Reportage Irak
Sara Daniel
Article rédigé en aout 2003
«Le djihad, jusqu’au Jugement dernier...»
Irak: à Falouja, dans l’antre des «forces du Mal»
Dans cette ville qui vomit la haine des Américains, on
croise des marchands d’armes et d’anciens gardes du
corps de Saddam. C’est aussi le fief des salafistes,
ces sunnites orthodoxes qui ont juré de chasser
l’occupant
Irak: à Falouja, dans l’antre des «forces du Mal»
Ils sont revenus. Dans l’épicentre du djihad. Ce
matin, une colonne de véhicules blindés américains est
rentrée dans Falouja, à 60 kilomètres à l’ouest de
Bagdad. Cela faisait plus d’un mois que les troupes de
la coalition avaient déserté les rues de cette ville
qui les vomit. Mais, après l’attentat contre le siège
des Nations unies à Bagdad, le 19 août, les militaires
américains ont voulu revenir dans la capitale du
terrorisme irakien pour intimider les very bad guys.
La visite est de courte durée. Les colonnes de
véhicules blindés prennent position sur la rue qui
longe l’Euphrate. Un chemin champêtre qui traverse le
souk où l’on peut acheter des plants de gazon et de
bougainvillées. Et qui continue dans le marché aux
voleurs, où l’on retrouve les tonnes de boulons et de
poutrelles pillés dans tous les bâtiments publics de
la région. Très vite, le marché aux armes est cerné.
Cris. Sommations. Coups de feu. L’opération dure vingt
minutes. Bilan: un stock de lance-roquettes confisqué
et un homme arrêté. Et les Américains se retirent.
Aussi vite qu’ils étaient arrivés...
Au marché aux armes, une demi-heure à peine après
l’incursion américaine, la vie et les affaires
reprennent comme si de rien n’était. Dans une ruelle
où les rideaux de fer des boutiques sont à moitié
tirés, un homme d’une cinquantaine d’années tire deux
coups de feu en l’air. Un rictus de satisfaction: le
revolver lui convient, il sort ses billets. Des hommes
déambulent d’un pas nerveux. Le vent brûlant qui fait
flotter leur tunique découvre leurs nouvelles
acquisitions: des kalachnikovs qu’ils dissimulent dans
le coton blanc de leur dishdasha. Ici le marchandage
ne s’éternise pas, il se fait en marchant. Tout le
monde bouge, s’apostrophe en criant.
Un homme, hélé par l’habitant de Falouja qui nous sert
de guide dans la ville, s’engouffre dans la voiture.
L’air tendu, il aboie les informations demandées en
balayant du regard la rue. Ce matin, le marchand
d’armes Ahmed Dahia al-Alouani a été jeté en prison et
son arsenal lui a été confisqué par les Américains.
Quant au prix des lance-roquettes, il est de 17
dollars pièce... Comment juge-t-on au marché des armes
l’incursion américaine? «Une petite démonstration de
force sans importance», lance l’homme du souk, qui
disparaît aussitôt en claquant la portière. Bien plus
que les hélicoptères, dont les rondes rasantes
exaspèrent les habitants, ce qui préoccupe ceux qui
viennent faire leurs courses dans cette partie de la
ville, c’est l’inflation du prix des munitions de
RPG7, l’arme de prédilection de la «résistance» contre
«l’envahisseur» américain. Car, depuis que les
trafiquants kurdes et jordaniens viennent faire leur
marché à Falouja, le prix des grenades a grimpé de 3 à
30 dollars...
Falouja, ville-étape sur la route entre Bagdad, la
Jordanie et l’Arabie Saoudite. Au centre de tous les
trafics et de toutes les violences. Il suffit
d’évoquer son nom pour faire frémir les soldats de la
coalition: c’est l’antre des «forces du Mal». Dans
cette cité qui compte 750000 habitants, presque tous
sunnites, et plus de 80 mosquées, le visage couvert
des femmes montre l’influence du royaume wahhabite.
Sur les murs de la ville, les graffitis affichent
clairement le programme: «Nous tuerons tous les
étrangers et les Américains», ou bien «Saddam, le
héros des héros», et encore «Redressez la tête, vous
êtes un habitant de Falouja!»
