Reportage Irak
Article rédigé en septembre 2003
Sara Daniel
Irak : 82 morts au tombeau d’Ali
Qui a tué l’ayatollah Al-Hakim? Les partisans de
Saddam, des islamistes de la mouvance Al-Qaida ou bien
des extrémistes chiites qui ne lui pardonnaient pas la
modération de ses prêches? Sa mort risque d’embraser
la population chiite, majoritaire dans un pays qui n’a
jamais semblé aussi loin de retrouver la paix
civile...
La colère des chiites
La veille de son assassinat, il règne une atmosphère
étrange dans le bureau de l’ayatollah Mohammad Baqer
al-Hakim. Dans la pénombre et la touffeur provoquées
par une de ces longues coupures d’électricité qui
ponctuent la vie des Irakiens, on entend le cliquetis
des armes et les sonneries des portiques détecteurs de
métal qui se mêlent aux psalmodies obsédantes des
prières. L’ayatollah confie alors au «Nouvel
Observateur» et au quotidien égyptien «Al-Ahram» qu’il
se sent menacé. Quelques jours auparavant, son neveu,
l’ayatollah Saïd al-Hakim, a été l’objet d’une
tentative d’assassinat qui a coûté la vie à ses trois
gardes du corps. Il sait qu’il est une cible de choix
pour ceux qui veulent déstabiliser le pays. D’abord,
parce qu’il est respecté: dans une communauté où l’on
gagne sa légitimité en enterrant ses martyrs,
l’ayatollah Al-Hakim a payé un lourd tribut: 29 des
125 membres de sa famille arrêtés par Saddam ont été
assassinés et 18 autres ont disparu.
Ensuite, parce qu’il est plus modéré que d’autres.
N’est-ce pas lui qui a invité les chiites à «épuiser
toutes les méthodes pacifiques» pour obtenir le départ
de l’occupant américain, en invoquant l’exemple du
Prophète qui tenta pendant treize longues années de
convertir les mécréants de La Mecque avant de lancer
le djihad?
Le turban noir du sayed fait ressortir la blancheur de
son visage. Son regard déterminé contraste avec sa
silhouette gracile. Et dit assez qu’après vingt-trois
ans d’exil iranien l’ayatollah en a assez d’attendre.
Son sourire, indéfinissable, n’est pas celui d’un
homme modeste. D’ailleurs il se dit persuadé qu’une
bonne partie de la normalisation politique souhaitée
par les Etats-Unis passe par sa personne. Et par ce
triumvirat familial qui lui permet d’asseoir son
pouvoir: le religieux, son neveu, Saïd, «source
d’imitation» de la Hawza, le Vatican des chiites; le
politique, son frère, Abdelaziz, membre du Conseil de
gouvernement; et lui, le président du Conseil
supérieur de la Révolution islamique irakienne. Plus
par calcul, sans doute, que pour répondre à l’appel de
l’Ichtihad, l’exégèse des textes sacrés, on dit qu’il
a pris du champ avec les affaires temporelles. Imitant
l’exemple des grands marjas quiétistes qui ont
toujours préféré orienter la réflexion de leurs
disciples plutôt que de conduire le char de l’Etat. Ce
soir-là, le 28 août, pendant que ses fidèles récitent
les mélopées du martyre de Hussein, le fils d’Ali,
assassiné avec ses 72compagnons par les Omeyyades,
l’ayatollah se retire dans un petit bureau attenant au
salon de prière pour préparer le prêche du lendemain.
«Les forces d’occupation n’ont pas mené leur devoir
légal d’assurer la protection des autorités
religieuses et des lieux sacrés…»
Ces paroles doivent aujourd’hui résonner cruellement
aux oreilles des dirigeants de la coalition… Quelques
minutes après avoir prononcé ce sermon accusateur,
l’ayatollah est pulvérisé par l’explosion d’une
voiture piégée qui a fait 82morts et près de 200
blessés. Malgré le travail de fourmi des employés de
la morgue, qui se sont efforcés de rassember des
pieds, des membres et de tout petits morceaux de corps
disloqués sur un chariot à roulettes, on n’a pu
retrouver qu’une des mains de l’ayatollah, son stylo,
sa montre et son turban noir… Pourquoi les Américains
n’ont-ils pas permis aux chiites de protéger la
mosquée à la coupole d’or, leur premier lieu de
pèlerinage et le troisième lieu saint de l’Islam,
après La Mecque et Médine?, s’indignent aujourd’hui
les Irakiens. Le lieu où se trouverait la sépulture du
premier homme de la Bible, Adam, offert aux assauts de
l’ennemi wahhabite et des thuriféraires de Saddam!
