sara daniel sept 2004
L’imbroglio des otages
Il y a quelques jours, les journalistes français et leur chauffeur devaient être libérés. Voici, selon nos informations, pourquoi l’opération a capoté
La scène se déroule lundi 6 septembre, dans la soirée,
à l’intérieur d’une mosquée du triangle sunnite, aux environs
de Bagdad. Le cheikh A, une des références religieuses de l’Armée
islamique en Irak, qui depuis une semaine appuie la libération des trois
otages, les journalistes Christian Chesnot, Georges Malbrunot et leur chauffeur
Mohammed al-Joundi, est venu aux nouvelles. Les négociations piétinent.
Et la libération que les autorités françaises présentaient
comme imminente n’a pas eu lieu! Dans la mosquée, après la prière,
une discussion s’engage entre des membres du groupe de l’Armée islamique
en Irak et quelques-uns de leurs sympathisants. La majorité d’entre eux
veulent relâcher «les Français». Ils pensent que cette
détention prolongée fait le jeu des Américains. D’autres
rappellent que le cheikh Mehdi al-Soumeidaï, qui se présente comme
le chef de file des salafistes irakiens, a appelé lui-même à
la libération des captifs.
Mais dans la petite mosquée, il se trouve deux hommes pour soutenir qu’il
faut garder encore les otages. «Nous ne reconnaissons pas al-Soumeidaï,
rétorquent-ils. Et puis la France a participé à la première
guerre du Golfe en 1991. Elle a aussi cautionné l’inspection des armes
menée par l’ONU. Et ses journalistes ne sont pas toujours de notre côté!»
Quant aux récentes revendications véhiculées par un site
internet qui voudraient que les ravisseurs réclament aux Français
une somme «de 5 millions de dollars et l’acceptation de la trêve
de cheikh Oussama Ben Laden», elles suscitent d’abord de la méfiance.
«Nous n’avons jamais entendu parler de cela. Et surtout pas d’argent!
Mais avant de dire que cela ne vient pas de nous, il nous faut demander à
l’émir...» «L’émir»! Qui est le leader de l’Armée
islamique en Irak? Cet Irakien venu du Bahreïn ou des Emirats et rentré
au pays il y a moins d’un mois les poches pleines, comme le soutiennent certains?
Qui le finance? Est-il manipulé? Et par qui? Pourquoi a-t-il retardé
une libération dont le principe était dans un premier temps acquis?
Aux premiers jours de leur détention, un homme, Abou S, avait pu établir
le contact avec nos confrères et en avait rendu compte aux autorités
françaises. Joint par téléphone, il revient aujourd’hui
sur le curieux revirement du commando. «Au début tout se passait
bien, j’ai pu apporter de la musique aux otages. On a dansé. Tout le
monde était détendu. A un moment, les hommes qui les gardaient
m’ont même dit: "Tu les veux? Prends-les"... J’ai eu peur d’être
arrêté à un barrage avec les trois otages dans ma voiture.
Alors j’ai préféré revenir le lendemain avec une voiture
de l’ambassade de France. Mais entre-temps les preneurs d’otages avaient changé
d’avis...»
Selon le cheikh A, ce sont des dissensions à l’intérieur du groupe
qui ont compliqué les tractations. Car, contrairement à ce que
certains ont annoncé, les otages n’ont jamais changé de mains.
Cette annonce semble même avoir exaspéré leurs ravisseurs,
qui subissent déjà les pressions et les leçons de beaucoup
de groupes de moudjahidin. Désormais, même les plus radicaux d’entre
eux exigent en effet la libération des Français. Comme Unification
et Djihad, cette faction que les Américains lient à Zarqaoui et
à la mouvance Al-Qaida. «Dites bien aux Français que nous
condamnons cette prise d’otages», nous ont fait savoir certains des membres
de ce groupe depuis leur bastion de Fallouja.
Certains soulignent aussi l’attitude étrange de la coalition dans cette
affaire. Lundi dernier, à l’intérieur de la mosquée du
triangle sunnite, ils étaient unanimes à accuser les Américains
et le gouvernement irakien d’Iyad Allaoui de vouloir faire capoter les négociations
entre la France et les ravisseurs. L’assaut contre Latifiya, la ville où
les otages ont été enlevés, aurait tétanisé
le groupe. Le spectacle de convois entiers de l’armée, et le ratissage
sans précédent qui s’est soldé par près de 500 arrestations,
a aiguisé leur paranoïa. Et mis en danger les contacts et les négociateurs
potentiels susceptibles de les approcher, accusés du coup d’être
des espions à la solde des Américains et de leurs alliés.
Et puis il y a cette étrange déclaration du commandant en second
du commandement central américain, le général de corps
d’armée Lance Smith, le 4 septembre: «Les Français ont négocié
de leur côté, mais la coalition les a aidés en essayant
de faire en sorte qu’ils s’adressent aux interlocuteurs adéquats»,
a-t-il déclaré. Une maladresse si manifeste qu’elle a plongé
dans la consternation les diplomates français, attachés au contraire
à déployer tous leurs efforts pour éviter de s’afficher
en ce moment avec des membres de la coalition ou des autorités proaméricaines
de Bagdad. Bref, et en dépit de la gravité de l’accusation, si
les Américains voulaient couper les négociations entre les autorités
françaises et les ravisseurs, il est clair qu’ils ne s’y prendraient
guère autrement...
Sara Daniel