Et puis il y a cette liste qui pourrit l’atmosphère
déjà très tendue de la ville. C’est une lettre
placardée aux quatre coins de Falouja et distribuée à
la sortie des mosquées. Elle commence par cet ordre:
«Au nom de Dieu, tuez-les où qu’ils soient et ne les
prenez jamais comme amis ou alliés.» Et finit par ces
menaces: «Ceux qui n’ont pas d’honneur et qui
préfèrent les juifs aux musulmans, il est juste de
répandre leur sang. Vous recevrez des coups forts et
douloureux. Alors, quittez vos maisons!» Trente-trois
noms suivent cette mise en garde. Parmi eux un
ex-baassiste, un boucher, un marchand d’armes et un
pompier... Des gens simples, dénoncés le plus souvent
sur la base de rumeurs ou de querelles de voisinage.
Car à Falouja le corbeau islamique est à l’affût. Tout
le monde s’épie. Et il ne fait pas bon indiquer son
chemin à un étranger. Il y a une semaine Anouar
Mohammed, le gardien de la centrale électrique, a été
blessé par une grenade. On l’ac-cusait d’être un
espion à la solde des Américains...
Premier sur la funeste liste des «collaborateurs» à
abattre: le maire de Falouja, Taha Badwy. Depuis que
les forces de la coalition ont quitté la ville le 11
juillet, les «résistants» s’en prennent à l’homme des
Américains. Aujourd’hui, la mairie est un camp
retranché. Derrière les sacs de sable et le grillage
qui protègent la porte du maire, des dizaines de
policiers irakiens, le doigt sur la détente, protègent
le notable le plus menacé de Falouja. Chaque jour, des
coups de feu sont tirés sur la maison de cet homme,
qui a été torturé sous le régime de Saddam et qui a vu
ses amis exécutés. Dans son immense bureau, où est
affiché un certificat de la Fédération des Amitiés
américano-irakiennes, le courageux maire veut faire
bonne figure. «Depuis que les Américains sont partis,
il y a beaucoup moins d’incidents à Falouja, dit-il.
Aujourd’hui, il n’y a que deux magasins qui ont sauté:
des échoppes où l’on vendait de la musique
occidentale.»
Kader habite une maison proche de la mosquée, qui
donne directement sur la grand-route de Falouja. Comme
tous les habitants de la ville, il connaît beaucoup de
«résistants». «Ici, tout le monde lutte contre
l’occupation américaine», explique-t-il. Même les
escrocs. Un jour son voisin Thamer, un alcoolique, a
lancé une grenade sur une Jeep américaine: «Du jour au
lendemain, il a été sanctifié moudjahid. Il était
devenu l’un des nouveaux héros de la ville. Mais
finalement son frère a dû le tuer, le jour où il a
lancé une grenade sur ses propres parents...»
A Falouja, il y a aussi, bien sûr, les anciens de la
garde rapprochée de Saddam et les combattants
jordaniens ou yéménites, qui étaient venus les épauler
pendant la guerre et qui sont restés. Mais il y a
surtout les salafistes, ces champions de l’orthodoxie
sunnite, qui appliquent le Coran à la lettre. Et dont
les mosquées sont souvent financées par l’Arabie
Saoudite. Selon Kader, ce sont eux qui sont de loin
les plus déterminés à se battre contre «l’occupant».
Il se souvient de ces résistants du quartier
d’al-Falahat qui avaient fait sauter trois Jeep en
minant la route. Leur opération avait réussi. Ils
savaient que des renforts américains allaient arriver.
Et pourtant trois d’entre eux ont choisi de rester sur
les lieux de l’attentat. «Ils voulaient mourir sous
les balles américaines et devenir des "shahid", des
martyrs», raconte Kader.
Et ceux-là, contrairement à ce qu’expliquent les
Américains, ne font jamais alliance avec les
nostalgiques du régime de Saddam. Au contraire, ils
les détestent. «C’est pour cela que les actes de
résistance ont augmenté après la mort des fils de
l’ex-président irakien, Oudaï et Koussaï: les
salafistes voulaient profiter de cette occasion pour
établir clairement qu’ils n’avaient rien à voir avec
le régime du despote qui les avait persécutés...»,
explique Kader. Le 13 juillet, dans une cassette
diffusée sur la chaîne Al-Arabiya, les membres du
«groupe islamique armé d’Al-Qaida branche de Falouja»
déclaraient que c’étaient eux, et non pas les forces
de Saddam, qui étaient à l’origine des attentats
contre les Américains en Irak.
