«Le
parfum de Kirkouk!» Ferhad respire avec ravissement l’air chargé de vapeurs
d’essence. A l’écouter, cette odeur oppressante ne vient pas seulement des
tranchées où un pétrole visqueux, répandu par l’armée irakienne pour
perturber les tirs des avions américains, finit de brûler, ni des deux
puits de pétrole en flammes d’où s’échappent de lourdes volutes de fumée
violettes. Cette odeur, c’est l’âme de sa ville. Une ville qu’il n’a pas
revue depuis douze ans.
C’était pendant l’hiver 1991. Et Ferhad avait décidé de déserter Bagdad et
l’armée de Saddam pour venir prêter main-forte à la rébellion kurde dans le
nord. Ils auront tenu dix jours. Dix jours de liberté avant de devoir se
replier dans les villes du Kurdistan, au nord du 36e parallèle. A l’abri de
la terrible répression du raïs irakien. Alors, douze ans après, Ferhad a
une impression de déjà-vu lancinante. «Je suis dans un rêve»,
répète-t-il. Bien sûr, ce n’est pas la même route qu’il emprunte puisque,
cette fois, il vient du Nord et non de Bagdad. Mais ce sont les mêmes
scènes. L’explosion furieuse d’une ville tout juste libérée et pas encore
pacifiée. Dans les magnifiques pâturages du Kurdistan parsemés de
coquelicots, des habitants dépècent des taxis disloqués par les bombes. A
l’intérieur gisent encore les cadavres des soldats irakiens qui ont tenté
de fuir.
Dernier check point avant la ville. Dans un sens, il y les pick-up qui
reviennent déjà de Kirkouk chargés du butin de leur pillage. Dans l’autre,
il y a les camions remplis de peshmergas en armes, aux couleurs du Parti
démocratique du Kurdistan (PDK) ou de l’Union patriotique du Kurdistan
(UPK), qui tirent en l’air. Des centaines de voitures encastrées qui
klaxonnent. La circulation se fait à la kalachnikov. Personne ne s’occupe
des blessés. Un homme vient de Mossoul. Une balle de sniper lui a emporté
un morceau de joue. Sa chemise trempée de sang goutte dans la poussière. «C’est
un fedayin de Saddam qui m’a fait cela parce que j’étais kurde», explique-t-il
en montrant sa plaie béante. «Regardez comme c’est beau», rêve
Ferhad, le regard lointain, fixé sur la ville qui approche: «Ces
raffineries... Voilà mon école Abul-Malik. Et regardez, derrière ce char
qui brûle, c’est ma maison d’enfance!»
A l’entrée de la ville, la confusion est totale. Les peshmergas de la ville
kurde de Souleimaniyé, le front ceint d’un bandeau vert scandent: «Mama
Jalal!» Le nom affectueux de Jalal Talabani, le leader de l’UPK. Des
jeunes filles offrent des pâtisseries aux peshmergas en chantant:
«Longue vie à George Bush.» «C’est la première fois que je vois des femmes
dans la rue sans abayas», s’exclame Ferhad. Plusieurs bâtiments
flambent. Partout, on entend des coups de feu. Tirs de joie ou de revanche?
Les premiers sont presque aussi meurtriers que les seconds. Dans le palais
du gouverneur, cinq soldats américains fouillent des hommes qui sont le dos
au mur, les mains collées sur la tête. Ils sont une quinzaine, venus du
Soudan, du Yémen ou de Palestine pour prêter main-forte à l’armée de
Saddam.
Au fur et à mesure que Ferhad s’approche d’Imam Qassam, le quartier kurde
où se trouve la maison de ses parents, son angoisse grandit. Il longe les
rues de son quartier sans retrouver la maison et s’apprête à renoncer
lorsqu’il aperçoit son père sur le seuil d’un petit pavillon. L’homme a
vieilli bien sûr, mais il se tient droit malgré les ans, les exodes et les
séparations. Ils sont là, face à face, le père et le fils. Gênés de cette
immense émotion qui les submerge. Très vite, les voisins envahissent la
maison pour accueillir l’exilé. Une vieille femme qui vient de la ville
d’Halabja, bombardée aux gaz par l’armée irakienne en 1988, lève les bras
aux ciel, en remerciant Dieu et George Bush. Elle a encore peur que Saddam
revienne. Comme en 1991.
Les voisins donnent des nouvelles du «diable» du quartier à Ferhad: le chef
du parti Baas local, le terrible Abu Khaldun. L’apparatchik qui obligeait
les jeunes hommes à s’enrôler dans l’Armée Al-Qods et les femmes à venir
faire le ménage gratuitement au parti. C’est lui qui, dans le quartier,
mettait en œuvre l’arabisation de Kirkouk, en chassant tous les Kurdes qui n’en
étaient pas originaires depuis de longues générations. «Nos fils se sont
occupés de lui», se réjouit une voisine. «C’est Neman qui a eu la
chance de l’abattre», explique un autre voisin. A quelques rues de là,
le siège de la section du Baas révèle la violence de la bataille qui vient
de finir.
A Kirkouk, la seule statue encore debout ne représente pas Saddam, bien
sûr, mais Ata Kharullah, un grand chef turkmène. En passant devant le
monument, Ferhad sursaute: la plaque de la statue a été endommagée. «Si
on la détruit, ce sera une catastrophe, soupire-t-il, les Turkmènes diront
que ce sont les Kurdes qui l’ont fait.» De fait, dans le petit
attroupement qui se forme, le ton monte. Un vieux Kurde explique: «Il
faut déboulonner cette statue. Cet homme a tué des Kurdes.» «Ne faites pas
le jeu de l’ancien régime, explique Najat Mohammed, un étudiant – turkmène
– en sciences islamiques de 26 ans qui essaye de calmer la foule. Si Saddam
a mis cette statue là, c’est pour mieux diviser les Turkmènes et les Kurdes.»
