Reportage Irak
Article rédigé en aout 2003-10-05
Sara Daniel
« C’est ça, leur démocratie ? »
Les anciens séides de Saddam n’hésitent pas à réclamer
du travail et un salaire aux Américains, tout en
appelant à les chasser. Le désordre est tel que la
population en est presque à compatir aux malheurs de
ses ex-tortionnaires De notre envoyée spéciale Sara
Daniel
Irak - Tous contre les Américains
Il est 9 heures du matin à Baaqouba et deux
hélicoptères noirs de l’armée américaine rasent le
toit des maisons. Au check-point qui contrôle l’entrée
de la ville, un petit garçon grassouillet se penche à
la portière de notre voiture: «Si vous avez des armes,
faites demi-tour. Je crois qu’ils cherchent ce pauvre
Saddam. »Aujourd’hui, les Humvees, les Jeep
américaines, et les chars quadrillent la ville. Les
soldats sont sur le pied de guerre. Ils tapotent
nerveusement leur arme. Et suent de peur et de chaleur
alors qu’il fait déjà près de 50o C degrés à cette
heure matinale. On leur a annoncé une manifestation
des services secrets de Saddam, les redoutés
Moukhabarat qui exigent leur salaire sous peine de
rejoindre la «résistance» aux forces de la coalition.
Depuis deux mois, sous la menace, les Américains
négocient avec les bad guys. Ces suppôts du régime de
Saddam que l’on soupçonne d’être à l’origine d’un
grand nombre des attentats qui viennent d’ensanglanter
Baaqouba. Pour les dissuader de se rassembler, les
forces de la coalition ont fini par leur donner une
date butoir: le 24 août. Aujourd’hui encore, les dix
mille membres des services secrets de la province de
Diala resteront chez eux. Mais s’ils n’ont toujours
rien reçu le 25 août, à les écouter, ce sera la
guerre. D’ailleurs, une quarantaine d’entre eux se
réunissent tout de même devant le quartier général des
forces de la coalition. Pour maintenir la pression.
Moukhabarat. En Irak, c’était l’institution la plus
détestée du régime de Saddam. La quintessence de
l’arbitraire. On a torturé dans ses officines. On a
dénoncé dans ses bureaux et exécuté dans ses prisons.
Jusqu’ici, les agents des centres de harcèlement se
terraient dans leurs maisons pour se soustraire à la
vengeance d’une population qui les maudissait. Et aux
arrestations des Américains. Aujourd’hui, ils
déambulent au grand jour à Baaqouba, la ville des
vergers et des oranges. Et les passants ont perdu
l’envie de les insulter. Après plus de trois mois
d’occupation américaine, la population en est presque
à compatir aux malheurs de ces agents secrets au
chômage qui sont devenus comme tout le monde ici: des
pères de famille qui ne peuvent plus nourrir leurs
enfants. Même ces anciens «salauds» estiment avoir des
droits. Alors, comme de simples fonctionnaires, ces
hommes aux mains sales réclament leur salaire sous le
regard atterré des boys qui les considèrent comme les
SS de l’Irak.
Interdiction de les photographier, ou même de relever
leurs noms... Ils ont beau n’être qu’une petite
quarantaine, l’ambiance est électrique. «S’ils ne nous
paient pas, nous sommes prêts à tuer tous les
Américains», lance Smaïn (*), 35 ans, l’organisateur
du rassemblement et l’intellectuel du groupe. Quand
nous serons sûrs qu’ils refusent de nous verser nos
salaires et de nous embaucher, nous les rendrons fous.
Dans la province de Diala, tous nos hommes sont prêts
à se battre.» Karim, un capitaine des Moukhabarat qui
s’était lui-même tiré deux balles dans la jambe pour
pouvoir prendre une retraite que ses supérieurs ne lui
accordaient pas, renchérit: « Nous savons exactement
où frapper pour faire mal. C’est notre métier,
menace-t-il. Les entreprises privées américaines qui
s’installeront ici seront vraiment inconscientes…»
Pour les Américains, dans cette ville de un million et
demi d’habitants située à une petite centaine de
kilomètres de la frontière iranienne, le danger venait
jusqu’ici de Téhéran. En juin dernier, ils avaient
chassé les militants de l’Asrii (l’Assemblée
supérieure de la Révolution islamique en Irak), la
principale force politique chiite du pays très liée au
voisin perse. Profitant de la vacance du pouvoir,
l’Asrii s’était installée dans les locaux de la
mairie, accrochant aux murs les portraits de Khomeini,
tandis que les miliciens de leur bras armé, la brigade
Badr, faisaient la loi dans les rues de la ville. Mais
aujourd’hui, pour les soldats des Etats-Unis, qui ne
savent plus où donner de la tête, le visage de
l’ennemi a changé. A Baaqouba, c’est le Diable en
personne qui réclame son salaire.
Avant la manifestation, Hussein, un juriste chiite de
la ville, a reconnu l’un de ces ex-officiers des
services secrets. Il se souvient de cet homme aux yeux
verts qui lui a tendu la main à un moment où il
étouffait sous la chape de plomb de la terrible
machine sécuritaire de Saddam. Un passeport. Un dépôt
d’argent restitué. Des broutilles qui pouvaient sauver
la vie sous l’ancien régime. Cet ex-officier, nous
l’appellerons par son surnom, Abou Ibrahim. Après bien
des hésitations, Abou Ibrahim, qui a reconnu son
protégé, accepte de nous recevoir chez lui, à la
condition expresse que nous ne prenions pas de notes
pendant l’entretien. Nerveux, il froisse le tissu de
sa dishdasha, sa tunique blanche traditionnelle. Dans
cet Irak chaotique de l’après-guerre, il sait qu’il
reste à la merci d’une de ces dénonciations qui
continuent de pleuvoir au QG des forces américaines.
