Irak : «S'ils rentrent dans Nadjaf, ce sera leur second Vietnam»
Irak: la guerre des villes saintes
avril 2004
Pourquoi les Américains s'en sont-ils pris au jeune leader Moqtada al-Sadr, au risque d'en faire un héros et de s'aliéner la communauté chiite qui avait applaudi à la chute de Saddam ?
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De notre envoyée spéciale, Sara Daniel
C'est une marée humaine qui
a envahi les rues de Sadr City. Aussi loin que porte le regard dans ce quartier
déshérité de Bagdad, on aperçoit des dizaines de
milliers d'hommes agenouillés dans des rues jonchées de détritus.
Ici, dans le bastion du jeune leader Moqtada al-Sadr, on prie au milieu des
ordures à même le sol. Et ils sont tous là, tous ceux qui
n'ont pas pris les armes pour aller défendre leur héros qui prêche
ce vendredi à Koufa. Comme pour faire mentir par leur nombre les porte-parole
de la coalition, qui ont traité celui qui se présente comme le
chiite des pauvres de «gangster extrémiste et minoritaire».
Dans un autre quartier de la ville, à Khadamiya, un homme au regard aussi
noir que le turban de son sayyed fend la foule des fidèles de la plus
grande mosquée chiite de Bagdad. Hazem al-Haradji, un des plus proches
collaborateurs de Moqtada, est venu remercier ceux qui l'avaient soutenu pendant
son ar-restation par les Américains. C'est au cours d'une conférence
de presse qu'il donnait à l'Hôtel Palestine que les forces de la
coalition l'ont appréhendé. Il a alors été conduit
à l'aéroport, avant d'être raccompagné quelques heures
plus tard à l'Hôtel Palestine avec des excuses. Lorsque Hazem al-Haradji
est arrivé devant les dômes dorés de la mosquée de
Khadamiya escorté de son aréopage de gardes du corps et de fidèles,
tous se sont levés et la clameur est montée. «Vive al-Sadr,
Moqtada est le leader de l'univers. Vive al-Sadr, l'Amérique doit s'excuser.
Vive al-Sadr, le conseil et les Etats-Unis sont des mécréants.»
Une mélopée chantée par 6 000 ou 7 000 hom-mes, un gospel
lancinant qui a couvert le chant des oiseaux.
Dans les effluves de fleur d'oranger exhalés par les fidèles qui
parfument leurs mains avant de prier, Hazem al-Haradji a loué ceux qui
prenaient les armes contre les Américains, puis il a donné la
parole au représentant à Bagdad de Moqtada, le cheikh Adel Qadum,
qui dans son prêche s'est adressé directement aux «envahisseurs»:
«Malgré le nombre de cheikhs que vous avez emprisonnés,
vous ne pourrez pas freiner le djihad. Peu nous importe d'être arrêtés
ou d'être morts. Pour nous, ce qui compte, c'est de sacrifier notre vie
pour Hussein.» Ensuite Qadum a exhorté ceux qui étaient
venus l'écouter à se préparer à la lutte: «Je
vous demande de vous réunir pour combattre l'occupant. Ne soyez pas des
poules mouillées comme certains gouvernorats du Nord (les Kurdes), qui
sont les toutous des Américains.» Puis il leur a proposé
de suivre l'exemple du Liban et de leurs frères de lutte, la référence
absolue pour les partisans de Moqtada: le Hezbollah. «Au Liban, les sunnites,
les chiites, les druzes et les chrétiens se sont tous unis pour combattre
Israël. Nous aussi, sunnites et chiites, devons être unis pour combattre
l'occupant», a-t-il expliqué.
Après le prêche, les deux orateurs reçoivent au siège
du bureau de Moqtada à Khadamiya. Le discours est très différent,
l'atmosphère bon enfant. «Vous êtes du "New York Times"
ou du "Washington Post"?», interroge l'interprète de
ces «descendants du Prophète» qui a l'accent de New York.
Ici, on organise les interviews en vrais pros de la communication. La seule
chose sur laquelle on ne transige pas avec l'Occident, ce sont les... cheveux.
C'est la véritable obsession du bureau politique de Moqtada. «On
aperçoit une boucle!», s'indigne l'interprète en montrant
du doigt les femmes photographes qui ont du mal à tenir leur abbayas.