Au lendemain de l’attentat, dans les petites ruelles
qui mènent au mausolée d’Ali, plusieurs dizaines de
milliers d’hommes se pressent. Soudain, une voiture
fend la foule jusqu’à la petite mosquée qui jouxte la
maison que Khomeyni a habité pendant son exil à
Nadjaf, de 1965 à 1978. Des gardes du corps sortent en
hurlant et pointent leurs mitraillettes sur
l’assemblée en larmes. C’est la voiture d’Abdelaziz,
le frère de l’ayatollah Al-Hakim. A sa vue, les cris
et les sanglots redoublent: «Comment as-tu pu
accepter, imam Ali, la mort de Mohammad Baqer au seuil
de ta porte?», pleurent les hommes en se martelant la
poitrine. «Bush, Ben Laden, Tony Blair, tous des
criminels de guerre», s’énervent quelques-uns d’entre
eux, avant de s’en prendre à la presse, «Et vous,
qu’avez-vous fait pour nous?»
Ici, au sein de la communauté chiite, il n’est pas
conseillé d’arguer de sa nationalité française, qui
peut se révéler un sauf-conduit chez les sunnites.
«Les Français, vous n’êtes pas mieux que les
Américains. Vous et la chaîne arabe Al-Jazira, vous ne
dites que des mensonges. Vous soutenez Saddam»,
clament une dizaine d’individus furieux en poursuivant
des journalistes contraints de se replier au pas de
course. Des policiers arrêtent des hommes qui ont des
têtes de «wahhabites». La foule gronde. L’atmosphère
est au lynchage. Le discours est unanime: c’est
l’occupation américaine qui est responsable de ce
carnage. «C’est l’anarchie. Les frontières sont
poreuses et les forces d’occupation ont laissé se
faire la fatale jonction entre les wahhabites et les
forces de l’ancien régime», nous répète-t-on partout.
Et l’ennemi de l’ayatollah Al-Hakim au sein de la
communauté chiite, le jeune champion de
l’antiaméricanisme Mouqtada al-Sadr? Ne peut-il lui
aussi être tenu pour responsable de l’attentat? C’est
lui qu’on a accusé de la mort d’Abdel Majid al-Khoei,
assassiné sur le seuil de la mosquée de Nadjaf, le 10
avril, transpercé de 72 coups de poignard… Mais toutes
les personnes interrogées sont formelles: «Un chiite
n’aurait jamais pris le risque d’endommager le tombeau
d’Ali!»
Pourtant, loin de la mosquée à la coupole d’or, dans
les rues de Nadjaf d’où l’on aperçoit le désert, les
chiites paraissent moins soudés, moins solidaires les
uns des autres. Depuis l’attentat, les milices des
différentes factions se montrent au grand jour. Avec
leurs lots de bavures et de fusillades. Aux coins des
rues, des hommes armés se méfient de tout le monde.
Des wahhabites comme de leurs frères chiites. «Nous
appartenons à la Hawza de Nadjafi, l’un des hommes
religieux de la ville», explique un milicien. Devant
le bureau de Mouqtada al-Sadr, pourtant fermé en ce
jour de deuil, une fusillade éclate. On a craint un
moment que les hommes d’Al-Hakim, ne viennent s’en
prendre à cet «ennemi» de leur ayatollah assassiné.
Dépourvu du bagage coranique de ses aînés, le très
jeune et très ambitieux Mouqtada al-Sadr, qui s’est
autoproclamé porte-parole du peuple chiite, tire sa
légitimité de sa glorieuse ascendance. Il est le fils
de Muhammad Sadeq al-Sadr, figure de l’opposition au
régime de Saddam, assassiné en 1999. Le bastion du
jeune trublion antiaméricain est l’ancienne Saddam
City au nord de Bagdad. Un quartier misérable de
2millions d’âmes, rebaptisé la «ville des Sadr». La
Hawza de Mouqtada al-Sadr se présente comme
l’émanation des chiites les plus démunis, ceux qui
prient dans la rue et non dans des mosquées
climatisées. Et les jeunes hommes qui se pressent
devant son bureau pour s’enrôler dans son armée,
l’armée de «l’imam attendu», sont ceux qui veulent en
découdre avec l’ennemi américain ou sunnite. Quelques
jours avant l’attentat, nous avions rencontré à Nadjaf
un de ces soldats de «l’armée du "Mahdi"».
