
habitants du village. Et depuis le début de la guerre, ils continuaient à
toiser ces ruelles sans défense, offertes à leurs tirs. Alors, cette nuit,
les combattants kurdes ont profité de leur retraite pour passer à l’offensive.
Au petit matin, les peshmergas, accroupis dans l’herbe grasse, comptent à
voix basse les morts de la veille, sous le regard de soldats des forces
spéciales américaines. Personne ne doit encore savoir qu’il y a eu un
combat ici. Officiellement, le front nord n’est pas ouvert. Les Turcs, qui
ont massé leurs troupes à la frontière, ne veulent pas voir les Kurdes
participer à la bataille.
Les combats se déroulent maintenant autour du village de Khazar, à une
vingtaine de kilomètres à peine de la ville de Mossoul. Le général Sarbast
Babiri, la moustache conquérante, prend la tête des peshmergas qui vont
rejoindre le nouveau front. Comme ses hommes, il a l’air euphorique. «C’est
notre terre que nous allons enfin reconquérir!» Jetant un regard à la dizaine
de soldats américains qui les accompagnent, il s’empresse d’ajouter: «Mais
nous attendrons l’ordre des Américains.» Les forces spéciales essaient
de discipliner l’enthousiasme de leur alliés. «Pourquoi êtes-vous si
pressés?», soupire un officier américain, avant de renoncer: «D’accord,
passez devant, comme ça, si on vous tire dessus, vous nous couvrirez…»
Malgré la désorganisation des combattants kurdes, le sergent John, qui a
fait la guerre du Golfe, est plutôt content d’être là. «Les peshmergas sont
de bons combattants: ils connaissent bien l’infanterie et les techniques de
guérilla…»
L’officier avait néanmoins raison de se méfier: quelques kilomètres plus
loin, les soldats irakiens ouvrent le feu. L’Américain, les bras encombrés
par les longs tubes de deux lance-roquettes portables, se jette sur les
bas-côtés, les journalistes sur ses talons. «Ces salopards résistent.
Nous tenons une des extrémités du pont. Ils tiennent l’autre», explique
un peshmerga qui se bat aux portes de Khazar. Les soldats veulent prendre
le village qui se dresse de l’autre côté du pont. Il faut tenir cette route
qui va de Kirkouk à Mossoul, entre ces deux villes qui rassemblent la
moitié de l’armée irakienne.
Justement, des renforts de l’armée de Saddam arrivent de Mossoul: des
pick-up qui roulent vers les lignes kurdes. Une fusée éclairante atterrit à
quelques mètres de nous sur la route. Les impacts d’obus se rapprochent.
Alors, avec leurs récepteurs GPS, les Américains guident les
chasseurs-bombardiers F-18. En l’espace d’un quart d’heure, dix champignons
de fumée vont s’élever dans la plaine. Les lignes de front sont si proches
qu’il suffit d’une seule erreur de coordonnées pour que les Américains
fassent un carnage dans leurs propres rangs. De la radio d’un des commandants
peshmergas, on entend la voix de Wajih Barzani, le frère cadet du leader
kurde Massoud Barzani et l’un des commandants en chef de l’armée du Parti
démocratique du Kurdistan. C’est lui qui sera gravement blessé deux jours
plus tard à cause d’une erreur de tir américain (voir encadré).
«N’ouvrez pas le feu les premiers!» Sous les obus, l’injonction du chef
de guerre paraît incongrue. Mais les consignes sont strictes. Les Kurdes ne
doivent pas attaquer. «La résistance est féroce. Nous devons nous
défendre!», rétorque un des combattants à son commandant. Quelques
heures plus tard, le commandant Wajih Barzani lui-même vient passer les
troupes en revue. Il reconnaît que les batailles des derniers jours
marquent l’ouverture du front nord. Selon lui, les 3e et 5e corps d’armée,
composés chacun d’environ 40000 hommes, attendent les forces de la
coalition à Mossoul… «Mais les Turcs ne doivent pas s’inquiéter, souligne,
prudent, le frère du président du PDK. Nous n’envisageons pas de faire
de paix séparée du reste de l’Irak…»
Du front arrivent les premiers déserteurs irakiens. Ici, ils auront le
statut de réfugiés et non de prisonniers de guerre. L’un d’entre eux
accepte de raconter son histoire, à défaut de divulguer son nom. Le sergent
à l’uniforme déchiré et au nez cassé est un Arabe sunnite originaire de
Mossoul. Il n’a pas mangé depuis deux jours. Il a peur pour sa famille et
réclame l’assistance de la Croix-Rouge. Cela fait dix-sept ans qu’il sert
dans l’armée de Saddam, qui, en échange de sa fidélité, lui a fourni un
lopin de terre, de l’argent et une voiture. Il y a quelques jours encore,
il pensait que l’armée irakienne gagnerait la guerre sans difficulté:
«Nous sommes tellement nombreux... Surtout à Mossoul. Et puis nous étions
coupés du monde. Nos supérieurs nous avaient interdit d’écouter la radio,
pour éviter que les Américains nous repèrent. Dans mon unité, nous étions
cent cinq. Trente de mes camarades sont morts. A cause des bombardements
américains, nous ne pouvions même plus sortir pour chercher à manger.»