Les interviews s'arrêtent et les inconscientes doivent se réajuster
en s'excusant.
Soudain le portable de Hazem al-Haradji sonne. C'est Moqtada lui-même,
qui de Koufa s'informe de la situation à Bagdad. «Tout est calme,
rassure Haradji, seulement quelques colonnes de chars ce matin à Sadr
City.» Moqtada assure de son côté que les négociations
avec les Américains ont l'air en bonne voie. Les fils des quatre autorités
religieuses qui négocient avec la coalition ont fait des progrès.
Mais il reste un point non négociable qui risque de tout faire échouer.
Moqtada ne veut pas dissoudre ses milices. Il n'a pas confiance. Et pense qu'aussitôt
l'«armée du Mahdi» désarmée les Américains
en profiteront pour l'arrêter. Si les négociations échouent,
ce sera la guerre dans les villes saintes. Un bain de sang qui risque d'embraser
la communauté chiite d'Irak.
Pourquoi la coalition a-t-elle pris le risque, un an tout juste après
la fin de la guerre en Irak, de s'attaquer frontalement à Moqtada al-Sadr,
au risque d'allumer un nouvel incendie? La fermeture du journal de la mouvance
«al-Hawza» et l'arrestation de Moustapha al-Yacoubi, le bras droit
de Moqtada, ont été perçues comme une déclaration
de guerre adressée au groupe extrémiste chiite. Interviewé
par «le Nouvel Observateur» quelques jours avant son arrestation,
Moustapha al-Yacoubi nous expliquait alors qu'il n'avait aucune intention de
lutter militairement contre les Etats-Unis: «Nous acceptons aussi peu
l'occupation américaine que la France a accepté l'occupation allemande
pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais nous ne prendrons pas les armes contre
la coalition car leur supériorité militaire est écrasante.
Ce serait un bain de sang.»
Selon le docteur Walid al-Hilli, chef du bureau politique du parti al-Dawa et
l'un des principaux artisans des négociations renouées entre la
coalition et Moqtada, c'est en connaissance de cause que les Américains
ont déclaré la guerre au jeune leader extrémiste chiite.
«Avant de passer le pouvoir aux Irakiens au mois de juin, la coalition
voulait régler trois dossiers: Fallouja, le quartier sunnite d'Al-Adhamia
à Bagdad et le cas Moqtada. Pour chacun de ces dossiers, ils ont été
surpris par les conséquences des coups qu'ils ont portés.»
Mais selon certains membres du conseil, les Américains ont trop tardé
à s'occuper de Moqtada. «C'est il y a six mois qu'ils auraient
dû arrêter ses lieutenants et fermer son organisation, explique
l'un d'entre eux. Au lieu de quoi ils n'ont pas cessé de négocier
avec lui secrètement et de lui proposer un siège au conseil...»
Pourtant, dès les premiers jours après la fin de la guerre, Moqtada
et ses partisans avaient déjà montré leur mesure. Ce sont
ses militants qui ont assassiné le fils de l'ayatollah Khoï, de
retour d'exil à Nadjaf, le 10 avril 2003, un leader religieux dont l'aura
aurait pu lui faire de l'ombre. Ses milices ont alors essayé de prendre
le contrôle de la ville sainte. Et lancé un ultimatum à
l'ayatollah Sistani, le pape des chiites, qui avait quarante-huit heures pour
quitter la ville! En octobre 2003, au cours d'un de ses prêches à
la mosquée de Koufa, le jeune leader annonçait carrément
son intention de former son propre gouvernement irakien. Trois jours plus tard,
ses hommes essayaient de prendre le contrôle des deux mausolées
de Kerbala. Des affrontements avec les partisans de Sistani faisaient un mort
et plusieurs blessés: le premier mort dans des heurts entre chiites.
Selon des sources américaines, 36 autobus qui transportaient 1 000 hommes
de Moqtada furent interceptés par les Américains alors qu'ils
tentaient d'aller prêter main forte aux milices de l'extrémiste
à Kerbala. Mais par deux fois au moins l'ordre donné aux soldats
de la coalition d'arrêter Moqtada avait été annulé.
Walid al-Hilli, du parti chiite al-Dawa, explique ces atermoiements par les
divisions qui existent au sein de la coalition quant à la conduite à
tenir: «Il y a ceux qui veulent gagner les coeurs et les esprits, même
des plus extrémistes, et ceux qui veulent supprimer l'ennemi.»