Mais son besoin de s’épancher l’emporte. Abou Ibrahim
reconnaît qu’il a pleuré quand les statues de Saddam
ont été renversées. Alors que la plupart des Irakiens
affirment détester autant l’ex-dictateur que les
Américains, l’agent des services secrets n’a pas de
ces pudeurs. Le jour où il a aperçu Saddam dans un
cortège officiel à Baaqouba, un matin de l’année 1988,
a été le plus beau de sa vie. «Son visage vous
transportait. Vous faisait vous sentir meilleur.
C’était un dieu pour son peuple.» Chez lui, Abou
Ibrahim cache encore des photos de l’ex-raïs. Il
possède aussi une image d’Abd al-Karim Kassem, le
général qui a renversé la monarchie hachémite, gravée
sur le couvercle d’une théière. Abou Ibrahim qui a
d’abord prétendu n’avoir rien en commun avec les
manifestants, reconnaît que les agents des services
secrets lui ont demandé d’être leur porte-parole. Il a
refusé parce qu’il sait bien que dans cette période
d’anarchie, il est impossible de contenter tout le
monde: « On est passé du silence à la cacophonie»,
soupire-t-il. Il n’empêche. Au sein des Moukhabarat,
beaucoup le considèrent comme un leader. Pendant la
guerre avec les Américains, malgré les bombes larguées
par les B52, il a été le dernier à quitter le quartier
général des services secrets. La main sur le cœur,
Abou Ibrahim assure n’avoir jamais torturé. Jamais
écrit, non plus, l’un de ces terribles rapports qui
valaient une promotion à leur auteur et le pire
châtiment pour celui qui en faisait l’objet. Mais il
reconnaît qu’il n’est pas un enfant de chœur.
Lorsqu’on lui demande s’il a tué, l’ex-agent des
services secrets de Saddam répond en riant: «la
guerre, c’est toute ma vie. J’étais aussi lieutenant
d’artillerie, alors vous pouvez imaginer…» Il a tué à
la frontière avec l’Iran. Il a tué au Koweït.
Bizarrement, le seul endroit où il n’a pas de sang sur
les mains, c’est le Kurdistan. «Je suis arrivé à
Halabja avec le cousin de Saddam, Ali Hassan al-Majid,
Ali le chimique. Mais les peshmergas m’ont fait
prisonnier dès la première heure…», raconte-t-il en
souriant. Sinon, aurait-il participé au gazage de
dizaines de milliers de Kurdes? Le regard vert se fait
glacial: «Je suis un soldat. J’obéis aux ordres!»
Aujourd’hui, avec ses camarades, Abou Ibrahim réclame
aux forces d’occupation son salaire et un emploi. «Les
services secrets, comme la police sont un des rouages
essentiels de l’Etat. Les Américains devraient
comprendre que s’ils ne nous réintègrent pas, ils n’en
auront jamais fini avec la résistance.» A l’entendre,
il n’y a pas de contradiction entre le fait de
demander aux Américains de lui donner du travail et
d’appeler tous les Irakiens à les chasser. A Baaqouba,
pas un jour ne passe sans accrochage entre les
«résistants» à l’occupation repliés dans les méandres
de la palmeraie de la ville, et les forces américaines
qui tirent au hasard pour se défendre (voir encadré).
Ce matin encore, des mines ont explosé sur la route
qui longe la palmeraie. Mais selon Abou Ibrahim, la
résistance est encore trop faible et mal coordonnée.
Comment se procure-t-elle des armes? «C’est une
question difficile. » Abou Ibrahim hésite à admettre
son lien avec les combattants de la palmeraie. Puis il
concède: « Depuis la chute du régime et l’ouverture
des prisons, les trafiquants pullulent. Pour une
poignée de dollars, on peut se procurer des RPG7 et
des kalachnikovs. » Mais son grand espoir, c’est le
retour de Saddam. «Regardez ce chaos, cette violence.
Personne n’ose plus sortir de chez lui. C’est ça, la
démocratie américaine? Ne croyez-vous pas qu’il
fallait mieux nous laisser notre "dictature"?» Dès
qu’un message de son héros est diffusé sur les chaînes
satellites de langue arabe Al-Jazira ou Al-Arabiya,
Abou Ibrahim et ses amis se retrouvent devant leur
télé et font des prières. A l’écouter, s’il revenait,
le raïs irakien ne mettrait qu’une heure à rétablir
l’ordre dans son pays. Depuis quelques jours, une
rumeur circule même dans la ville: Saddam serait en
train de lever une armée. Chaque soldat serait payé la
coquette somme d’un million de dinars irakiens
(l’équivalent de 500 dollars). Abou Ibrahim est
impatient de rejoindre cette armée si elle existe
vraiment. Même sans recevoir de solde...
En attendant, croit-il que les dirigeants du nouveau
conseil irakien peuvent être un recours pour le pays?
« Ils sont venus avec les chars américains. Ils
repartiront avec eux, tranche-t-il, méprisant. Ici, on
tire en l’air pour un enterrement et on tire aussi
pour un mariage, c’est dans notre nature. Alors la
politique… Moi, je préfère me battre!»
(*) Les noms des personnes interviewées ont été
changés à leur demande.
Sara Daniel