Mazak Musa, 38ans, a passé de longues années dans les
geôles de Saddam. Accusé d’appartenir au parti
islamique Al-Da’wa, on l’a torturé. Il montre sur son
corps les traces des brûlures que lui ont faites les
hommes du Moukhabarat parce qu’il refusait de devenir
un agent infiltré dans les milieux chiites. C’est au
cours du soulèvement de la ville de Nadjaf en 1991
qu’il a pu faire le tri, comme il dit, entre les bons
et les mauvais marjas (source d’imitation): «Les
hommes d’Al-Hakim sont restés chez eux. Ses brigades
Badr n’ont pas levé le petit doigt pour nous aider.»
Pour payer sa caution et sortir de prison, Mazak a dû
vendre sa maison. Depuis, il déménage tous les six
mois, à la recherche des loyers les moins chers.
Malgré cette vie itinérante, sa petite fille chérie
est toujours la première de sa classe. Elle écrit ses
devoirs sur des emballages de cartouches de cigarettes
récupérés dans les poubelles. Mais ce qui obsède
par-dessus tout ce fidèle de Mouqtada al-Sadr, c’est
le visage de son tortionnaire: Abdel Amir
al-Khoreishi.
Il donnerait sa vie pour pouvoir se venger de cet
homme qui lui administrait des décharges électriques
malgré ses suppliques. Il y a quelques temps, il est
retourné à son bureau du service de l’irrigation pour
reprendre son travail. Son ancien patron, un
baassiste, lui a demandé sa carte de l’armée, avant de
l’éconduire. Depuis, Mazak a décidé de se faire
justice lui-même. Au sein de «l’armée du "Mahdi"»,
avec une vingtaine de ses camarades, il a créé une
petite cellule pour lancer des opérations de vendetta
contre les tortionnaires de l’ancien régime ou bien
contre les Américains, si rien ne change. A l’écouter,
ils sont des centaines dans son cas, bien armés et qui
n’ont rien à perdre. «Je respecte vraiment la Hawza.
Mais quand je vois que ceux qui m’empêchent de
travailler sont des baassistes, je dois me battre»,
assure-t-il sous le portrait de son mentor Mouqtada
al-Sadr.
Comment les cadres vaincus du régime réagiront-ils à
cette épuration? Pour endiguer la violence que
déchaîne toujours l’engrenage des vengeances, il faut
un Etat fort qui n’existe plus en Irak. Très inquiet,
Adel Abdul Mahdi, le conseiller politique d’Al-Hakim,
n’a pas de mots assez durs pour condamner le mouvement
du jeune extrémiste chiite: «C’est un populiste qui
exploite la misère des gens. Un peu comme votre Le
Pen, sauf que Le Pen, je crois, a un programme.» Selon
ce porte-parole du Conseil supérieur de la Révolution
islamique irakienne, qui a passé les vingt-cinq ans de
son exil en France, les Américains ne sont pas pour
rien dans le développement de ce mouvement extrémiste
dont le but déclaré est l’instauration d’une
république islamique à l’iranienne: «Les Américains se
sont méfiés de nous. De nos liens avec l’Iran. Alors
ont-ils divisé pour mieux régner? On peut le
soupçonner.»
Dans un pays où l’exemple du Liban obsède, Adel Abul
Mahdi s’alarme de la tournure que prennent les
événements. «Nous avions prévenu les Américains qu’il
serait facile de gagner la guerre. Mais que le
problème serait de maintenir l’ordre. Ils ont créé du
vide et de l’anarchie. Je crois que l’Irak est trop
compliqué pour eux», soupire le conseiller
francophile. Les Etats-Unis se sont-ils trop défiés du
parti de l’ayatollah Al-Hakim, qui pourtant les
soutenait? Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne pourront
pas réussir en Irak si les chiites, leurs alliés
naturels contre Saddam, leur deviennent ouvertement
hostiles. Et si les plus extrémistes d’entre eux se
chargent de l’épuration des cadres sunnites du régime
déchu. Après l’assassinat de l’ayatollah Al-Hakim,
c’est l’ombre menaçante d’une guerre civile qui plane
désormais en Irak.
Sara Daniel
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