En aparté, l’étudiant avoue son inquiétude. «Est-ce que Talabani et
Barzani, les chefs des partis kurdes, seront mieux que Saddam pour nous? Ce
n’est pas sûr. Les peshmergas sont venus faire main basse sur le pétrole de
Kirkouk. Et sur le reste. Regardez tous ces pillages. J’aurais aimé que les
Turcs envoient leurs soldats pour garder les bâtiments publics.» Et
l’étudiant qui semblait vouloir calmer le jeu se lance dans un
révisionnisme douteux: «Si le régime de Saddam n’avait pas pensé que
des soldats iraniens se cachaient à Halabja, il n’aurait jamais gazé les
Kurdes…»
Comme en écho à ses paroles, passe une Jeep de miliciens turkmènes,
reconnaissables à leur drapeau bleu. Le leader du Front turkmène à Kirkouk,
qui se prénomme en toute simplicité Mustapha Kemal, assure que ces milices
sont prêtes à intervenir si les Kurdes ne retirent pas leurs peshmergas et
leur police, qui assurent aujourd’hui l’ordre dans la ville aux côtés des
Américains.
A quelques centaines de mètres du square, se joue un autre drame ethnique.
Le siège de l’état civil de Kirkouk a été dévasté, des centaines de cartes
d’identité déchirées jonchent le sol. Les bruits les plus fous courent:
avant sa déroute, le régime baasiste aurait, dit-on, donné l’ordre de
brûler les papiers des Arabes qu’il avait transférés du sud pour faire
basculer l’équilibre démographique au détriment des Kurdes… Tout le monde
est à la recherche de ces preuves de «l’arabisation forcée» du Kurdistan.
L’enjeu est énorme. Trier les bons Arabes – ceux arrivés avant 1963 – des
mauvais Arabes. Organiser une nouvelle répartition ethnique de la
population. Rendre leurs biens aux Kurdes spoliés… Mais les pilleurs ou les
revanchards en seront pour leurs frais. Les responsables du PDK, le parti
de Massoud Barzani, conscients de l’enjeu, les ont devancés. Les cartes
d’identité et les documents de ceux qu’on appelle les «Achar taleth», les
«dix mille», parce que Saddam leur avait accordé 10000 dinars pour venir
s’installer dans les zones de peuplement kurdes, sont en sécurité dans un
hôtel gardé par des peshmergas armés.
Qui sont les Achar taleth? Ferhad déteste ces Arabes qui ont volé les
terres de son peuple. Mais il accepte, par curiosité, de nous accompagner
dans les quartiers où ils vivent. C’est un quartier de HLM délabrés,
baptisé le quartier «Saddam», où ils s’entassent dans des pièces
insalubres. Tous sont d’anciens baasistes. Quelques-uns, recherchés par les
autorités kurdes, se montrent menaçants. Tous évitent les peshmergas. Ils
se montrent d’abord nerveux de recevoir de la visite, puis ils éprouvent
vite un grand soulagement à pouvoir confier leurs malheurs. Chacun veut
raconter sa triste histoire. Egrener ses malheurs. Ils viennent d’Al-Kout
ou de Bassora. Beaucoup sont chiites. Ils étaient les plus pauvres des pauvres.
Alors, pour un lopin de terre, un appartement et un peu d’argent, ils sont
venus s’installer à Kirkouk. «Nous ne savions rien de ce programme
d’arabisation. Nous pensions juste à survivre…», explique un ancien
baasiste, dont la maison a été ravagée par des hommes en armes. Très vite
le régime a oublié ses promesses. Beaucoup de ces Arabes transplantés
étaient au chômage et chacun a payé un lourd tribut aux guerres
interminables qui ont ravagé le pays.
Enveloppée dans son abaya noire, Amida, un professeur d’arabe à la forte
personnalité, couvre la voix des hommes pour expliquer cette double
malédiction:«Les habitants de Kirkouk croient que nous étions les
protégés de Saddam. En fait, le régime s’est servi de nous. Sans rien nous
donner en échange. Les commerçants turkmènes refusent de nous vendre des
marchandises. Et les élèves kurdes ne veulent pas suivre mes cours… Si le
gouvernement nous en donne les moyens nous repartirons dans le Sud…!»
Soudain un homme entre dans la pièce obscure. Kawa est un Kurde qui
vient de Souleimaniyé. Il n’avait pas vu son ami d’enfance, Ali, le chiite,
depuis douze ans. Les deux hommes se jettent dans les bras l’un de l’autre.
Ils s’embrassent longtemps. Presque douloureusement. Tout le monde essuie
ses larmes. La vieille femme qui a perdu un fils au Chatt al-Arab pendant
la guerre avec l’Iran, et dont les peshmergas viennent d’arrêter le frère.
Le cadre baasiste dont le père est mort dans les bombardements américains.
Celui-là à qui on a confisqué ses bons de nourriture. Cet autre qui a été
opprimé par Saddam, parce qu’il était un chiite de Nadjaf, puis détesté par
ses voisins kurdes parce qu’il était un «privilégié» du régime. Chacun sort
les photos de ses morts. Une assemblée qui pleure en silence sur ses
malheurs passés et ceux à venir. «La démocratie et la liberté sont de
belles idées mais nous en avons surtout assez d’enterrer nos enfants»,
martèle Amida. Dans un coin, Ferhad, a l’air songeur. En aparté il soupire:
«Alors, les Arabes sont donc des gens qui souffrent comme nous…»
SARA DANIEL
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