Ce qui est sûr, c'est que la coalition ne comprend pas le «paradoxe
chiite»: toutes les tendances chiites confondues rêveraient d'être
débarrassées du jeune extrémiste xénophobe qui leur
fait des leçons de patriotisme et les menace avec son «armée».
Mais la plupart d'entre elles sont prêtes à le défendre
jusqu'à la mort si les Américains viennent lui livrer bataille
dans les villes saintes. «Nous avons mis en garde les Américains,
mais qui peut dire ce qu'ils vont faire? explique le chef du bureau politique
du parti al-Dawa, dont le siège à Koufa est occupé par
les miliciens de Moqtada. Ils n'ont pas mesuré l'ampleur de la méfiance
qu'ils inspirent. Tous les chiites pensent qu'après Moqtada les Américains
s'en prendront à eux, les uns après les autres...»
A Koufa, les forces de la coalition bombardent les maisons occupées par
l'«armée du Mahdi». Deux heures après les affrontements,
on entend des coups de feu puis des cris. Le journaliste Mohamed al-Touaïfi,
31 ans, a été abattu d'une balle dans le cou tirée par
un sniper américain. Il appartenait à la chaîne de télévision
locale al-Khadir, affiliée à Abdelaziz al-Hakim et à la
brigade Badr du Conseil supérieur de la Révolution islamique en
Irak. Toute l'équipe se lamente autour de la dépouille de son
ami. «Il portait la tenue des journalistes. C'était écrit
partout sur ses affaires, remarque, soupçonneux, le directeur de la chaîne
de télévision. Les soldats n'ont rien dit. Pas une excuse. Pas
un mot. Comme s'il n'y avait que leurs morts qui comptaient.» Les forces
Badr ont beau être les ennemies de Moqtada depuis ce jour où l'ayatollah
Baqr al-Hakim a accusé le père du jeune extrémiste d'être
trop proche du régime de Saddam Hussein, la mort de Mohamed a soudé
les deux communautés à Koufa: «Moqtada a déclaré
qu'il était un soldat au service des marjas, explique l'homme de presse
des forces Badr. Les Américains doivent savoir qu'ils nous renforcent
en nous tuant. S'ils rentrent dans Nadjaf, ils seront démolis. Et l'Irak
sera leur second Vietnam.»
A Nadjaf, ce qu'on note d'abord en s'approchant du mausolée de l'imam
Ali, c'est le silence. On n'entend que le vent qui fait claquer les abbayas
des femmes et parfois la sonnerie des portiques de détection qui filtrent
les fidèles de la mosquée. Toute une ville qui chuchote. Les habitants
barricadés dans leurs maisons retiennent leur souffle. La rue de l'ayatollah
Sistani est fermée par un grand drap noir. Devant le bureau de Moqtada,
des dizaines d'hommes en noir montent la garde. A chaque coin de rue, des miliciens
de l'«armée du Mahdi», armés de lance-grenades et
de kalachnikovs, font les cent pas ou jouent aux cartes. Tout le monde s'épie,
comme dans un western au décor médiéval, pour savoir qui
portera le premier coup.
Réfugié dans sa maison, le cheikh Mohammed, un des porte-parole
du cheikh Bachir al-Nadjafi et de l'ayatollah Sistani, les deux piliers du Vatican
des chiites, explique sa défiance vis-à-vis des Américains:
«Leur obsession est d'affaiblir les chiites pour pouvoir confier en juin
les commandes du pays à leurs agents irakiens.» A écouter
ce professeur de philosophie à la Hawza de Nadjaf, après Moqtada,
les prochains sur la liste des Américains sont les forces Badr, conscientes
de la menace qui pèsent sur elles. Mais ce qui nourrit la rage du cheikh
Mohammed contre les Américains, c'est leur refus de voir appliquer la
charia dans la constitution provisoire: «Ne comprenez-vous pas que l'invasion
des Etats-Unis est guidée par des motifs idéologiques et culturels.
Ils veulent influencer nos lois. Nous empêcher d'appliquer le Coran, comme
Saddam l'a fait. Mais Moqtada ou pas, la patience des chiites est à bout.
Aujourd'hui l'islam est attaqué et le djihad est en marche.»
SARA DANIEL