«Nous, unir nos forces avec celles de Saddam? Un homme
qui a osé soutenir Milosevic contre nos frères
musulmans en ex-Yougoslavie!», s’indigne le cheikh
Ahmad Abbas al-Issaoui. Ce docteur en théologie, qui
est aussi membre du conseil municipal de Falouja, est
un des maîtres à penser des «résistants» salafistes.
Après une remarque peu amène sur le caractère non
orthodoxe de l’abaya, cette tenue islamique revêtue
par l’envoyée spéciale du «Nouvel Observateur» pour
les besoins du reportage, le cheikh, qui se définit
comme un salafiste modéré, explique son djihad:
«Contre les Américains, les salafistes sont les plus
forts puisqu’ils veulent devenir des martyrs. Et
chasser les conspirateurs et les incroyants de notre
pays.» Selon ce spécialiste de la charia, les
combattants de la foi n’ont pas vraiment besoin de
l’argent saoudien puisque les marchands de la ville,
salafistes pour la plupart, ont bien conscience qu’ils
doivent dépenser leur argent au nom d’Allah. Les imams
de la ville ont-ils lancé une fatwa appelant au
djihad? «Nous n’avons pas besoin de fatwa, sourit
l’homme de Dieu. Pour nous, musulmans, c’est une
obligation de nous battre puisque notre Prophète
Mohamed a déclaré que le djihad ne devrait s’arrêter
que le jour du Jugement dernier...»
Comment les salafistes recrutent-ils leurs combattants
de la foi? «Il y a beaucoup de jeunes qui nous
rejoignent, surtout de Bassora et du sud de l’Irak, où
les appels à la modération de la part des imams sont
mal acceptés. Ils savent que Falouja est la plaque
tournante de la lutte contre l’occupant», explique le
cheikh Ahmad. Croit-il que les résistants salafistes
sont responsables de l’attentat perpétré contre les
Nations unies à Bagdad? «Non, ce sont les chiites qui
l’ont fait», lance cet ouléma, qui ne peut s’empêcher
d’accuser ses ennemis en religion. Avant de déverser
sa haine: «Mais je les soutiens totalement dans cette
action. Tout le monde sait que les Nations unies sont
à la botte des Américains. Et que Kofi Annan est un
homme sans principes, qui se convertit quand cela le
sert. Au point que nous ne savons plus aujourd’hui
s’il est chrétien ou musulman...», éructe, sans
toutefois hausser le ton, ce pourfendeur des
infidèles.
Lorsque nous quittons la maison du cheikh Ahmad, un
groupe de six hommes hissés sur un pick-up nous suit
en lançant des injures. Devant la maison de Mohsen
Abdel Farhane, un salafiste de 40 ans qui enseigne la
charia à Bagdad, deux d’entre eux sortent de la
fourgonnette. Ils brandissent leurs revolvers et
hurlent, fous de rage, des insultes contre ces
étrangers qui souillent le sol de leur ville. Notre
hôte et son fils sortent pour s’interposer. Il faudra
toute la mansuétude religieuse du sourire de l’ouléma
wahhabite pour décourager les assaillants de s’en
prendre aux «infidèles».
Un peu plus tard, Mohsen Abdel Farhane prêchera la
patience vis-à-vis de l’envahisseur, en précisant tout
de même que tout combattant de la foi tué en attaquant
les Américains sera considéré comme «un martyr au
service de Dieu». Il décrit avec minutie les vexations
de l’occupation, les mosquées souillées, la fouille
des maisons. «Alors, aujourd’hui, le devoir de tout
musulman, c’est de venir nous rejoindre ici en Irak
pour combattre les infidèles, dit-il en affichant
toujours un large sourire de mystique. Les Américains
ont été pris à leur propre piège. Ils ont déclaré la
guerre contre un djihad islamique qui n’existait pas.
Et maintenant, à cause de leur occupation, leur pire
cauchemar est en train de prendre forme!»
Sara Daniel