Le sergent a fait la guerre du Golfe en 1991, «mais il n’y a rien de
commun entre ces deux guerres. Après le Koweït, beaucoup de soldats ont
déserté pour un temps. Aujourd’hui, celui qui abandonne son poste met en
danger toute sa famille». Le soldat se considère-t-il comme un patriote
irakien? «Bien sûr que j’aime l’Irak, et surtout Mossoul. Quant à me
sentir irakien… En Irak, il y a des chiites, des sunnites et des Kurdes…»
Deux kilomètres avant la ligne de front, la route borde trois pauvres
villages de terre battue qui viennent d’être abandonnés à la hâte. A
Nazamiya, le seul bâtiment de béton du village, le quartier général des
militaires, n’est plus qu’un amoncellement de gravats. Des centaines de
feuilles de papier gisent dans les décombres. Toute la paperasse de l’armée
baassiste est là. Les livrets militaires des soldats, les ordres de
permission. La liste des déserteurs de l’unité qui seront passés par les
armes. Et le compte rendu des réunions de la cellule de parti du village,
dont les deux derniers ordres du jour étaient: «Comment mourir
bravement» et «Comment creuser une tranchée».
Dans une petite pièce en terre battue, les effets personnels d’un
soldat sont restés dans un sac: un casque rouillé et un masque à gaz. Une
dose d’atropine turque contre les gaz inervants. Une courte biographie de
Michel Aflak, le fondateur du parti Baas, et une lettre manuscrite qui
explique pourquoi les Américains mentent lorsqu’ils prétendent être
favorables à la création d’un Etat palestinien. Un peu plus loin, un
peshmerga, qui vient d’entrer dans une étable, s’agenouille à côté d’une
vache pour recueillir une petite colombe blanche. Ses camarades l’empêchent
de lui tordre le cou. «Mais c’est une colombe arabe», proteste le
soldat avec un air de dégoût.
«C’est bien que les Américains soient enfin là», reconnaît Majid en
déchirant en menus morceaux un billet de 1000 dinars irakien à l’effigie de
Saddam trouvé dans une des maisons de Nazamiya, «mais c’est un peu tard. Où
étaient-ils, nos "libérateurs", lorsque Saddam nous gazait?
J’entends encore les cris des femmes et des enfants de mon village. Ils
pleuraient si fort que Dieu lui-même a dû les entendre.» Sarkawt,
34 ans, est lui aussi venu voir le premier village «libéré» par
les Kurdes. Le visage de ce professeur d’anglais s’éclaire lorsqu’on lui
parle de sa ville, Kirkouk, sa Jérusalem. Il brûle d’y retourner. De
retrouver son père. Ses amis. Les rues de son enfance. Mais Sarkawt est
pessimiste: il redoute que la chute du raïs irakien ne suffise pas à mettre
un terme au calvaire du peuple kurde. «Le problème, ce n’est pas Saddam, ce
sont les Arabes. Ils ne voudront jamais nous laisser notre capitale,
Kirkouk. Vous verrez: cette question ne sera pas réglée avant des dizaines
d’années.» Et les Turcomans, ces descendants des mercenaires engagés sous
les Abbassides et qui prétendent être l’autre grande minorité de Kirkouk,
comment les juge-t-il? «Eux, ce sont les valets des Turcs. Ils veulent
nous confisquer notre ville.»
A quelques kilomètres de là, au siège du Front turcoman, à Erbil, le
drapeau – un croissant de lune sur fond bleu – affiche clairement le lien
qui unit la minorité à la Turquie. Les autorités du PDK accusent certains
des membres du Front d’être des terroristes qui bénéficient de l’aide du
régime de Saddam Hussein pour déstabiliser le Kurdistan. Dans le bureau du
président du Front turcoman trône une grande photo de Kirkouk: «Kirkouk
est une ville turcomane. Mais je crois aux vertus d’un gouvernement
central», déclare avec conviction Sanan Ahmet Aga en turcoman, pendant
que les bombes américaines qui pilonnent Kirkouk et Mossoul font claquer
les portes de son bureau: «Mais l’accord, c’est que les peshmergas
n’entreront pas à Kirkouk. Si les Arabes, les Kurdes ou les Turcomans
cherchent à dominer la ville, alors je peux déjà vous le prédire: l’avenir
de Kirkouk sera sombre…»
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